n° 110  

Sur la piste des étrangleurs (et de leurs complices)

Par Cyril Pocréaux |

Ils étranglent les clients – les Français.
Ils étranglent leurs propres salariés, leurs gérants.
Ils étranglent leurs fournisseurs.
Ils étranglent, même, les comptes publics.
Tout ça avec la bénédiction de nos dirigeants…
Bienvenue dans le monde merveilleux de l’inflation, des négo bidons, des malversations.
Bienvenue dans le monde de la grande distribution.



« Et là, les billets ont commencé à tomber du ciel, pour soutenir la lutte des grévistes.
— Nan mais c’est quoi cette histoire ? Ça n’arrive qu’à la télé, ça. T’as trop regardé La Casa de Papel !
— Si, je te jure. Je crois que les gens n’en peuvent plus, de l’inflation et des marges de la grande distribution, du coup ça donne des réactions comme ça.
— Bon ben écoute, faut aller voir sur place… »
Guillaume me racontait des scènes dont il avait entendu parler du côté de Champigny, en banlieue parisienne. J’y croyais qu’à moitié, alors je l’ai envoyé voir sur place…

 « On ne peut même plus acheter ce qu’on vend ! »

Champigny‑sur‑Marne (94), le 11 octobre.

Bienvenue aux Boullereaux, quartier très populaire de Champigny, à l’est de Paris. Les Boullereaux, ses briques rouges, ses 40% de logements sociaux. Un labo du communisme municipal, aussi : les cocos ont géré la ville pendant 70 ans, jusqu’en 2020. Mais là, c’est les employés de l’Intermarché, au cœur de la cité Prairial, qui reprennent les choses en main : début septembre 2023, ils se sont mis en grève, à 80%, dont une grande majorité de femmes – pour la première fois pour la plupart. « Ce qui a déclenché la grève ? C’est un ras‑le‑bol général : avec l’augmentation des prix on ne pouvait même plus acheter ce qu’on vendait en magasin. » Siham (on a modifié son prénom, elle préférait), une jeune brune, trentenaire je dirais, la voix douce mais assurée, est très occupée, mais prend le temps de discuter, pendant sa pause. « Faut savoir qu’au bout de vingt ans de boîte, certaines d’entre nous sont encore payées 1400 € par mois. » Ici, tout le monde se connaît, et le magasin est le lieu de rencontre du quartier. Clients comme salariés, chacun fait comme il peut pour supporter la hausse des prix. Devant le bac des « dates courtes », on tombe sur Marie, 61 ans, comptable à l’affût d’un bon plan. Attention, conseil : « Là, dans ce bac, c’est les bonnes affaires. Les produits sont bientôt périmés, donc moins chers. » Elle sourit, et glisse, sur le ton de la confidence, comme si elle ne voulait pas qu’on l’entende : « Mais je vais vous donner une astuce : vous les achetez et vous les congelez tout de suite pour les conserver longtemps. C’est ce que je vais faire avec ces cuisses de canard. Bon, encore, moi j’ai de la chance, je gagne bien ma vie, mais pour les personnes qui touchent le Smic, je n’imagine même pas… » Natalie, par exemple, dans le rayon juste derrière. Natalie, elle était femme au foyer, aujourd’hui retraitée. C’est pas Byzance, du coup, niveau revenus. « Pff… Certains produits, personne n’ose plus les acheter tellement ils sont chers », elle soupire. « Par contre, le rayon des œufs est pratiquement vide : les gens ont remplacé la viande par les œufs, moi la première. L’inflation, elle touche tout le monde. »

Et l’argent qui tombe du ciel, au fait ? « Ah mais oui, bien sûr que c’est vrai ! » s’emballe Siham. « Des habitants du quartier nous aidaient comme ça. Par exemple, une dame âgée, qui avait du mal à se déplacer et à descendre de chez elle. Comme elle habite dans l’immeuble en face, elle nous voyait tenir le piquet de grève tous les jours et nous faisait des signes d’encouragement. Un jour, elle nous a laissé tomber un billet de 10€ du haut de son balcon. Ça nous a fait chaud au cœur, ce soutien. Ça nous a aidés à tenir pendant la grève. Le restaurant japonais, à côté du magasin, nous a apporté de la nourriture. » Elle se marre : « Pour certaines, c’était la première fois qu’on goûtait des sushis. Un grec, aussi, nous a apporté des tacos. Des mamans du quartier sont venues nous donner du tieb. On en avait bien besoin : rester sur le piquet de 9h à 20h, malgré la pluie, c’était parfois plus fatiguant que de travailler. »

Natalie faisait aussi partie des donatrices : « Je connais tout le monde : Véro, Fred [elle pointe du doigt deux employés], les caissières. Alors, chaque jour, pendant la grève, j’allais mettre quelque chose dans la caisse. Mais c’est bien normal de se battre pour son salaire quand on voit qu’il n’augmente pas alors que tous les prix explosent. » Laurence Viallefont, de la CGT de Champigny, a suivi le mouvement. Cet élan de solidarité, elle n’en revient toujours pas. « C’est un des quartiers les plus pauvres de Champigny, mais la solidarité a été incroyable. Rien qu’avec les dons des clients et des habitants du quartier, la caisse de grève est montée à 689 euros. Il faut se rendre compte de ce que ça veut dire : certains venaient faire leurs courses avec des budgets serrés et repartaient en ayant mis plus d’argent dans la caisse de grève que dans leurs courses ! J’avais rarement vu ça. C’était vraiment une grève de la dignité. »

