Le gouffre entre le « pays légal » et le « pays réel » était déjà acté. Mais voilà que la Macronie se fissure de l’intérieur : des intellos qui fuient, le Conseil d’Etat qui se rebiffe, et jusqu’à l’Assemblée, le Royaume des Marcheurs, où les brèches se font jour…
Quand la Macronie se fissure

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44 « pour », 31 « contre ».
Pour la première fois du mandat, ce jeudi 13 février, la majorité est mise en minorité. Contre l’avis du gouvernement, contre les voix des Marcheurs, sont adoptées « diverses mesures de justice sociale ».
Victoire !
Comment on a fait ça ? Comment on a fait péter le mur d’En Marche ? Comment les oppositions l’ont emporté, malgré les 300 parlementaires En Marche, et les 47 du Modem ?
En leur mettant la pression, depuis des semaines.
Seuls
Mardi 28 janvier.
« Vous marchez seuls.
Seuls contre la rue. Seuls contre les avocats et les danseuses de l’Opéra, seuls contre les pompiers et les hospitaliers. Seuls, ici, contre la droite, seuls contre la gauche. Seuls, surtout, contre les Français, seuls contre les deux tiers des salariés. Seuls contre les syndicats, et maintenant seuls contre le Conseil d’Etat ! »
Dans l’Hémicycle, je prévenais la majorité. Qu’ils ne formaient plus qu’une minorité, isolée, dans le pays.
Ça n’était pas nouveau.
Avant même son élection, j’avertissais d’emblée Emmanuel Macron : « Vous êtes haï, vous êtes haï, vous êtes haï. Je vous le martèle parce que, avec votre cour, avec votre campagne, avec la bourgeoisie qui vous entoure, vous êtes frappé de surdité sociale. Vous n’entendez pas le grondement : votre heure, houleuse, sur le parking des Whirlpool, n’était qu’un avant-goût. C’est un fossé de classe qui, face à vous, se creuse… » Pour qu’il le mesure, ce fossé. Pour qu’il le comble. À la place, le « président des riches » l’a creusé, à la fois par ses actes (suppression de l’ISF, fin des contrats aidés, baisse des APL, etc.) et par ses mots (« Gaulois réfractaires », « qu’à traverser la rue », « pognon de dingue », etc.). C’est devenu un gouffre : aux « Macron démission ! » des Gilets jaunes, lui a répondu par « la foule haineuse ». Le divorce était consommé. La réforme des retraites signe, juste, avec des acteurs fatigués, le dernier épisode d’un président qui dirige contre son peuple…
La nouveauté n’est pas là.
La nouveauté, c’est que, désormais, des institutions, elles aussi, renâclent. Le Conseil d’État. La Cour de cassation. Des intellectuels qui l’ont soutenu. Des économistes, libéraux, qui prônaient la retraite par points. Le socle même du macronisme se fissure.
Et les tribunes de ses proches dans Le Monde, les avis des énarques sur « les projections financières lacunaires », plus les milliers de voix dehors, depuis des semaines, donnaient plus de poids à ma voix : « Oui, pourquoi le chef de l’Etat peut nous envoyer un machin aussi mal fichu ? Avec une étude d’impact truquée ? Un texte à trous, avec vingt-neuf ordonnances, vingt-neuf !? Pourquoi le caprice d’un prince prend force de loi ? Parce qu’il sait que vous êtes là, chambre d’enregistrement des désirs du président. Que vous serez là comme des carpettes, à voter n’importe quoi, les yeux fermés. Oui, souvenez-vous, il y a deux ans, vous promettiez « d’écouter la société civile », et à la place vous la brutalisez ! Vous vous engagiez à « renouveler la politique », et vous voilà les paillassons de Macron ! »
Malgré les huées, on les piquait à l’orgueil : personne n’aime être maltraité. Et surtout, que ça se sache, que ça se voie…
Humanité
Jeudi 30 janvier.
Même le Medef !
