n° 112  

Slow Flower Power !

Par Juliette Fromageot, Maëlle Beaucourt |

Première publication avant mise à jour le 30 avril 2024
Avant de mourir d’une leucémie à 11 ans, Emmy a fait promettre à sa mère d’« aller au bout » : « maman tu dois te battre, parce qu’on a pas le droit de faire ça à des enfants, on a pas le droit de les empoisonner » rapportent Le Monde et Radio France. Elle est le premier enfant dont le décès est reconnu par le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides. C’est que Laure, sa mère, est fleuriste, et manipulait des fleurs pendant sa grossesse...

En voulant offrir un bouquet à mamie, on a découvert qu’en France neuf fleurs sur dix viennent de l’autre côté de la Terre. Mais qu’est-ce qui se passe dans nos champs de fleurs ?


« Tu rentres vite ? On va boire l’apéro ! Bisous, maman. »

Et comment ! Je ne vais pas me faire prier ! Un apéro, ça fait partie de mon top 3 des meilleurs messages. Tout en rangeant mon barda pour quitter le journal, je tapote : « J’arrive ! T’as besoin d’un truc sur la route ?

— Regarde pour un bouquet de fleurs, c’est l’anniv de mamie ! »

Quelques kilomètres vers l’ouest d’Amiens et un créneau plus tard, négocié en toute finesse, me voilà à Molliens, à pousser la porte de chez Anne-Sophie. Après quelques minutes à discuter des fleurs et du mauvais temps, je tilte : pourquoi Anne-Sophie propose des roses à la vente quand celles du jardin de mamie ne sont toujours pas sorties ?

« Parce que, je vous le dis, elles ne viennent pas de France pour la plupart. Elles viennent d’Équateur, elles sont moins chères et durent plus longtemps. Parce que, quand tu dis aux gens que la rose coûte quatre euros, certains tiquent. »

J’étais abasourdie. Ces roses, là, sont produites à des milliers de kilomètres ? Je n’ose même pas imaginer le coût énergétique et environnemental…

« Et pour la Saint-Valentin, par exemple, ça a marché ?

— J’avais prévu 400 roses et à ma grande surprise tout est parti !

— Mais pour les autres fleurs, vous travaillez avec des producteurs français ?

— Je suis livrée par la Hollande et la Belgique, c’est un transporteur hollandais qui me ramène tout ça. La plupart des produits ne viennent pas de la France, en tout cas. J’ai toujours connu ça, depuis quarante ans. C’est malheureux, mais c’est comme ça.

— C’est fou, surtout…

— De toute façon, s’acheter des fleurs, avec l’inflation, ça devient un luxe. Alors, quand mes clients viennent, ils ne regardent pas la provenance des plantes, ce n’est pas ce qui les préoccupe. Molliens, c’était un village qui vivait bien avant mais les petits magasins ferment chacun leur tour, la boucherie, l’épicerie, … Un jour on dira ’Eh bah avant, il y avait une fleuriste à Molliens !’ Bah ouais, quarante ans d’existence, mais à un moment donné je baisse les bras… » Il y a dix ans, Anne-Sophie avait repris l’affaire de sa mère. « J’aime mon métier, mais je me pose quand même des questions. Quand je vois le nombre de fleuristes qui ont arrêté sur Amiens… Ça se casse la figure. »

Désolée mamie, les roses du fleuriste ça sera pour une autre fois : ma conscience écolo me dicte d’aller cueillir un bouquet de jacinthes sauvages…

***

Des roses aux quatre vents

Je me renseigne un peu, après le passage chez ma fleuriste, à coups de reportages et vidéos. Et je tombe des nues : le marché horticole en France importe à tour de bras. La rose, par exemple (la moitié du marché des fleurs coupées, à elle seule) : et bien, la quasi-totalité est importée du Kenya, d’Éthiopie, de Colombie, d’Équateur. Là-bas, la fleur de l’amour est cultivée sur des milliers d’hectares. Les fermes s’agglutinent autour des lacs et les assèchent : il faut 12 à 18 litres d’eau pour une seule rose ! Au Kenya, au nord-ouest de la capitale Nairobi, la culture intensive de la rose assèche le lac Naivasha. Les ouvriers sous-payés sont continuellement exposés aux pesticides et les espèces animales voient leur espace vital rétrécir. Les eaux résiduelles sont directement rejetées dans le lac, directement vers les poissons, oiseaux et autres mammifères.