De la dignité, mais de l’adversité, aussi : en face, c’est donc Intermarché, du groupe Les Mousquetaires, mastodonte de la grande distribution, 48 milliards de chiffre d’affaires en 2022, en augmentation de plus de 10 milliards depuis 2019. Grâce, ils s’en félicitent publiquement, à une « accélération des économies de fonctionnement ». Ange, le directeur du magasin de Champigny, qui venait d’arriver en poste au moment de la grève, court d’une caisse à l’autre. Il a dû faire tampon entre ses salariés et la direction. Il soupire, et on le sent pris le cul entre deux chaises : il a des objectifs à tenir. « Je comprends le patron qui ne peut pas se permettre de trop dépenser dans la masse salariale… Mais c’est vrai : aujourd’hui, l’inflation est un vrai problème pour les clients, mais aussi pour les salariés. »

Grande distrib’, gros gavage

La grande distribution, en France, c’est :
‑ 800 000 employés.
‑ Plus de 2000 hypermarchés et 10 000 supermarchés.
‑ Un chiffre d’affaires proche des 200 milliards d’euros.
‑ Six grands groupes qui se partagent 90 % du marché : Carrefour, Auchan, Leclerc, Casino, Les Mousquetaires et Système U.
‑ Une grande partie des salariés au Smic, ou proches du Smic. Mais à titre de comparaison, Alexandre Bompard, PDG de Carrefour, gagnera lui 10 millions d’euros en 2023. Proxinvest, l’agence qui étudie les comportements des gros dirigeants et des conseils d’administration, évoque d’ailleurs pour les rémunérations chez Carrefour « un manque de transparence, de cohérence et de sérieux du conseil [d’administration] déplorable ».

 « Avec le slip sur la tête. »

Paris, gare Montparnasse, le 7 novembre.

« En l’espace d’un an, Leclerc a vu son chiffre d’affaires bondir de 8,5 % pour atteindre les 55,6 milliards d’euros en 2022. Grâce à une politique de prix agressive, la petite épicerie bretonne fondée par le père du très médiatique Michel‑Édouard est devenue la première enseigne de grande distribution en France. Mais à quel prix ? Petits arrangements avec les contrats de travail, utilisation abusive de main‑d’œuvre, coup de pression sur les fournisseurs récalcitrants… Si l’inflation record mine bien le porte‑monnaie de ses clients, elle fait aussi les affaires de l’enseigne qui porte son nom. » En ce début d’automne, quelques jours après la grève de Champigny, nouvelle alerte : « Complément d’enquête », le magazine de France 2, sort une enquête au vitriol sur la grande distribution, en s’appuyant sur l’exemple de Leclerc. Avec ce paradoxe : alors que les Français doivent se serrer la ceinture un peu plus chaque jour, se restreindre, que de plus en plus d’étudiants sautent des repas ou que des parents en font autant pour que leurs gamins mangent, alors que les témoignages dans ce sens affluent depuis deux ans, la grande distribution voit ses bénéfices exploser. Mais comment ils font, avec les coûts des matières premières qui augmentent ?
« Tiens, ça me fait penser à un gars que je connais, qui est poète.
— Non mais tu sais que je bosse sur la grande distribution, là ? On n’est pas vraiment dans la poésie…
— Oui mais justement, c’est un repenti de la grande distribution. Il a eu une vie et un parcours incroyables, et il occupait un poste important chez Leclerc, donc. Faudrait que tu le rencontres. »

Camille, il a toujours des gars étonnants dans son répertoire. On a donc pris rendez‑vous avec Daniel S. Et on s’est posés un long moment, à la gare, entre deux trains.

Qu’on vous raconte, donc, les débuts, à gros traits, car il y aurait trop à dire : au milieu des années 60, le petit Daniel a six ans et se sauve chaque semaine de la maison pour aller à la messe, touché par une foi mystique qui ne le quittera pas. Plus tard, à l’école, il constate vite qu’il passe « plus de temps à regarder les jambes de la prof de maths que les équations au tableau ». Alors, comme il ne veut pas « devenir un gros con de notable », et que sa foi le rattrape, à 18 ans il prend à nouveau la tangente, sans prévenir qui que ce soit. « J’avais vu aux actualités parler des massacres de Chrétiens au Liban. Je suis parti comme ça, pour les défendre, du jour au lendemain. » L’épisode va changer sa vie, à jamais. « Là‑bas, on a fait les pires des choses. Tant que t’as pas eu un mec à genoux devant toi et que t’as pas tiré, tu sais pas ce que ça peut être. » On le sent secoué, la gorge nouée. « Je suis revenu brisé, mais j’ai réussi à me trouver une place à la fac. Puis, comme j’avais fait des études de sciences, que je savais naviguer, je suis entré dans l’armée. Là je me suis retrouvé sur un poste où mes missions étaient parfois de ramener les forces spéciales à bon port après une intervention, à la boussole et à la règle de calcul, y avait pas de GPS à l’époque. Ce qui était important, c’est de vivre ou de mourir. Le reste, c’est des détails. »