À l’Assemblée, les députés marcheurs se montraient droits dans leurs bottes : non, ils n’allongeraient pas de cinq à douze jours le « congé de deuil pour le décès d’un enfant mineur ». Je les interpellais : « Franchement, mes chers collègues, madame la ministre, je pensais que, sur un thème aussi tragique, il n’y aurait pas de groupe La France insoumise, Les Républicains, Modem ou La République en marche. Je pensais que, sur ce sujet, nous marcherions tous main dans la main », recueillant même les applaudissements de la droite…
Mais au banc, la ministre, Muriel Pénicaud, semblait perdue, s’entêtant, ânonnant péniblement sur « la vie de l’entreprise », alors qu’on lui parlait de la vie tout court.
« Combien qui avaient piscine, ou poney ? »
Les Marcheurs étaient en pilote automatique, lisant leurs papiers, déclarant crânement : « Quand on s’achète de la générosité à bon prix sur le dos des entreprises, c’est quand même un peu facile », tellement habitués à ne plus voir que ça, l’existence sous forme de lignes comptables, la compétitivité, la concurrence, sans mesurer le gouffre entre leur fermeté ici et les sentiments du pays. Surtout, ce qu’on ressentait, à chaque minute, c’était une paralysie, une paralysie du pouvoir. Tous, toutes, l’éprouvaient bien, que ça clochait, que leur position était intenable, moralement intenable, un malaise palpable, mais c’est comme si personne, ni la ministre, ni les parlementaires, n’osaient changer de cap. Comme s’ils n’étaient pas autorisés, n’avaient pas autorité. Comme s’ils attendaient l’ordre d’en haut, et que sans ça, ils n’osaient pas bouger, craignaient de désobéir, s’interdisaient toute initiative, toute réflexion, toute personnalité propre, comme si eux devaient s’effacer. Les petits soldats de la Macronie.
La proposition fut rejetée, ras du cul : par 40 voix contre 38.
Dès le lendemain, Laurence Parisot, l’ancienne patronne des patrons, puis son successeur, Geoffroy Roux de Bézieux, mesuraient l’abjection et réclamaient « un nouveau vote sur la proposition ». Le Medef, plus social que le gouvernement ! Du coup, Macron, à son tour, appelle ses parlementaires à « faire preuve d’humanité »… comme si eux n’avaient pas d’abord obéi à ses consignes ! Comme s’ils n’avaient pas, depuis deux ans, adopté toutes ses lois et sa psychologie : l’argent d’abord !
D’où la mini-rébellion : « On nous prend pour des cons ! »
L’armée compterait des déserteurs, désormais, des francs-tireurs…
Diversion
Mardi 11 février.
S’en est suivie une séance de câlinothérapie, le mardi, à l’Elysée : « Soyez fiers d’être des amateurs ! » Devant ses députés, le président glosait : « Le problème qu’on a politiquement, c’est qu’on a pu donner le sentiment à nos concitoyens qu’il y avait un pays légal et un pays réel, et que, nous, on savait s’occuper du pays légal et que le pays réel ne bougeait pas. »
Pourquoi pas.
Avec « pays légal » et « pays réel », lui reprend du Maurras, penseur nationaliste, rédacteur en chef de l’Action française, partisan de Vichy et de Pétain, mais ne chipotons pas, pourquoi pas : le diagnostic est là, un gouffre.
Sauf que, pour les remèdes, pour réconcilier « pays légal » et « pays réel », c’est aussi du Maurras : quels thèmes recommande-t-il à ses parlementaires de réinvestir ? « Le sujet immigration, sécurité du quotidien, lutte contre les séparatismes. » À l’automne dernier, déjà, le président chevauchait ce dada : « Les bourgeois n’ont pas de problème avec [les immigrés] parce qu’ils ne les croisent pas. Les classes populaires vivent avec ça. »
Voilà sa vision des « classes populaires » ! Quand, sur les ronds-points, « le pays réel » réclame « l’ISF d’abord ! », que « les petits paient petit et les gros paient gros », Emmanuel Macron n’entend rien à ce bon sens. Quand, pourvue d’un Gilet jaune, se répand l’exigence d’un « Référendum d’initiative citoyenne », là encore, le chef de l’Etat se fait sourd. Quand, d’après les sondages, les deux tiers des Français refusent sa réforme des retraites, lui passe en force. Les demandes de justice, de démocratie, de solidarité qui viennent d’en bas, le président les ignore. Du peuple, il ne veut retenir, encourager, que le pire : un racisme latent. La guerre des races, comme diversion à la guerre des classes…
Sous la pression
Jeudi 13 février.