Tout au long de l’année, le pays produit et exporte des roses, donc. Il leur suffit de quelques semaines de pousse et d’une bonne dose d’intrants chimiques avant d’être triées, rangées, empaquetées, standardisées et placées dans des frigos à 4°C. Le coût écologique de l’acheminement des bouquets est énorme : pour quitter l’Afrique et rejoindre la Hollande, carrefour européen, les roses s’engagent dans un périple de 10 000 kilomètres et atterrissent au marché des fleurs d’Aalsmeer, aux Pays-Bas. Avant d’être redistribuées sur le marché européen, exposées chez votre fleuriste, puis dans votre vase, sur la table du salon.

Ça m’a travaillé tout le weekend, ce qu’Anne-Sophie m’avait dit. Au détour d’une plâtrée de pâtes, le lundi midi, je profite que le rédac’ chef soit là pour lui toucher deux mots de ma découverte.

« Tu savais que les fleuristes vendent des roses qui viennent d’Afrique ou d’Amérique latine ? C’est quand même fou ! Et elles sont commercialisées toute l’année, ça veut dire que personne ne respecte les saisons, ni les producteurs, ni les consommateurs !

— Mais oui, ça me rappelle même un truc, ce que tu me racontes, il baragouine, la bouche pleine. On avait reçu il y a un moment un courrier de producteurs de fleurs qui relocalisent, en Bretagne je crois. Juliette avait commencé à bosser dessus… Je te nomme officiellement responsable du dossier ! »

J’ouvre le dossier en question, tiré d’une étagère branlante, au deuxième étage du canard. Il y a un titre, sur la pochette : « Soutenir une jeune paysanne productrice de fleurs locales et bio ». C’est Jean-Luc, un lecteur, qui nous avertissait, il y a trois ans déjà. Et tirait, aussi, la sonnette d’alarme : « 85 % des fleurs coupées vendues en France sont importées. Elles sont produites en Afrique, en Amérique du Sud, pour baisser toujours plus le coût de production. Ce sont des fleurs cultivées en monoculture qui voyagent en avion et passent par la Hollande. Ces fleurs sont baignées dans des produits chimiques pour supporter le voyage. » Du connu, désormais, à ce stade. Quelques lignes plus bas, Jean-Luc nous parle de sa fille Soizic, productrice de fleurs dans le Finistère Sud, qui s’est installée là-bas avec son copain Charly. Juliette lui avait déjà passé un coup de fil, dont je découvre la teneur : « J’ai été fleuriste pendant quinze ans. Mais j’en ai eu ras-le-bol de ce métier en voyant que la quasi-totalité des fleurs étaient importées. Je voulais trouver d’autres façons de faire. Et là, j’ai découvert le ’slow flower’… »

Apparu officiellement aux États-Unis en 2017, le mouvement de la « fleur lente » s’est davantage développé au Royaume-Uni. L’idée est simple : favoriser une production locale, naturelle et de saison, donc, avec moins de produits chimiques. « Aujourd’hui mettre le nez sur les bouquets de fleurs c’est pas une bonne idée, c’est presque dangereux », reprend Soizic. « Mais comme on ne consomme pas les fleurs, on se dit que c’est pas grave… En plus, même si la France interdit l’utilisation de certains pesticides sur ses sols, elle ne contrôle pas du tout leur arrivée sur son territoire. » Magie des accords commerciaux internationaux… Soizic continue, d’une voix enjouée malgré l’enjeu. « Ici, du coup, on travaille en fonction des saisons. Les premières fleurs arrivent dans les champs en avril et ça dure jusqu’en novembre. Je commence à avoir un bon réseau et puis consommer des fleurs françaises, c’est de plus en plus répandu. Il faut dire qu’on a bien été portés par le collectif de la fleur française. »

