Y a des vies, comme ça, que ruinent un peu plus la pénurie de soignants, de médecins, de chirurgiens, un système de santé qu’on choisit de laisser doucement, tranquillement, volontairement, mourir. Heureusement, parfois, comme pour Sabine et Marc, il reste l’amour...
Quand on n'a (plus) que l'amour

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« Eh, vous avez vu à qui ils ont remis la Légion d’honneur ? à Serge Weinberg, le patron de Sanofi. L’entreprise qui a empoisonné ma fille… »
C’est Sabine, une copine militante d’Abbeville, qui nous avait alertés là-dessus, à l’époque. Faut dire qu’elle a le cœur lourd, Sabine : sa fille en a quasi perdu la vue, de la maladie provoquée par la Dépakine, que Sanofi a vendu pendant des années aux mères enceintes, en taisant volontairement les dégâts que ça causait.
Le sort s’acharne sur elle, et sur sa famille, on dirait. Son mari est mal en point, lui aussi. Elle me raconte leur vie, ce jour-là. « Marc a la maladie de Fabry. Y a vingt ans, quand il a été diagnostiqué, il faisait partie des six premiers patients à l’avoir… Depuis, il prend des traitements, mais qui ne font que ralentir l’évolution. »
Et ça a commencé tôt.
« Gamin, quand il avait sept ans, il avait des douleurs très fortes aux pieds et aux mains, et il ne supportait ni le chaud, ni le froid. Mais il a eu beaucoup de chance : l’âge moyen pour un diagnostic, c’est 29 ans, lui ça a été détecté bien plus tôt. En plus c’est un cas à part dans le monde : normalement c’est héréditaire, mais lui c’est une mutation spontanée… »
Un chien aboie, dehors. « Ah, c’est Marc qui rentre, on vient de lui poser sa prothèse. Ça a l’air d’aller, il marche bien. » Ça m’émeut, déjà, cette attention, cette prévention. « Ça fait dix-sept ans qu’on est ensemble. On a choisi de pas avoir d’enfant, parce qu’avec l’hérédité, et les difficultés qu’on vit… Et ma grande fille, elle, je l’ai eue avant, sous Dépakine. Bref, on a pas eu de bol, mais on s’en sort. »
Pour Marc, donc, c’est la maladie de Fabry, maladie rare, le déficit d’une enzyme qui dégrade les graisses, normalement. « Du coup, ces graisses, elles attaquent le cerveau, le cœur, les reins…. Il a en excès dans les organes, qui ne fonctionnent plus. Le cœur, il fonctionne plus. Son rein, on doit lui greffer. » Sans compter les dysfonctionnements, suite aux dialyses, indispensables, mais que le corps accepte mal : les os qui se dégradent, et ne se réparent pas. « Ils fondent, en fait, souffle Sabine, ceux des mains en particulier. Comme elles ne lui permettent pas de tenir une béquille, que ses os sont luxés, il ne peut se déplacer que de quelques mètres. Il a déjà des difficultés à écrire, à manger. C’est une perte d’autonomie énorme. On lui a proposé une opération, une main à la fois, on lui a dit, "parce que vous allez beaucoup souffrir", mais "le plus vite possible". Mais bon, c’était y a huit mois. »
L’opération, depuis, est sans cesse reportée. « Y a besoin d’un marqueur radioactif très spécial, qui ne peut être fabriqué que la veille de l’opération et transporté pendant la nuit. » Alors, il faut attendre, et souffrir une liste d’effets délétères sur la santé. Tout ça se heurte, aussi, au manque de médecins, de spécialistes, d’urgentistes, de moyens. « La semaine dernière il a fait un malaise, un problème cérébral. Mais aux urgences, ils n’ont pas pu le voir, il n’a pas pu leur expliquer ce qui s’était passé. "C’est sûrement un malaise vagal", ils ont dit. Je voulais qu’ils lui fassent un scanner, ils n’ont pas voulu. J’ai dû insister auprès d’un médecin que je connais. Ils lui ont fait le scanner le lendemain et oui, il avait bien un problème cérébral. On savait que la partie gauche du cerveau était touchée, maintenant la droite, aussi. En fait, il a comme un trou dans le cerveau, et ça provoque des crises d’épilepsie, c’est ce qu’on soupçonne. Le problème c’est qu’il peut faire une crise à tout moment, et donc tomber. Comme il est sous anticoagulants, s’il tombe, il peut en mourir. »
Alors, Marc attend. En espérant ne pas mourir trop vite, trop connement, en tombant, en faisant une crise. Son espérance de vie, normalement, c’était 53 ans. Il en a 54. « Il doit passer des examens, voir un neurologue aussi vite que possible », précise Sabine. « Mais le prochain rendez-vous qu’on a est dans huit mois… Y en a une qui le suivait, mais elle est en congé maternité, et pas remplacée. Elle doit revenir en mai, dans cinq mois. Et après, elle est blindée jusqu’en septembre. Comme il y a des mois d’attente ici à Abbeville, les gens vont sur Amiens. Et ça bouchonne. On le retrouve dans toutes les spécialités, pour la dermato, pour l’ophtalmo… Pendant des années, on n’a pas pris assez d’étudiants, et maintenant voilà. Alors, on nous a conseillé d’aller aux Urgences à Amiens, et de dire que mon mari vient de faire un malaise. Mais ça devient débile, tu te rends compte ? Il faut mentir pour voir un médecin ! C’est ce que j’ai dit à la neurologue : "Si je vous dis qu’il a le Covid, là vous le prendrez tout de suite !" »
Elle exagère, Sabine.