« Mes biens chers frères, nous devons continuer d’espérer. Nous devons maintenir notre foi en l’homme, fût-il marcheur. »
Avec « ces diverses mesures de justice sociale », le fruit était mûr, peut-être, prêt à cueillir. Aussi, à l’instar de mes collègues communistes, socialistes, UDI, Républicains, tous en chœur, j’admonestais les Marcheurs :
« Que vous a répondu la majorité, en commission des affaires sociales, monsieur le rapporteur ? Que « votre volonté est louable », qu’« on ne peut qu’être d’accord avec les objectifs annoncés », que « vous posez les bonnes questions »… mais, mais, mais, car il y a forcément un « mais », je cite la députée En Marche : « vous posez les bonnes questions, mais pas au bon moment. » Pas au « bon moment » pour qui ? Pas au bon moment pour les premiers concernés ? Pas au bon moment pour les personnes handicapées ? Pas au bon moment pour Myriam, Nicolas, Christian, Stéphanie, qui témoignent à nos permanences, ou sur nos boîtes courriels, ou sur nos pages Facebook ? Non, pas au bon moment pour le gouvernement, pas au bon moment pour la majorité. « Ces mesures arrivent – je cite toujours la majorité - de manière un peu anticipée. » Pourquoi ? Parce que « des réflexions sont en cours », parce que – texto toujours – « ces questions, complexes et exigeantes, doivent être traitées lors de futures grandes réformes que nous discuterons dans les deux prochaines années ». Il faut donc attendre, attendre « le projet de loi instituant un système universel de retraite », attendre « le projet de loi instaurant un revenu universel d’activité, qui sera présenté l’année prochaine », attendre « la réforme sur le grand âge et l’autonomie », attendre attendre attendre.
Votre agenda, monsieur le rapporteur, doit se caler sur l’agenda ministériel. L’urgence n’est pas sociale, mais c’est l’urgence gouvernementale qui prime, et c’est en l’occurrence une urgence d’attendre.
Mesdames, messieurs d’En Marche !, vous serez seuls, à nouveau, aujourd’hui, seuls contre tous, seuls contre les communistes, contre les Insoumis, contre les socialistes, contre les Républicains, seuls contre la droite, seuls contre la gauche. Vous serez seuls, seuls à nouveau, seuls pour des raisons d’agenda.
Aussi, je fais le même pari que vous, monsieur le rapporteur, le pari qu’un seul parti, aujourd’hui, saura nous rassembler : celui de l’humanité.
Ne nous décevez pas, collègues Marcheurs.
Ne décevez pas, à nouveau, les Français.
Donnez-leur, désormais, des preuves d’humanité. »
Les Marcheurs n’étaient que cinq, alors, à participer aux débats. J’ai compté. Comme souvent, le vote approchant, des parlementaires ont rappliqué.
Aussi, je les sermonnais : « Je le dis à l’attention des députés La République en marche qui ont rejoint l’Hémicycle en cours de débat : prenez garde à ne pas vous retrouver seuls face à la droite, seuls face à la gauche, comme pour le congé de deuil. Vous allez vous prononcer sur des choses qui concernent des centaines de milliers de personnes : faites-le en votre âme et conscience. »
Y avait de la nervosité, pour une fois, une incertitude.
Aussi, avant le vote, la majorité a suspendu la séance. Dans le salon Delacroix, la chef de file essaie de rameuter des députés, la ministre de remotiver les troupes. J’appelle mon monsieur com’, à deux mètres d’eux, parlant plutôt fort : « Ouais, Sylvain, tu peux démarrer un live tweet ? Y a réunion de crise là, dans la majorité… Attends, je vais prendre une photo… » Pourquoi ? Pourquoi ça ? Oui, pour qu’ils se sachent sous le regard du dehors, de l’opinion, et non dans l’entre-soi.