Quel rapport avec la grande distribution, vous me direz ?
On y vient. Au sortir de l’armée, Daniel s’y engage, comme on reprend l’uniforme. « C’était opérationnel, fallait avoir des résultats, manager. On m’avait appris ça, à l’armée. Je suis entré chez Carrefour comme chef de rayon en 83 ou 84, à 24 ans. » En 1990, il est recruté par Leclerc, où il va gravir les échelons, ouvrir ses propres magasins, jusqu’à être envoyé à l’étranger. L’enseigne s’ouvre alors à l’international. Sa mission : atteindre les « seuils critiques », faire des magasins, là‑bas, des affaires rentables. Rogner, racler, du coup, sur chaque dépense.
« Et là, je me suis mis à négocier avec les fournisseurs, comme on fait dans tous les magasins. Franchement, c’était la chose la plus terrifiante…
— Terrifiante ? À ce point‑là ? Parce que, vous en avez vu, j’imagine, des choses terrifiantes dans votre vie…
— Non mais ça… C’est d’une violence qu’on n’imagine pas. Les fournisseurs, ils viennent te vendre leurs produits, et toi tu essaies de les avoir au prix le plus bas possible. Tu leur pètes la gueule. Peut‑être pas physiquement, mais c’est tout comme. Les gars, ils sortent avec le slip sur la tête. Le type qui vient négocier, tu lui expliques que tu vas le retirer des rayons pendant six semaines s’il ne baisse pas ses prix. Alors attention : si tu fais ça à Coca‑Cola, bon, ça les emmerde un peu, mais ils s’en sortent sans trop de souci. Et toi, si tu n’as plus de Coca, ben les gens ils vont finir par aller voir ailleurs. Donc tu le fais pas. Non, le souci, c’est pour les petits producteurs et fournisseurs, les PME. C’est eux qu’il faut protéger, parce que sinon, face à Carrefour, à Leclerc… ils sont morts.
— Mais comment ça se passe, concrètement, une négociation ?
— Ça se passe comme je t’ai dit :
"Si vous me donnez ce que je veux comme prix, ça se passera bien, sinon on vous coupe vos références." Mais parfois, le mec ne veut pas, parce qu’il vend à perte, il va perdre de l’argent en nous vendant ce qu’il produit ! Mais on ne lâche pas. J’ai vécu des trucs… On pouvait enfermer les mecs dans le noir, et revenir quinze minutes après… Mais il sait qu’on peut sortir ses produits du magasin pendant plusieurs semaines. Alors, il va être obligé de baisser ses prix autant qu’on veut. Il va aussi devoir payer lui‑même une remise qu’on fait en magasin, si tu l’exiges.
— De l’intimidation, même physique, quoi.
— Oui, mais de tout ça, vous n’en trouverez jamais aucune preuve, aucune trace écrite. Tout se faisait à l’oral. Les fournisseurs ne pourront jamais aller pleurer. À l’étranger, on me présentait aussi à des gars du milieu, des gars qui pouvaient faire beaucoup d’argent en récupérant pour vous des emplacements commerciaux, parce que c’est le nerf de la guerre, les emplacements.
— Le « milieu », c’est le banditisme ?
— Oui, bien sûr.

— Mais vous, vous trouviez ça normal tout ça ? D’en arriver là ?
— Pfff… Les hommes sont ce qu’ils sont, mais moi, quand j’ai eu ma première BMW à 30 ans, une maison immense avec piscine… Ben, j’étais content. J’étais content, mais pas heureux, je m’en suis rendu compte plus tard. Sans toute cette puissance, tout ce fric qu’il y avait autour de nous, je pense que je serais resté dans les rails. Attention, hein, personne ne m’a mis un pistolet sur la tempe pour que je fasse tout ça. Mais j’étais aveuglé. J’avais renié tout ce à quoi je croyais quand j’étais gamin. J’ai pété les plombs de partout. Je suis parti, en 2014, parce que j’en avais marre, ce n’était pas moi. Je l’ai dit à Michel.
— C’est qui, Michel ?
— Michel‑Édouard, Leclerc. Mais ça l’a mis en colère. Il m’a dit
"C’est moi qui décide qui part ou pas." Mais moi, j’avais une autre notion de ce que devait être le partage.
Y avait des choses que je n’avais pas envie de continuer à vivre. Mais je comprends aussi sa colère : il se trouvait face à un mec qui lui faisait la morale, après être resté quinze ans au cœur de son système. Et Michel c’est vraiment pas le pire...
— Mais comment il peut dire
"c’est moi qui décide qui part ?"
— Ils tiennent tout le monde, car les gérants veulent souvent que leur fils reprenne l’affaire derrière eux. Mais pour ça, ils doivent passer devant le "conseil", qui valide ou pas la candidature, en fonction de leur comportement. C’est un jeu d’influence, et ils tiennent tout le monde. Moi, quand je suis parti, ça a été dur, on a fait courir des rumeurs sur moi… Même que j’étais mort !
— Et vous en pensez quoi, de l’inflation, des marges ? Au final, ce sont les gens qui payent…
Leclerc, et toute la grande distribution, ils ont encore fait exploser leurs marges avec le Covid. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait plus les petits magasins, donc plus aucune concurrence, donc plus de repères pour les gens. Avant, ils allaient en grande surface parce qu’ils payaient 1 €, alors que chez l’épicier du coin c’est à 1,50 €. Mais sans ce repère, la grande distribution a pu augmenter à 1,20 €, comme ça, d’un coup. Quand j’ai commencé dans la grande distribution, la boucherie par exemple faisait 15 % de marge. Quand j’en suis parti en 2014, elle faisait 25 %. Et aujourd’hui, je n’imagine même pas. Et ces marges, comment on les répercute ? Et les employés ? Quand un magasin gagne 1 million, combien les employés sont payés ? Et encore, les employés, les gérants, une bonne partie font bien leur travail, avec conscience. On est surtout prisonniers des actionnaires et du conseil d’administration.
— Vous avez un côté repenti, c’est vrai !
— Mais bon, j’ai participé à ça, pendant des années. Franchement, quand je vois ce que j’ai fait, j’ai vraiment été un sale con. Faut appeler un chat un chat. Sur le moment… Des fois, on n’est pas fiers de ce qu’on fait, dans la vie. J’ai mis dix ans à me racheter, et maintenant j’ai ma conscience pour moi. »

