Ouf : la journaliste d’investigation Ariane Lavrilleux, qui bosse notamment pour Disclose, qui était convoquée ce 17 janvier par une juge en vue d’une éventuelle mise en examen pour « appropriation et divulgation d’un secret de la défense nationale », échappe de peu à une mise en examen. Mais se retrouve quand même sous le statut de témoin assisté, qui s’en rapproche. On lui aurait pourtant décernée une médaille, nous : elle avait révélé les barbouzeries de l’État français en Égypte…
Secret des sources : Ariane Lavrilleux, espionnée, écoutée, mais « témoin assisté ».

« Journaliste arrêtée, démocratie en danger », « secret des sources, défense d’y toucher » : des pancartes noires, des affiche rouges et blanches, de l’effervescence… Ce vendredi 17 janvier au matin, devant le tribunal de Paris, l’air y était frais, mais les esprits bien chauds.
Micro à la main, Ariane Lavrilleux prend la parole avant d’entrer dans le palais de Justice. « J’espère que votre mobilisation aujourd’hui va mettre un terme à cette procédure totalement hallucinante dont je suis la cible depuis près de deux ans… » Une procédure où la DGSI, les services secrets français, ont « déployé les moyens de la lutte antiterroriste pour géolocaliser mon téléphone, me suivre dans le tramway, me suivre dans déplacements professionnels et privés ». Et pourquoi ? Parce que la journaliste a investigué sur « l’opération Sirli » : son enquête a révélé comment une opération de l’armée française a été détournée de son objectif pour aider la dictature égyptienne à tuer des civils dans le désert entre l’Égypte et la Libye à partir de 2016… Pas vraiment glorieux pour notre pays, donc. Mais bon à savoir, si on veut avoir une idée de la démocratie dans laquelle on évolue.
Au bout de trois heures d’interrogatoire, « j’ai été placée sous le statut de témoin assisté en raison de l’intérêt public de l’enquête publiée par Disclose et Complément d’enquête et de l’absence d’indices graves ou concordants contre moi », lâchait-elle en quittant le tribunal. Pas vraiment glorieux pour notre système judiciaire : la journaliste échappe donc à la mise en examen, mais reste placée sous un statut qui s’en approche…
La première qui dit la vérité…
La genèse de l’affaire remonte à 2021. Ariane Lavrilleux cosigne une enquête sur Disclose révélant la complicité de l’État français dans des bombardements égyptiens sur des civils. Quelques mois plus tard, le ministère des Armées dépose plainte. Puis, en septembre 2023, neuf agents de la DGSI perquisitionnent le logement de la journaliste à Marseille, la mettent en garde à vue pendant 39 heures. Ses ordinateurs, son téléphone, ses appels, son compte bancaire, tout est épluché. Elle sera aussi suivie, à plusieurs reprises, surveillée. L’objectif pour les renseignements : découvrir qui a fourni les infos top secret aux journalistes de Disclose.
Qu’on le dise : il y a là, d’abord, une atteinte à la liberté de la presse et au droit à l’information, par des méthodes d’intimidation. Mais ce n’est pas tout : la DGSI piétine ici la pierre angulaire de la liberté de la presse : la protection des sources, inscrite dans la loi depuis 2010. Un principe sans lequel il est difficile, voire impossible, d’obtenir des informations qui pourraient gêner les pouvoirs en place.
Quand Macron reprend les rênes, en 2017, il est bien au courant de Sirli mais poursuit les opérations en cours. Dans le même temps, Paris et Le Caire concluent de plusieurs contrats, dont celui de l’achat de trente rafales Dassault. Coïncidence, sans doute. Montant des emplettes : 4 milliards d’euros. De 2013 à 2022, l’Égypte est ainsi le deuxième pays à avoir commandé le plus d’armes à l’industrie française (derrière les Émirats arabes unis). Pour un montant total de 12,3 milliards de dollars.
Du coup, pour avoir exercé son métier, et sacrément bien d’ailleurs, et pour ne pas avoir lâché le nom de ses sources, Ariane Lavrilleux était donc poursuivie.
Les sources protégées, mais pas trop.
La loi l’énonce, clairement : « le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public. » Enfin, pardon : pas si clairement finalement, quand on lit la suite : la justice peut porter atteinte au secret des sources « lorsqu’un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie. » Évidemment, tout le flou et le danger tiennent dans l’appréciation de l’intérêt public, quand on se dit qu’être au courant des barbouzeries de nos gouvernements relève bien, pour le coup, d’intérêt public…
« Une source nous a transmis plusieurs centaines de documents classés “confidentiel-défense”. [...] Parce que toutes ces informations “confidentiel-défense” revêtent un intérêt public majeur, nous avons fait le choix de les porter à la connaissance des citoyens » avertissait Disclose en publiait son enquête, à l’époque. « Ce n’est que le début d’une bataille », martèle aujourd’hui au micro la journaliste.
Intérêt public ? Vraiment ?
Le cas d’Ariane Lavrilleux n’est pas isolé. Intimidés, espionnés, écoutés, les journalistes sont de moins en moins en sécurité dès qu’ils s’intéressent aux affaires d’État, ou même de l’Etat. D’ailleurs, Disclose n’en est pas à sa première procédure judiciaire : en décembre 2022, trois journalistes sont convoqués après la révélation de faits de favoritisme dans des marchés publics du ministère des armées. Idem en 2019 : Mathias Destal et Geoffrey Livolsi, les cofondateurs du média, ainsi que des journalistes de Radio France, sont convoqués au siège des renseignements intérieurs pour « compromission du secret de défense nationale ». Ils avaient publié une enquête sur l’utilisation d’armes françaises au Yémen.
Bref : quand les journalistes se frottent un peu trop – ou pas assez, en fait !, vu le pain sur la planche – aux affaires qui font tâche, l’État n’hésite pas à les harceler. En septembre 2024, les États généraux de l’information avaient abouti à un rapport visant à réviser cette notion « d’impératif prépondérant d’intérêt public ». Pour cela, Ariane Lavrilleux risquait cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende. Faut bien ça, comme menace, pour assurer « l’intérêt public » du pays…