De retour en séance, je lance un dernier appel : « Je voudrais vous dire ma fierté – notre fierté commune, je l’espère – de contribuer à une avancée pour les personnes handicapées. Aujourd’hui, ne soyez pas de mauvais perdants. Soyez, au contraire, de bons gagnants, avec Karine, Christian ou Serge, que j’ai évoqués au cours du débat. Ce sont eux, les vrais gagnants, et non pas le groupe Libertés et territoires, La France insoumise ou Les Républicains. Plutôt que de vous isoler du reste du Parlement et du reste de la France, vous pourriez rejoindre le pays. Faites-le ! »
De fait, il y aura des décrocheurs. Le scrutin public dénombre, certes, 28 marcheurs « contre », mais 3 « abstention », et 4 « pour ». Surtout, surtout : combien qui ne sont pas venus voter ? Combien qui avaient piscine, ou poney ? qui ont préféré ne pas appuyer sur le bouton ? Combien qui ont laissé le champ libre à la minorité pour que, un instant, elle devienne la majorité ?
Qu’on ne se fasse aucune illusion : sur les grands textes de loi, ils seront là. La majorité tiendra. Macron a pour lui, pour se maintenir, la formidable puissance que lui confère la Ve République.
Mais d’abord, nous remportons trop peu de victoires, dans cette enceinte maudite, pour renoncer au bonheur de vous narrer ce moment.
Surtout, c’est un symptôme. Un symptôme de l’isolement. Un symptôme du doute : que même dans cette Assemblée macroniste, même chez les « godillots », même chez les « playmobils », des brèches se font jour…
Ses intellos qui fuient
« Emmanuel, tes propos sur l’immigration contribuent à la désintégration de ces populations fragilisées » (Le Monde, 3/12/19). L’historien François Dosse avait présenté Macron à son mentor affiché, le philosophe protestant Paul Ricœur. Et il n’est pas tendre pour son ancien protégé, pointant une « dérive droitière » et des mesures « inadmissibles » sur l’immigration. Résultat, un « climat délétère » dans notre pays. « Après avoir siphonné la gauche et la droite, Emmanuel Macron veut prendre des voix aux électeurs du Rassemblement national », constate-t-il. Bref, une politique « aux antipodes » de l’éthique et des valeurs de Ricœur, dont le Président aime tant invoquer les mânes…
Car Emmanuel Macron était supposé, au moins, maintenir ça : le « cordon sanitaire » avec l’extrême droite. Il lui sert plutôt de passerelle.
Haut fonctionnaire, avocat, écrivain, François Sureau avait accompagné et loué la campagne présidentielle de Macron, au fil de déclarations enamourées : « Emmanuel Macron était lent, tête haute, et regardait les soldats dans les yeux, comme on doit. Je ne sais pas ce que deviendra ce quinquennat, mais j’ai aimé ces regards. » Deux ans plus tard, il se montrait nettement moins lyrique : « Aujourd’hui, on vise les ‘‘Gilets jaunes’’ sous prétexte de réprimer des casseurs que le droit pénal ordinaire permet tout à fait de réprimer. C’est le citoyen qu’on intimide, et pas le délinquant. Je ne sais pas où est le ‘‘progressisme’’ dans cette majorité ou dans ce gouvernement. Ces gens osent des choses venues tout droit du XIXe siècle répressif. » (Le Monde, 4/2/2019).
Jean-Pierre Mignard est à peine plus tendre. L’avocat, star des prétoires, qui avait vu en 2017 en Macron un « démocrate et un libéral politique, sensible à la défense des droits humains », a revu sa plaidoirie deux ans plus tard. Et de descendre en flammes la loi anti-casseurs, une « aberration » (Libération, 2/5/2019). « Une société, ça ne fonctionne pas comme ça », se désole-t-il. « Je m’étonne que des ministres, de surcroît venant de la gauche, puissent commettre de pareilles erreurs ». Mais il l’explique, tout de même, par « une méconnaissance de la réalité sociale du pays qui n’a fait qu’empirer sur plusieurs dizaines d’années ». Et puis, « il y a eu un regard dédaigneux sur les Gilets jaunes. De nombreux députés ont essayé d’alerter, de prévenir, de mettre en garde le pouvoir exécutif. En vain. »
Côté Lettres, Pierre Lemaître, Goncourt 2013, se mord les doigts d’avoir voté Macron en 2017, toujours à cause des violences policières, et jure qu’on ne l’y reprendra plus (le JDD, 28/12/19) : « Les attaques policières sont scandaleuses. La violence policière est indiscutable. Nous sommes entrés dans une démocratie autoritaire », tranche-t-il.