Ma conscience, à moi, me travaillait à nouveau.
Depuis un sacré moment déjà, plusieurs années en fait, je me disais qu’il fallait que je rappelle Thierry Gautier. On l’avait rencontré, avec Ruffin, c’était en 2019. Un jeune gars, la trentaine, le regard franc, le propos clair, déterminé malgré l’adversité. Il était spécialement venu à Paris pour nous voir. Gérant de magasin Casino, il nous avait étalé, au bistrot, une cohorte de scandales dans les pratiques du groupe de grande distribution. On en était ressortis abasourdis, se promettant de raconter tout ça. Et puis, les sujets à traiter s’étaient empilés, comme souvent, le quotidien avait pris trop de place, comme toujours, et je retrouvais régulièrement mes post‑it : « raconter l’histoire de Thierry Gautier. »

Jusqu’à que je tombe sur un article, en ce mois d’octobre, dans la Lettre : pour présenter des résultats annuels positifs à ses créanciers, et masquer son endettement, Casino, le groupe de Jean‑Charles Naouri, se serait selon le média livré pendant des années à une petite manœuvre : il aurait émis des dizaines, des centaines de milliers d’euros de factures envers ses magasins franchisés, à chaque fois fin décembre, juste avant la clôture des comptes. Avant de rendre la somme quelques semaines plus tard, une fois les bilans comptables établis. Casino qui avait déjà été sanctionné par l’AMF, l’autorité des marchés financiers, pour « avoir diffusé des informations fausses ou trompeuses susceptibles de fixer le cours » de la maison mère « à un niveau anormal ou artificiel ». Puisqu’on avait décidé de vous causer de la grande distribution, c’était l’occasion.
Alors, déjà, j’ai repris mes notes de 2019…

Grattage de tous côtés

« Avec l’inflation, plusieurs enseignes en profitent pour faire des marges énormes… 20 %, 30 % sur certains produits… » Steven, c’est un pote d’enfance, on avait dû se rencontrer quand on avait quinze ans. Voilà trois ans que je ne lui avais plus parlé, mais je me souvenais vaguement qu’il bossait pour une grosse boîte d’agro‑alimentaire, celles qui fournissent la grande distribution, donc. Steven, il en a souvent en face de lui, des négociateurs comme Daniel, des gars qui ne lâchent rien. Je lui ai passé un coup de fil. « Les distributeurs, ils essaient de gratter de l’argent de partout. Ils tournent constamment en sous‑effectif pour réduire les coûts. Je me souviens d’un directeur de supermarché qui me demandait de participer aux frais d’électricité pour le frigo à boissons qu’on lui prêtait. Attends mec, je suis déjà gentil de te prêter un frigo, faut pas abuser non plus ! Chaque magasin fait tellement pression pour être moins cher que le concurrent d’en face qu’au bout d’un moment, ce n’est même plus rentable pour les fournisseurs. Mais tout ça, ça reste informel. Il ne faut surtout pas laisser de trace écrite. » Les profits, eux, sont bien réels. « Une bonne marge, pour eux, c’est 10 %. On ne se rend pas compte, mais c’est énorme. Ils traquent vraiment la moindre économie. » Le problème c’est que, à l’autre bout de la chaîne, les prix continuent de grimper pour les clients. Et que le grattage a donc lieu des deux côtés…

 « On y laisse des plumes… »

6 février 2019, Paris.

« Je me suis souvent demandé si j’arriverais à tenir. Parce que, pour parler de cette affaire, faut commencer par mettre sa tête sur le billot… J’ai fait un burn‑out, un malaise en conduisant sur l’autoroute, j’ai dû aller à l’hôpital. Aujourd’hui j’ai 35 ans, trois enfants, je ne les vois quasiment jamais, et ma situation elle est… chaotique, on va dire. Au départ, ma femme, elle ne comprenait pas ma démarche, heureusement maintenant elle comprend. Ma maison, je l’ai achetée, revendue, je ne prends jamais de vacances. C’est jamais sans conséquences, ces affaires‑là. On y laisse des plumes… »

Devant son café, Thierry a fini par fendre l’armure, mais il a fallu du temps, une heure, deux, peut‑être, d’entretien. Il avait trop à dire, à détailler, par le menu, les manœuvres surprenantes – et c’est peu dire – de son employeur. On vous brosse déjà sa vie, ici, rapidement… Thierry entre chez Casino en 2007, à Douai, dans le Nord. Cet ancien de Carrefour y ouvre son premier magasin, avec son épouse. Avec un statut étrange, celui de « gérant non salarié ». Le couple est rémunéré par commission, « 6,2 % » des bénéfices du magasin. Un peu plus bizarre encore : on leur demande de payer les employés de l’établissement sur leurs fonds propres, tandis que Casino les rembourse, eux, comme s’il s’agissait de notes de frais. Les Gautier sont mutés à Caen, pour ouvrir un nouveau magasin, puis reviennent dans le Nord, à Roubaix cette fois. Mais puisqu’il refuse de travailler 7 jours sur 7, d’ouvrir le dimanche après‑midi, Casino renâcle de plus en plus à rembourser les salaires de ses employés. Jusqu’à ne plus rien rembourser du tout.