Elle aurait bien une autre solution, si elle voulait, pour que ça aille plus vite, pour qu’on prenne soin de son homme. Bon, certes, c’est pas permis à tout le monde, et pas à eux, en tout cas : sortir le carnet de chèques. Raquer. « Une fois, on a pu avoir un rendez-vous avec un cardiologue privé, mais il prenait 800 euros. Et même, chez nous, des spécialistes privés, y en a peu. Mais là, voilà : on nous dit "vous avez un rendez-vous la semaine prochaine, mais il faut payer 800 euros pour une consultation privée". Évidemment, on ne les avait pas. Et puis, je refuse de marcher dans cette combine, je refuse ce système. Nos mutuelles augmentent chaque année, et on est remboursés de moins en moins vite. Payer en plus pour ne pas être remboursé, moi je ne peux pas… Je réfléchis à attaquer le ministère de la Santé, pour manque de soins : c’est l’article 47 du code de santé publique. »
On se quitte là-dessus, et je la ressens, toute l’admiration qu’on devrait porter à Sabine, et à toutes celles qui sont dans sa situation, à se débattre dans des sables mouvants mais sans jamais renoncer, alors qu’elles se heurtent à un mur, aux choix cyniques, arbitraires, de responsables dont les décisions pourraient changer sa vie et celle de Marc. Elle se bat, oui, en dirigeant sa colère, la transformant en action. C’est pas toujours, c’est même rarement le cas. Sabine me rappelle, cinq minutes plus tard : « Ils prennent bien Marc à Amiens… mais dans quatre mois ! » Elle rigole. « Je vais devoir chercher quelque chose de plus rapide… »
28 novembre 2022
Il faut le rappeler, le marteler, ici, autant qu’on pourra : Macron a fermé 17 900 lits d’hôpital sous son premier mandat, dont 6000 durant la crise sanitaire. Dans la grande opération de démantèlement du service public, voilà les chiffres, secs. Les effets, eux, on les sent sur le terrain, chaque jour. « J’ai une cousine qui a un cancer, me racontait Sabine, sa maladie s’est aggravée pendant les deux années de Covid, parce qu’elle n’a pas pu être suivie, que les listes d’attente s’allongent. Ma fille, elle, est en région parisienne, elle vient d’y arriver mais elle ne peut avoir aucun rendez-vous médical : "On ne prend pas de nouveaux patients." C’est normal, de devoir aller à 200 km pour se faire soigner ? En tout cas pour mon mari, j’ai préparé ma liste de médecins à appeler sur Lille, Rouen, Paris. Je dois aussi me battre pour obtenir un bon de transport, qu’il soit pris en charge par une ambulance ou un taxi médical, mais ça c’est très dur à avoir. Faut se bagarrer. Il peut même pas conduire tout seul, avec son problème cérébral, c’est pas possible. Et moi, je n’ai pas le permis. »
Alors, Sabine et Marc attendent encore. Tapent aux portes, et puis attendent, attendent.