Et enfin lui, lui aussi ! Le romancier - historien de la Macronie ! même quand il prend des gants, même quand il y met les formes, Philippe Besson, l’ami, l’intime du couple présidentiel, celui qui avait suivi et conté la campagne, Philippe Besson, donc, est cruel. sans le vouloir, sans doute : « Je pense qu’il faudrait qu’il s’ajuste un peu plus au réel et qu’il comprenne que l’on ne peut pas gouverner le pays contre les gens qu’il compose. » (Europe 1, 28/11/2019).
Retraites, le dossier maudit
« Une impression de formidable gâchis » (Le Monde, 12/12/19). C’est Antoine Bozio qui soupire ainsi, à propos de la réforme des retraites. Peu connu du public, c’est cet économiste qui, durant la campagne présidentielle, a inspiré à Macron le système de retraite par points. Il est « peu probable que le nouveau système fonctionne à budget constant », s’inquiète-t-il aujourd’hui. « On reste largement dans le flou », lâchait-il en chœur avec ses collègues Philippe Aghion, professeur au Collège de France, et Philippe Martin, également inspirateur de la « réforme », des retraites...
Eux ont porté le bébé sur les fonts baptismaux, et déjà ils ne le reconnaissent plus !
« Une étude d’impact insuffisante », « des projections financières lacunaires », « un flou sur l’âge de départ à la retraite, sur le taux d’emploi des seniors, sur les dépenses d’assurance-chômage… » Rarement le Conseil d’Etat aura étrillé aussi clairement un texte de loi : « le projet ne répond pas aux exigences générales d’objectivité et de sincérité. » Ce n’est plus un simple avis, c’est de l’éparpillement façon puzzle. La plus haute juridiction française estime même la « situation d’autant plus regrettable qu’il s’agit d’une réforme inédite depuis 1945 et destinée à transformer pour les décennies à venir l’une des composantes majeures du contrat social ». Au final, « sauf à être regardées, par leur imprécision, comme dépourvues de toute valeur normative, ces dispositions sont contraires à la Constitution ».
Le contraste frappe, entre un « contrat social » instauré depuis 70 ans, et la précipitation, les cafouillages, l’amateurisme, de la Macronie sur les retraites.
Trop complexe, les ministres ne maîtrisent pas le dossier. Le président fait donc appel à Jean-Paul Delevoye, Haut-commissaire de la réforme, qui est intégré au gouvernement. Mais le voilà épinglé par la « Haute autorité pour la transparence de la vie publique », à cause d’une quinzaine « d’oublis » dans ses cumuls de rémunérations. Et donc débarqué.
Son remplaçant, Laurent Pietraszewski, ancien DRH chez Auchan, se retrouve en première ligne alors que, il l’admet, le financement des retraites est « ultra technique » (France Inter, 10/2/20). D’où des moments surréalistes. En Commission, on découvre que le « point » sera indexé sur un « revenu moyen d’activité par tête ». Kézako ? Personne ne sait, surtout pas l’Insee. « Mais l’Insee va fabriquer cet indice », assurent les députés marcheurs. Ah bon ? L’institut dénie : il n’a reçu aucune commande… « Ah, en fait, c’est le Conseil d’Etat qui va concevoir ça… »
D’où cette impression : qu’entre les mains de ces amateurs, le « système par points » va s’apparenter à une tombola. Et ça laisse des traces : aux yeux des gens sérieux, ils n’apparaissent plus comme très sérieux.