Heureusement, l’affaire roule, et les commissions sur bénéfices permettent de vivre, et plutôt bien, tout en finançant les employés. Mais quand Casino commence à rogner sur les primes, les choses se compliquent. Les Gautier ne touchent même bientôt plus rien du tout, excepté la commission. Problème : ils sont toujours censés régler, depuis leur compte personnel, les payes des employés de leur magasin. Thierry commence à poser des questions à sa direction, qui restent sans réponse. On est en 2014, et des inspecteurs de l’Urssaf vont faire s’ébranler le château de cartes…

Thierry : « Les inspecteurs souhaitaient faire un contrôle "sur pièces" : voir si je ne payais pas des gars au black. Ils voulaient le grand livre de comptes de mon magasin. Je leur ai répondu, par mail, que je pouvais au mieux leur servir un café et un sucre, mais que je n’avais aucun document, à part les feuilles de paie des salariés, qu’un cabinet comptable payé par Casino m’envoyait chaque mois. Alors ils m’ont demandé ma fiche de compte professionnel, je n’avais toujours rien à leur donner. "Je les paye avec mon compte perso", je leur ai expliqué. Ils ont exigé que je leur envoie tous mes relevés de compte perso depuis des années, ça m’a coûté 1700 euros auprès de la banque pour les récupérer ! Du coup, j’ai contacté le responsable des ressources humaines de Casino, pour comprendre pourquoi les inspecteurs avaient l’air contrariés. "Oh non, il a fallu que ça tombe sur vous…", il m’a dit. J’ai quand même trouvé ça bizarre… »

 « À dix milliards, j’ai arrêté de compter. »

Thierry a une formation de juriste. Et il est sacrément pointilleux. Et tenace. Alors, il commence à regarder tout ça de plus près, « à tout éplucher ». À tirer, soigneusement, méthodiquement, le fil de la pelote. Comprend que payer des salariés avec un compte personnel est théoriquement impossible, et même « illégal ». Et, surtout, que « la masse salariale ne peut pas être déclarée comme des frais, parce que c’est ce qu’ils faisaient, en fait, en me remboursant les salaires ». Dans la foulée, il contacte le service des impôts des particuliers. « Ils m’ont dit que ça n’allait pas du tout. Qu’ils en feraient part à leur hiérarchie. » Peu après, il reçoit une autre visite, au magasin de Roubaix : un commissaire de police, cette fois. « Il me dit : "Je voudrais parler au gérant. – C’est moi. – Ah non, regardez, le gérant j’ai sa photo, c’est monsieur Yann M., c’est pas vous…" C’était pas moi, en effet, sur la photo, rien à voir. Et là, j’ai compris que Casino ouvrait des supérettes avec des prête‑noms. Des cadres de l’entreprise. Tout ça pour pouvoir muter les gérants à tout moment, à volonté. »

Thierry continue à tirer le fil, et finit par comprendre le système des « gérants – employeurs ». Par comprendre l’énorme, l’immense arnaque qu’il représente : « Voilà comment ça marche : Casino rend le gérant de la supérette employeur. Un exemple : ils vont me verser 10 000 euros de rémunération, pour ma femme et moi. Sauf que sur cette somme, il y a 6000 euros avec lesquels on doit payer les salaires de nos employés, y compris les cotisations. Ça apparaissait sous une ligne qui disait "personnel de vente".

— Mais on ne peut pas être salarié et employeur, tu l’as dit…
— Bien sûr que non. C’est totalement illégal ! Une personne physique ne peut pas être employeur, ou alors uniquement pour un jardinier, une nourrice… Mais pas pour embaucher des caissiers ou des caissières ! Mais c’est comme ça pour tous les gérants de France. En fait, ils utilisent des comptes personnels pour un usage professionnel. Avec ce système, c’est simple, les salariés ne peuvent prétendre à aucun droit. Si le gérant ne veut plus les payer, ça s’arrête du jour au lendemain. Moi, mes employés, si je les licencie, ils sont dans la merde, sans droits au chômage. Du coup, je ne peux pas arrêter la machine. Les vraies conséquences, elles vont apparaître quand tous ces gens partiront à la retraite…
— Attends, attends… Techniquement, administrativement, comment c’est possible, puisque c’est illégal ?
— Parce que la Banque postale a signé un accord avec Casino pour faire passer ça. Et Fiducial
[une holding française de comptabilité et gestion] enregistre nos noms. Ils nous envoient juste un document pour dire qu’on a payé des gens. Mais ce n’est pas légal. D’ailleurs, on n’était pas enregistrés au tribunal de commerce, et ils nous avaient créé de faux numéros Siret, qui n’étaient même pas valides : ils avaient été créés juste pour Casino.
— Je ne suis pas spécialiste en droit fiscal des entreprises, mais y a autre chose qui me semble étrange, là‑dedans : tout passe par vos comptes personnels ?
— C’est l’autre particularité du système qu’ils ont mis en place : on est responsable des bilans et de l’équilibre du magasin sur nos fonds propres.
— Pardon ?
— Sur notre argent personnel. S’ils me livrent pour 50 000 € de marchandise, et que moi je ne vends que 20 000, je leur dois 30 000. Sur mes fonds propres. Les commerciaux arrivent dans le magasin, et préviennent qu’on a quinze jours max pour combler la dette :
"Vous nous devez 30 000." Et bien sûr, il n’y a jamais de facture ou de document en face.
Ils positionnent le déficit comme le bénéfice chez eux, sur un compte général de dépôt. Et nous mettent même des agios quand on est dans le rouge ! Mais, bien sûr, pas d’intérêts dessus quand c’est positif ! En fait, ils font un usage illégal de la profession de banquier. Leur compte de dépôt, c’est rien d’autre qu’une caisse noire, en fait. — Carrément…
— Bien sûr. Et quand il y a des bénéfices, on peut prendre directement dans la caisse, en cash.
— Et vous le faites souvent ?