« Là, il est donc en attente d’une greffe du rein, mais il faut trouver l’organe. On ne peut compter que sur un donneur extérieur. Et quand on est en attente de greffe, on doit passer beaucoup d’examens, prendre des immunosuppresseurs, voir des dentistes, des gastro, etc. Avec le même problème de transport, aussi, à chaque fois. Bref, deux ans qu’il fait tout ça, mais rien. Mon mari n’a pas vu sa néphrologue pendant des mois, parce qu’elle était réquisitionnée pour le Covid. Tout a pris du retard. » C’est terrible, à écouter, les tréfonds de cette attente. Surtout qu’elle est aussi amplifiée par les choix des laboratoires pharmaceutiques, Sanofi et consorts, qui ont choisi de délocaliser. « Ils ne sont plus en Europe, et fournissent moins de médicaments... »
Faut dire aussi, Marc, il cumule, dans son genre. Rien ne lui aura été épargné. Vraiment rien. « Il a eu un staphylocoque doré, y a quelques années, un truc qu’il a chopé à l’hôpital. Il se plaignait un peu, mais il ne voulait pas voir le médecin. Alors, je lui disais : "Je suis pas ta mère, si tu veux pas voir le médecin, tant pis…" Maintenant, dès qu’il y a quelque chose, il va le voir, le médecin. Parce que finalement, il a dû rester dix-huit mois sous antibiotiques à l’hôpital, à cause de ce staphylocoque. Il avait fait un coma, l’os était rongé par la bactérie, ça a duré des mois. Il a fallu l’amputer de la jambe droite et lui mettre une prothèse. On pleure, à un moment. Mais après, on devient résilient. » Je m’en étais pas aperçu, avant, mais au fil de la discussion, elle passe indifféremment de « il » à « je » à « nous », Sabine, tout pareil, tout ensemble. Ces deux-là ne font qu’un.
« Et puis, et puis, il s’en est sorti ! On m’avait appelé après la septicémie, il était dans le coma, on m’avait dit "Si vous voulez le voir, venez tout de suite". Je n’avais pas de voiture, j’ai dû prendre le tram, mais il a tenu, il était là. On perd une jambe, mais on est en vie. » Même s’il faut s’adapter, sans cesse, à tout, dans ce cercle vicieux. « Pour l’instant, ils partent sur une nouvelle grosse opération, qui dure quinze heures : le 15 décembre, ils lui mettent des prothèses dans les vertèbres pour maintenir son dos. »
Le sort s’acharne, on se dit. Mais y a autre chose, dans cette histoire, et y a surtout ça, peut-être : l’amour, pour tout surmonter. Des siens, des autres, de la vie aussi, sans doute. « Je mène des actions, ça me permet de penser à autre chose, et de tenir. Tiens, là, hier, dans la journée, j’ai récupéré 103 paquets de chocolats pour les gamins qui n’en ont pas à l’entrée du Leclerc. Un type est venu m’en donner un en s’excusant : "Désolé, j’ai pris le moins cher, mais je n’ai que le RSA". Et avec des copines, on va envoyer des cadeaux aux personnes âgées de l’Ehpad d’Abbeville. La solidarité, ça fait du bien, putain… »
C’est l’amour, en filigrane, qui permet de tenir aussi son couple. « Ah ben oui, c’est que je l’aime Marc… Mais bon, l’autre jour, il m’a énervée.
— Ah bon ?
— Oui : pour son cadeau de Noël, il s’est acheté des écouteurs sans fil, à 80 euros ! Je lui ai dit qu’il était fou, mais bon, il a pris un paiement en quatre fois, il me répond. J’ai essayé ses écouteurs, j’ai mis ACDC, qu’est-ce qu’on entendait bien ! Du coup, j’étais jalouse, t’y crois ? "T’inquiète pas, il me dit, t’en auras bientôt, toi aussi…" Sauf que ce matin, il m’annonce qu’on est à 300 euros de découvert. C’est mort, pour avoir mes écouteurs à Noël ! Et puis, je me suis dit "Mais qu’est-ce que je suis con : mon super Noël, je l’aurai s’il survit à l’opération !". Ça m’a remobilisée. Je me dis, des fois, que si j’avais pas eu ce combat-là, j’aurais peut-être été aussi méchante que ceux qui s’en prennent toujours aux plus faibles. »
J’en doute, pour ma part : c’est un puits d’amour, cette femme. Même si ça ne comblera pas le manque de lits, le manque de soignants, le manque de médicaments, le manque de moyens. Elle sourit. « On essaie d’en rigoler, de tout ça, parce que sinon, on pleurerait tout le temps… »