Même la CFDT, pourtant favorable à la mesure, estime par la voix de Laurent Berger que le projet sur les retraites « ne serait pas juste » s’il ne comportait pas des « éléments sur la pénibilité au travail » (Le Figaro, 16/2/20). Et de s’inquiéter à voix haute de « l’impréparation qu’on vit depuis des mois »…
Quant au Médef, il trouve que le gouvernement pousse un peu – c’est dire. Déjà, « on était pas du tout demandeur de cette réforme » (La Croix, 19/12/19), se couvre son président, Geoffroy Roux de Bézieux. Avant de sortir la sulfateuse : « On ne voit pas plus clair dans le projet du gouvernement » (RTL, 17/2/20). « On est sur un projet majeur », mais il y a « une forme de blackout sur le financement. On ne peut pas aller dans ce système sans avoir les réponses. J’espère que le Premier ministre a la capacité de nous répondre. » Parce que, « deux mois pour trouver des solutions à des problèmes qui se posent tous les jours, ce n’est pas raisonnable. »
Députés et conseillers se rebellent
« Ce qui pose problème, c’est qu’il y a entre Emmanuel Macron et les élus, les députés, une sorte de cabinet noir d’une vingtaine de personnes, qui ne sont pas élus, qui sont juste des technocrates, qui décident de tout, qui nous donnent des fiches et nous disent ‘‘C’est ça, et il n’y a pas à discuter’’ » (France 2). François Michel Lambert traîne son spleen. Le député des Bouches-du-Rhône a d’ailleurs fini par jeter l’éponge : en octobre 2018, il a quitté le groupe LREM à l’Assemblée. Comme seize autres de ses collègues depuis deux ans, qui ont fait leurs valises.
Plus que le nombre, c’est leurs raisons qui soulèvent le doute : la « verticalité » du pouvoir et l’absence de démocratie reviennent en boucle. En gros : le pouvoir n’écoute pas ce qui remonte du terrain, décide tout, tout seul. Frédérique Tuffnell, élue de Charente-Maritime, a elle aussi atteint un « point de non-retour ». Elle refuse, surtout, de « creuser davantage le fossé » créé par le projet sur les retraites entre les Français et la majorité.
Ça tangue jusqu’à Paris. Avec un dissident, Cédric Villani, reçu par le président, et qui refuse de se plier à ses exigences, qui « inflige un camouflet à Emmanuel Macron » (Le Parisien, 26/1/2018). « Aujourd’hui, j’acte une divergence majeure » lâche, tranquille, le matheux en sortant du palais. C’est dire la panne d’autorité.
À l’Élysée, c’est la valse des conseillers. Sylvain Fort, « conseiller en com’ », avait déjà filé chez le copain milliardaire François Pinault. Quand le « conseiller spécial » Ismaël Émelien était passé chez l’ami milliardaire Bernard Arnault.
Philippe Grangeon, venu de la CFDT, était arrivé pour les remplacer. C’est fini : « Il n’aura même pas tenu un an... », se désole un membre de LREM historique (Le Figaro, 11/2/20). C’est que l’ancien PS était contrarié par le dossier des retraites, « opposé à l’âge pivot à 64 ans » (Le Figaro, 12/2/20). « Cela n’existe pas, la relation unilatérale avec le peuple. Ce quinquennat est fragile, fragile, fragile », avançait-il.
Des institutions qui grondent
« Cette circulaire a pour effet potentiel de ne pas prendre en considération l’expression politique manifestée par plus de 40 % du corps électoral pour les prochaines élections. » Du balai : la circulaire Castaner, qui visait à gonfler les résultats de LREM, à éliminer de la carte politique toutes les villes de moins de 9000 habitants. Elle est retoquée sans ménagement, intégralement, par le Conseil d’Etat. Qui dénonce même une « différence de traitement entre les partis politiques » dans la manœuvre de Castaner. C’est pas beau, de vouloir biaiser les résultats…
C’est aussi la HATVP, qui n’a pas lâché sur Delevoye.
Et la présidente de La Cour de cassation, et le procureur général, pourtant nommés par Macron, qui dans l’affaire Sarah Halimi, « rappellent que l’indépendance de la justice, dont le président de la République est le garant, est une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie. »
Par où ça tient encore ?