C’est que, comme Soizic, ils sont près de 500 producteurs de fleurs de saison en France, réunis sous l’égide de ce collectif. « L’objectif, c’est de relocaliser la production de la fleur en France et redynamiser la filière horticole », pose Hélène Taquet, sa fondatrice. « Il y a quand même une prise de conscience du consommateur, il souhaite consommer français et acheter des fleurs durables. » Pourtant, 80 % des fleurs vendues en France proviennent encore de l’étranger. « Les fleuristes ont aussi leur part de responsabilité. Être fleuriste, ce n’est pas que vendre des fleurs, c’est aussi prendre le temps d’expliquer au client d’où elles viennent et comment elles sont cultivées. Aujourd’hui, je pense que les gens sont prêts à mettre deux euros de plus sur un bouquet pour respecter certains critères. »

Je reste dubitative. Et d’abord, comment s’en sortent les fermes florales françaises ? J’avais entendu parler de l’une d’elles, à Rubempré, au nord d’Amiens, chez Marine. Me voilà de retour sur les routes de campagne.

« D’toute façon, on nous dit de manger des légumes de saison, pour les fleurs ça devrait être pareil ! » Marine Vilbert est assise à la table de son atelier – de fleurs, donc. Elle est jeune, 29 ans. « C’est vrai que se dire ’Tiens, je vais acheter des fleurs de saison’, ça n’arrive pas souvent. Et puis, entre nous, quand on achète des fleurs, c’est pour des occasions particulières : un anniversaire, la Saint-Valentin, alors, la période... Que serait une Saint-Valentin sans roses ? »

Marine est aujourd’hui productrice et fleuriste à la fois. « J’ai lancé mon entreprise il y a deux ans et demi. Avant, j’étais architecte d’intérieur à Paris. Mais j’en avais marre d’être devant un ordi à créer des choses en 3D : je voulais créer quelque chose de mes propres mains. à la fin de mon CDD, j’ai commencé un CAP fleuriste.

— Mais j’imagine que tu avais un certain confort de vie, avec ton métier. Et là…

— Oui je vivais très bien, à Paris. C’est vrai que revenir à la campagne, loin de mes amis et avec pour seuls repères mes parents, c’était moins confortable. Mais aujourd’hui j’ai mes clients, je gère mon métier, l’affaire est rentable, je suis très heureuse. J’ai toujours aimé les créations florales et le côté manuel, mais j’ai vite constaté qu’il n’y avait pas beaucoup de fleurs françaises sur le marché. Alors j’ai eu envie de tout faire, de A à Z : acheter les graines, semer, planter, récolter, vendre. Et puis mon père est agriculteur, alors j’avais déjà le terrain, 3000 m². »

Je suis Marine dans une ancienne grange, au fond de sa cour, « un local de produits phytos pour [son] père mais comme il est passé en bio, il en a plus besoin ». Je découvre totalement certaines fleurs : monnaies du Pape, tulipes, anémones, renoncules, pavots. Dans leurs seaux, les plantes attendent d’être assemblées.

« Ici on a un peu de giroflées, mais on a eu un problème avec les champignons, on a dû arracher tous les pieds… Il reste 5 tiges sur 400, c’est vraiment frustrant !

— Parce que tu cultives sans aucun pesticide ?

— On utilise du savon noir ou du purin d’ortie mais on ne peut pas appeler ça des pesticides, c’est complètement naturel. C’est de la culture bio, mais on n’est juste pas labellisés, c’est vraiment compliqué pour les fleurs. Il faut faire des dérogations par variétés. Dans les grandes cultures, ils cultivent quatre ou cinq variétés, sauf que nous on est à 400 à l’année. Ça voudrait dire 400 dérogations, tu imagines, c’est une paperasse monstrueuse !

— Et le savon noir, ça suffit pour remplacer les pesticides ?

— En fait, il faut surtout anticiper les problèmes, parce que certains champignons, on ne peut pas s’en défaire quand on n’a pas de chimie. Donc on met du purin d’ortie pour renforcer les plants, pour ne pas qu’ils soient malades… »

Un peu plus loin, dans les serres, entre anémones, renoncules et pois de senteur, et au fond à gauche les tulipes, un espace vide.

« Pourquoi il n’y a rien de planté de ce côté ?