— Quand j’ai compris comment ça fonctionnait, oui, j’ai décidé de me rémunérer sur la caisse noire. Parce qu’en fait, en payant les salaires et cotisations des employés, il ne me reste plus rien. Niveau salaire, je suis à zéro. Je vis sur les commissions, ou alors sur ce que je prends dans la caisse noire. Le "Code 39", on appelle ça, à Casino : tu signales juste ce que tu prends sous cette appellation, "code 39". C’est prélevé sur le compte général de dépôt, tous les gérants peuvent prendre. On fait ça une fois par an, au minimum. Bien sûr, tout ce qu’un gérant prend en "code 39", ce n’est pas du salaire. Avec ce système, finalement, si un magasin fait un bénéfice de 20 000 mais que 15 000 passent en rémunération du gérant, Casino ne paie des impôts que sur 5000 €… C’est comme s’ils faisaient passer la masse salariale en frais réels, en fait.
— Tu es en train de m’expliquer que Casino ne paie pas les cotisations sociales ni patronales de milliers d’employés dans ces magasins, ni même une partie de ses impôts sur les bénéfices…
— C’est exactement ça. En revanche, ils tiennent un double discours auprès des différentes administrations : ils se débrouillent pour faire passer mes salariés pour les leurs auprès de l’Urssaf et toucher le CICE, le Crédit impôt compétitivité emploi.
[On vous en avait parlé, dans Fakir, de ce scandale du Crédit impôt compétitivité emploi, plus de 20 milliards offerts chaque année aux grandes entreprises pour aucun emploi créé, ou quasi, au final.] Donc, le manque à gagner est colossal pour l’État. Moi, ma supérette avait 10 000 euros de masse salariale mensuelle. Et vous avez entre 6 et 10 000 gérants associés, autant de comptes personnels utilisés pour payer les salariés. Alors, oui, c’est colossal.
— De combien, tu as une idée ?
— À une époque, je faisais les calculs. J’additionnais. Mais moi, je ne suis pas un chevalier blanc, je suis toujours en activité : tout ce que je fais là, je le fais la nuit.
J’ai arrêté de compter à dix milliards…

200.000 euros de déficit… en cinq minutes chrono !

Comment le système peut‑il tenir, à si grande échelle, si longtemps ?
Les gérants l’accepter, quand ils découvrent l’arrière‑cuisine ? Se taire – un temps du moins, on le verra plus loin ?
C’est que le principe de rendre le gérant responsable sur ses fonds propres, « ça leur permet de faire de nous ce qu’ils veulent », raconte Thierry.
Comment ? Par le miracle de l’informatique. Simple comme bonjour.
« Dans nos magasins, pour les prix, on n’a pas d’étiquettes papier, mais un étiquetage électronique. Mais en tant que gérant, on n’a aucun moyen d’accès aux prix qui sont indiqués. C’est la direction qui décide de manière centralisée, à tout moment, à quel prix on va vendre tel ou tel produit, qui change nos prix, à distance. Ils gèrent ça par le réseau interne, plusieurs fois par semaine s’ils le veulent. Ils peuvent même faire ça au milieu de la nuit. »
Pourquoi pas, à la limite.
Sauf que…
« Ça leur donne tout pouvoir sur nos bilans. Par exemple, ils te vendent, à toi gérant, un produit à deux euros que tu devras ensuite écouler. Si j’ai des bouteilles de Coca à 2 € la bouteille, que j’ai 100 bouteilles, j’ai 200 € de stock, on est d’accord ? Mais dans la nuit, ils peuvent baisser le prix à 50 centimes. Soit 50 € de recettes possibles, alors que j’avais acheté pour 200 euros de stock ! Je me retrouve du coup avec 150 euros de déficit… » Un déficit que les gérants doivent ensuite rembourser – on le rappelle – sur leur argent personnel. Autant dire qu’en quelques clics, le groupe aurait pouvoir de vie ou de mort, financière en tout cas, sur leurs gérants. « Ils font ça à la tête du client. Si tu parles trop, ou si un gérant pleure, on lui crée un déficit. Ils peuvent vous mettre 200, 300 000 euros de déficit, comme ça. Voilà comment ils achètent les gens. Ils leur mettent la pression. Un couple de gérants qui a gagné 200 000 euros sur dix ans, ils peuvent le récupérer en cinq minutes en leur créant un déficit artificiel. »
De quoi donner l’envie de rester bien sage, et de ne pas trop l’ouvrir.

