Selon un rapport de la Fondation pour le logement des défavorisés sorti ce lundi, 350 000 personnes vivent sans domicile en France, en 2025. Ça m’a fait penser à ma rencontre, la semaine dernière, avec Sofia, avec ses trois enfants. Abandonnés à la rue, à Amiens...
Sofia, ses gamins et les 350 000 autres invisibles à la rue

« Allo ? Allo ? Mes enfants sont à la rue… Inès, 7 ans, Naël, 10 ans, Amir, 13 ans. On est devant la gare, elle vient de fermer, il est minuit…
– Madame pour cette nuit, désolé, pas de solution pour vous...
– C’est pas pour moi, c’est pour mes enfants ! Demain ils ont école tous les trois. Il fait deux degrés…
– …
– Même pas des couvertures ? »
Ça fait cinq jours que Sofia appelle le 115 toute la journée, tous les soirs. Depuis le 22 janvier, le gymnase et ses cinquante places d’hébergement d’urgence a fermé. Le plan « grand froid », déclenché le 9 janvier ? Terminé. Deux degrés, il fait assez chaud, pensez donc…
En arrivant à la gare d’Amiens, ce matin-là, je vois dehors, devant le hall, trois personnes à même le sol, sous des couvertures de survie. Moi, je file au Secours Catholique d’Amiens. J’ai rendez-vous avec Sofia, ce matin. Elle m’attend dans le hall. Ses trois enfants, hauts comme trois pommes, gros bonnets sur la tête, sont assis sur les escaliers. Pas d’école aujourd’hui, le plus grand est malade, une bronchite. Jean-Baptiste, bénévole du Secours Catholique, nous trouve une salle à l’étage. Deux chaises, on s’installe. Sofia me raconte. « On était hébergés chez mon frère à Amiens, mais il a trois enfants, ça faisait six enfants dans un petit appartement. Des embrouilles. J’ai appelé le 115 pour la première fois il y a cinq jours, le 24 janvier. Pas de chambre. On a passé notre première nuit à la rue, c’est la première fois que ça nous arrive, je savais pas quoi faire, j’ai les enfants, un cauchemar. On a tourné dans les rues, on marche, on s’assoit, les enfants commencent à pleurer, j’ai fait la psychologue pour qu’ils tiennent, une nuit vraiment difficile. J’ai repéré les maisons avec garage pour être en sécurité, pour s’abriter. Une nuit cauchemar pour moi, les enfants choqués, on n’a presque pas dormi. Et vers 6 heures du matin, j’ai dû emmener les enfants à l’école, trois lieux différents. J’ai mis le plus grand dans le bus. Après avoir déposé la dernière, je me suis écroulée ».
Sofia fond en larmes.
Moi, je sens la rage monter.
Comment l’État français, sixième puissance mondiale, peut-il laisser des enfants dormir à la rue ?
C’est Louis Patoor, bénévole du Réseau éducation sans frontières, qui m’avait mis en contact avec Sofia. Lui, c’est son quotidien, tout ça : chaque soir, des dizaines de familles avec enfants se retrouvent sans solution. En 2023, RESF comptait 120 enfants et une cinquantaine de familles à la rue, rien qu’à Amiens.
« Et depuis ?
– Depuis, on ne fait plus les comptes. La situation s’est trop aggravée. Beaucoup de femmes et d’enfants. C’est non-assistance à personnes vulnérables en danger, pourtant, c’est le code pénal. J’écris tous les jours à monsieur le préfet… » Face à l’abandon du préfet, donc de l’État, le mouvement RESF, grâce aux dons, a payé l’auberge de jeunesse à la famille, pour cette nuit. Notre copine Sybille, également bénévole à RESF, a trouvé cette solution temporaire, qu’ils dorment au chaud, au moins.
Sofia a quitté l’Algérie, son mari est lui resté là-bas : « Les enfants étaient en danger, en Algérie. Ça ne se passait pas bien du tout à l’école. Mon fils a pris des coups de compas dans les yeux, il a eu une hémorragie interne à l’œil. Mon petit de dix ans, attrapé par les cheveux et traîné comme une serpillère. Les profs, avec 45 élèves par classe, m’ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire. J’ai pas voulu aller à la police, sinon en Algérie, derrière, avec la famille de l’enfant, ça ne se passe pas bien. On a eu des menaces, beaucoup de violences. » Le mari de Sofia a un salaire de 150 euros : difficile de les aider. Alors, chaque jour, comme des dizaines d’autres familles, Sofia appelle le 115. « J’appelle toute la journée. À 19 heures, ils me disent de patienter jusqu’à 23 heures. » 23h00, c’est l’heure où on sait si la seule chambre pour les femmes victimes de violence sera disponible. Et rebelote le lendemain : un jour sans fin.
Sofia veut à tout prix bosser pour sortir de cet enfer. « Je cherche un travail. Je suis une dame active, j’aime travailler, je veux bosser pour mes enfants, pendant qu’ils sont à l’école. J’ai fait deux formations à l’Université, une formation de trois ans et une autre de deux ans. Je veux bosser, il y a des endroits où ils ont besoin de monde, ils voudraient me prendre, mais je n’ai pas le droit de travailler ici », faute de titre de travail. Et pourtant, ce ne sont pas les besoins qui manquent : dans le seul secteur de l’aide à la personne, des crèches aux Ehpad, la France a un besoin immédiat de 150 000 aidants, selon la Fédération des entreprises de services à la personne (FESP).
Jean-Baptiste, arrivé du Congo et bénévole au Secours-Catholique depuis dix ans, soupire : « on a une augmentation des familles qui ont besoin d’aide. Des familles avec des enfants ! Heureusement, ils peuvent recevoir des soins gratuitement ici tous les mercredis. Le bâtiment est mis à disposition par le Secours catholique. Moi ? Je suis venu ici pour aider les gens. » On est dehors, le local est surplombé par une église immense, l’église Saint-Rémi. Sylvie vient déposer des vêtements chauds : « pour les personnes qui ont besoin, les vêtements de ma fille ». En attendant de dégager des dirigeants qui laissent dormir des enfants à la rue, en attendant de changer ce monde-là, la solidarité, les cœurs vaillants de Sybille, Louis, Jean-Baptiste et de tous les autres font honneur au pays.