— C’est parce qu’on n’a pas encore planté nos semis. Il faut bien respecter le calendrier des plantations, ni en avance, ni en retard ! Dans certains pays producteurs, pour les roses par exemple, toutes les quatre semaines ils ont des roses qui poussent. Ça se voit vite, dans les bouquets, quand les roses sont importées : elles n’ont aucune odeur et sont toutes calibrées. La tige fait 40 centimètres, pas plus, pas moins. »

Pour que s’en sortent Marine et les autres producteurs, ou consommateurs, d’ailleurs, qui n’ont plus envie de pesticides dans leurs narines, de milliers de kilomètres en avion et de frigos pour leurs fleurs, ou qui, même, n’ont encore aucune idée de tout ça, il faudrait que l’état mette son nez dans tout ce bazar.

Où en est-on, de ce côté-là ?

Nulle part, ou presque.

Les chambres d’agriculture en France semblent se contenter d’observer les faits. « En fleurs coupées, la France est particulièrement déficitaire. De janvier à septembre 2022, nos importations ont ainsi atteint la valeur de 247 millions d’euros dans cette catégorie. » Mis à part ces constats froids, rien. Enfin si : les institutions se targuent d’avoir créé de multiples labels pour redorer le blason français. « Fleurs de France, Plante Bleue, Label rouge, agriculture écologique… » Des titres « honorifiques » qui garantissent « le respect d’un cahier des charges qualitatif » ou encore, pour certains, une production sur le sol français – mais pas une agriculture biologique, compliquée à mettre en œuvre faute de semences bio – on l’a vu. Ou encore l’assurance d’une « bonne tenue en vase ». Si ça se casse pas la gueule sur la table, c’est déjà ça...

Au niveau européen, un autre label valorise les bonnes pratiques sociales, environnementales et économiques. Mais quid pour empêcher la concurrence de fleurs à bas coûts poussées à l’autre bout du monde ? Pour assurer leur innocuité, même si on ne mange pas nos fleurs ?

Rien. En 2022, un sénateur (PS), Jean-Noël Guérini, écrit au ministère de l’Agriculture. « À l’arrivée des roses en France, aucun contrôle sur la teneur en pesticides n’est effectué, car il n’existe pas de réglementation sur les limites de taux résiduels, dans la mesure où nous ne mangeons pas les fleurs. Pourtant, après analyse, ces fleurs importées peuvent comporter jusqu’à 40 substances différentes dans un seul bouquet, certaines en quantité non négligeable (plus d’un milligramme par kilo), bien qu’elles ne soient pas autorisées dans l’Union européenne. »

La réponse du ministre, un mois plus tard, est sidérante. « L’utilisation des produits phytopharmaceutiques sur les cultures destinées à l’alimentation humaine ou animale peut entraîner la présence de résidus, susceptibles de constituer un risque pour la santé du consommateur. Cette présence est encadrée au niveau européen par l’établissement de limites maximales de résidus (LMR), qui sont les niveaux supérieurs de résidus de pesticides légalement admis dans ou sur les aliments destinés à l’alimentation humaine ou animale. [...] Depuis plusieurs années, des études montrent la présence régulière, sur des plantes ornementales non destinées à la consommation, de résidus de substances phytopharmaceutiques dont certaines ne sont pas approuvées dans l’UE, à des niveaux parfois élevés. » Et de conclure : « Cependant, ces LMR ne s’appliquent pas aux végétaux non comestibles. » En résumé : c’est mauvais pour la santé, on constate des niveaux élevés, mais c’est comme ça, aucune législation ne s’applique aux fleurs.

Nous voilà rassurés.

Mais ne soyons pas mauvaise langue : en 2017, les autorités françaises ont demandé à la Commission européenne de conduire une étude préliminaire pour encadrer les importations, et identifier les risques d’exposition aux intrants chimiques lors de la production, la commercialisation et la consommation des fleurs coupées.

À ce jour, les études n’ont toujours pas été menées… Mais c’est sans doute qu’il faut prendre son temps, respecter le rythme des saisons, avant d’arrêter de détruire la planète, et d’éviter à Anne-Sophie de fermer boutique.