 La tournée des grands ducs

Thierry n’en dort plus la nuit. C’est que l’étau se resserre.
Il travaille 75 heures par semaine, à vide, ne gagne plus rien, verse tout à ses employés, vit avec sa femme, embarquée dans la même galère, sur ses économies, craint le déficit artificiel que Casino peut lui créer à tout moment (voir encadré page suivante). Alors, il prend les devants : devant huissier il se filme alimentant la caisse noire, fait notifier les changements de prix apparus, comme par miracle, sur les étiquettes électroniques de son magasin en pleine nuit. Et décide de contre‑attaquer. De tout déballer. « Je suis retourné voir l’Urssaf. Et là, le monsieur qui me reçoit me dit, dès les cinq premières minutes : "Y a un gros problème… Vous ne cotisez pas du tout sur ce que vous devriez cotiser…" Et qu’il va contacter de suite l’Urssaf de Lyon, dont dépend le siège de Casino. »

En attendant, il rend également visite à l’Inspection du Travail, pour les mettre au parfum. « Leurs services me suivent, ils me voient à quatre ou cinq reprises. Mais ils finissent par me dire "Comment voulez‑vous qu’on intervienne ? Si on vous fait fermer, les salariés ne pourront même pas être reclassés. De toute façon, on ne peut pas intervenir sans la direction." » Il ne se démonte pas : direction l’Urssaf, à nouveau, cette fois au service de lutte contre le travail illégal. « Là, deux personnes me reçoivent, à tour de rôle. Je leur dis que je paye les salariés de la main à la main, leur donne les preuves, les dates, les calendriers, ils ont tout entre les mains. Mais l’un d’eux me dit "Je ne peux pas intervenir sans l’aval de ma direction." Rien ne s’est jamais passé. »

Thierry ne se décourage pas. Il pousse la porte de l’Office central de lutte contre le travail illégal. « J’ai eu aussi l’OCLTI, oui, à Paris, pour fraude au CICE et comptes cachés. Ils ont envoyé l’état‑major de la gendarmerie de Villeneuve d’Ascq, puis m’ont dit qu’ils donnaient un avis favorable pour des poursuites auprès de leur hiérarchie. Mais après, il n’y a pas eu de suivi. Ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas les moyens… » Allons bon ! C’est pas de chance. Alors, ni une ni deux, il contacte les procureurs de la République de Lille et de Saint‑Étienne, pour fraude fiscale et sociale, et travail dissimulé. « Je suis à votre disposition pour vous remettre tous les éléments à charge, je leur ai dit. Ils ne m’ont jamais répondu, ni l’un ni l’autre. Un an plus tard, ça a été classé sans suite à Saint‑Étienne, alors que personne ne m’avait jamais auditionné. » Il l’admet, en soufflant, une pause dans son énumération : « Je suis complètement désemparé : on redoute en permanence l’Urssaf et l’administration, on a peur du moindre écart, et là je leur mets sous les yeux une fraude énorme, quelque chose de grave pour les employés, et moi qui me paye sur la caisse noire, des millions d’euros qui disparaissent, et tout le monde se couche ! »

Pas de quoi l’abattre, pourtant : direction l’Urssaf, encore. Le directeur de l’antenne de Lille et du Grand Nord, plus précisément. « Il a réagi : "Je suis catastrophé, faut vraiment agir, et vite !" Les gars, ils étaient pleins de bonne volonté, mordants, même, au début. Et puis après, plus rien. Je les appelais, je les relançais, ils ne me rappelaient jamais. "Vous n’auditionnez pas la hiérarchie ?", je leur demandais. Pas de réponse, ni à mon avocat, ni aux courriers avec accusé de réception. » Mais le meilleur reste à venir : le centre des impôts. « Je suis allé au centre des impôts de Douai et Lille. J’arrive à l’accueil. J’avais rendez‑vous, mais je m’aperçois qu’on m’a inscrit sous un faux nom. Je ne comprends pas. Un employé arrive, et me reçoit dans une pièce à part, et de manière anonyme, donc. Il me dit, visiblement embêté : "Écoutez, je suis votre dossier, vous avez raison sur toute la ligne, mais… ma hiérarchie ne veut pas qu’on poursuive ça. Elle me retire le dossier. Mais continuez à vous battre." »

Alors, Thierry continue à se battre.
Et cherche, d’abord, à récupérer tout le dossier, toutes les pièces soigneusement copiées, accumulées, classées, rangées et confiées aux administrations, puisqu’elles ne souhaitent pas y donner suite. « J’ai une secrétaire des Prud’hommes au téléphone, qui me dit que le dossier est sur son bureau, que je peux venir le récupérer. Je lui réponds que j’ai vingt minutes de route, j’arrive. Mais quand j’arrive, justement, le dossier n’est plus là. Rien. Pareil à l’Urssaf : ils n’ont jamais pu me rendre le dossier. » Qu’importe : il monte « les Gérants en colère », une association de défense des petits gérants de Casino, qui réunit rapidement plusieurs dizaines de cas comme le sien. L’association porte finalement plainte contre Casino, pour travail dissimulé, devant le Tribunal de grande instance. S’offre pour l’occasion les services d’un ténor du barreau de Lille pour porter leur cause. Lui fournit tous les documents, pièces, preuves. Thierry estime à 1,2 million le préjudice subi, en remboursement de sa masse salariale et des heures supplémentaires non payées. L’audience est prévue à l’automne 2018.