Ce quinquennat est peut-être « fragile, fragile, fragile », mais il tient toujours.
Il tient par la police, d’abord.
« n’oubliez pas que c’est nous qui vous avons sorti aux bouffes du nord. si on vous laisse tout seul qu’est-ce que vous allez faire ? » Linda Kebbab, la syndicaliste policière (SGP FO), soulignait elle-même la dépendance du président à sa police. C’était le seul moyen de le sortir du théâtre. C’est le seul moyen, aussi, depuis les Gilets jaunes, de faire passer sa politique : à coups de matraque. Les lycéens et profs qui contestent la réforme du bac l’ont compris. Début février, vingt-cinq mineurs sont mis en garde à vue en région parisienne. « Ils essayaient de nous faire donner des noms, dire les professeurs qui nous incitaient à faire des blocus. Ils se sont énervés... Ils nous mettaient la pression », lâche un gamin, terrorisé. À Bezons (95), une quinzaine de policiers dégagent, le 28 janvier, les élèves qui protestent. À Bordeaux, le lendemain, les épreuves sont encadrées par les forces de l’ordre. À Clermont-Ferrand, les enseignants grévistes sont convoqués au commissariat pour répondre de leurs actes…
D’où le silence du pouvoir, voire les félicitations, malgré les 25 éborgnés, les 321 blessés à la tête, les 5 mains arrachées. D’où les primes aux bleus pour avoir contenu les jaunes. D’où le maintien de leur régime spécial de retraites.
Il faut les choyer. Les dorloter. C’est par là que Macron tient, et il le sait : par la force de coercition.
Il reste aussi la police des esprits.
Les médias, ou au moins les éditorialistes, pour défendre, à la baïonnette s’il le faut, les pieds dans la glaise, Emmanuel Macron. Pour expliquer aux Français qu’ils sont, finalement, injustes. Avec une révélation : si ça ne marche pas, c’est que le Président est trop « exceptionnel », selon Anna Cabana, éditorialiste (entre autres) à BFM TV. « Il faut savoir que le président de la République, il impressionne tout le monde autour de lui, et ses conseillers et ses ministres. Au fond, ils sont tous bluffés. Et au lieu d’être facteur d’une belle et saine émulation, ce facteur impressionnant du président de la République paralyse le système. Ils ont tous, au fond, une forme de sidération parce qu’il est… il est… exceptionnel, Emmanuel Macron. Il y a dans son tempérament, dans son intelligence, dans la chimie assez exceptionnelle de son être, ça crée quelque chose qui paralyse un peu le fonctionnement autour de lui » (BFM, 4/2/20). Et puis, bon quand même, au-delà de ces bisbilles sur les retraites, sur les sujets importants, il faut bien dire qu’il répond présent : « Emmanuel Macron, c’est quand même le premier Président qui s’occupe autant d’écologie ! Il commence à avoir un bilan ! », se pâme Carine Bécard (France Inter, 16/2/20). Quant aux récents revers de la majorité, à l’Assemblée, quelle leçon en tire Olivier Bost (RTL) ? Il trouve le moyen de blâmer les opposants ! Il regrette, après le vote sur l’allocation handicapés, de voir que « la compassion est devenue un ressort efficace parce qu’elle fait écho à une critique récurrente, et en partie fausse, sur la froideur du pouvoir technocrate et comptable ». Alors que la « compassion » à l’égard des puissants, ISF, flat tax, exit tax à la clé, ne l’a jamais gêné…
Le principal atout de Macron demeure la Ve République. Même seul, il peut tenir, en une « monarchie absolue renouvelable tous les cinq ans ». Et même être renouvelé...
Car Emmanuel Macron fait ce calcul, cyniquement : 75 % de Français contre lui ? Qu’importe. Qu’il en reste 25 %, et grâce au Rassemblement national, ça lui suffit. Ça lui suffit face à Marine Le Pen, pour poser en « sauveur de la République », dernier rempart contre la barbarie… lui qui organise le duel.
C’est que Macron tient, surtout, par la faiblesse de ses adversaires, par la division de ses oppositions…