« Mais une semaine avant le procès, l’avocat nous apprend qu’il ne viendra pas nous représenter à la barre. On ne sait pas pourquoi : on n’a jamais eu d’explications. En catastrophe, on a récupéré un autre avocat mais qui forcément ne connaissait pas le dossier… Le juge nous a dit que ce dont on parlait était très grave, mais qu’on n’avait "pas d’éléments". Évidemment, c’est l’avocat qui avait tout ! Neuf mois, ils avaient travaillé dessus ! Casino a refusé le report de l’audience, et finalement y a eu relaxe de Casino pour défaut de preuves. À l’audience, je les ai incités à m’attaquer en diffamation, devant tout le monde. S’ils m’attaquaient, tout serait découvert, et public. Ils ne l’ont pas fait. Mais depuis qu’on a porté plainte, ils ont fait fermer mille boutiques, quand même… Fallait pas laisser trop de preuves. »

 Darmanin, Le Maire, et le 06 de Naouri

Mais Thierry, tel Sisyphe derrière son rocher, ne s’arrête pas là. Il ira taper plus haut, encore : il profite du passage dans la région du ministre des Comptes publics pour l’interpeller. « Je suis allé voir Gérald Darmanin [Darmanin était ministre de l’Action et des Comptes publics de 2017 à 2020.] C’était en janvier 2018. Je l’ai accosté à la fin de la réunion, et je lui ai remis une enveloppe avec tous les éléments, en lui expliquant de vive voix ce qu’il y avait dedans. J’ai demandé à être pris en photo avec lui, elle est même parue dans la presse. Mais attention, j’ai aussi vu Xavier Bertrand, Sébastien Chenu, j’ai même envoyé un courrier au Président, à l’Élysée. Parce que je voulais voir tous les partis, de la FI au RN, qu’on ne m’accuse pas de faire de la politique. J’ai alerté la ministre de la Justice, madame Belloubet. J’ai écrit à Bruno Le Maire, aussi. Il n’y a eu aucune suite. »

Un coup de théâtre étonnant va lui permettre, au moins, de vider son sac.
Un soir, il est contacté par un ancien gérant Casino, qu’il avait soutenu dans ses démarches mais qui avait finalement dû quitter son poste, pour devenir livreur. « Là, il me dit qu’il a livré, le matin, un téléphone portable, qu’il a remis en mains propres, à domicile. Et quand il remet le téléphone à son nouveau propriétaire, c’était dans Paris, il reconnaît le client : c’est Jean‑Charles Naouri ! Le PDG de Casino ! Alors, en échange des services que je lui avais rendus, il me donne le numéro de Naouri. J’ai pris le temps, et je lui ai envoyé un message, un très, très long message. Que j’ai terminé en disant "Si vous ne saviez pas, maintenant vous savez".

— Tu as eu une réponse ?
— Non, mais peu de temps après, j’ai été convoqué à Lyon. Ils m’ont reçu dans une chambre d’hôtel.
"Comment peut‑on faire pour vous aider dans votre quotidien ?", ils m’ont dit. Ils voulaient négocier. Comme j’estimais mon préjudice à plusieurs centaines de milliers d’euros, ils m’ont proposé trois fois de l’argent : 30 000, puis 350 000, puis 500 000 euros pour quitter le groupe.
— Et tu n’as pas accepté ?
— Franchement, j’ai hésité. Mais ce n’est pas l’argent que je cherchais. Je suis entré dans un système où je ne voulais qu’une chose, que ça se sache. Je suis allé très loin dans la connerie pour remuer tout le monde. Dès 2014, j’avais sonné l’alerte. J’avais fait constater par huissier que je falsifiais les comptes avec la caisse noire, je me suis fait filmer en train de le faire, mais non, rien. Heureusement, remarque : une nuit, ils m’ont créé un déficit de 149 000 euros… J’ai pu prouver que c’était bidon. J’ai sollicité beaucoup de médias, rien n’a bougé. Je me suis vite fait couper les pattes. »

C’est comme ça.
« A priori Jean‑Charles Naouri est une personne intouchable. Il réussira à rester impuni jusqu’au bout. Si j’étais mauvaise langue, je dirais que c’est grâce à son parcours politique. » C’est qu’avant d’être mis en cause et entendu par la police ces derniers mois pour diverses affaires de fraudes, de délit d’initiés et de mœurs, Jean‑Charles, sous Mitterrand, avait été successivement directeur de cabinet au ministère des Affaires sociales, puis au ministère de l’Économie et des Finances. Il fut, surtout, au milieu des années 80, l’architecte de la dérégulation des marchés financiers, qu’il aura ouverts et débridés à coups de hache. Ce qui mérite bien quelques renvois d’ascenseur, même si pour cela l’État doit s’asseoir sur ses principes, et sur quelques milliards. « Le nœud qui m’empêche d’être entendu, c’est l’Urssaf. Je voulais qu’on implique l’Urssaf dans l’affaire, parce que le cœur du dossier, c’est ça : l’Urssaf se laisse voler. Avec la complicité de Le Maire, et de Darmanin. »

On a contacté Casino on leur a demandé ce qu’ils avaient à répondre à tout ça, si ces pratiques avaient toujours cours dans l’entreprise. Ils nous ont dit, très poliment, qu’ils ne souhaitaient « pas faire de commentaire ».

 Patates chaudes

Je me souviens bien ce que je m’étais dit, en sortant de ce rendez‑vous, voilà bientôt cinq ans, donc : « Ce type est un héros. Le gars capable de ruiner sa santé, de mettre sa vie de famille sur la sellette, ses finances en danger, qui refuse de céder le moindre pouce de terrain, pour une cause qu’il pense juste. Qui privilégie l’intérêt commun sur l’intérêt privé. » A contrario, et à la lumière des marges énormes que font aujourd’hui nos profiteurs de crises, je me dis qu’il y a aussi l’opposé, son parfait contraire, dans cette affaire : ceux qui privilégient les intérêts de quelques‑uns, au détriment des Français, des comptes publics.
Qui laissent agir.
Au moins par leur silence.
Car qu’ont fait Bruno Le Maire et Gérald Darmanin, chargés, eux justement, de protéger l’intérêt collectif, quand ils ont eu connaissance des agissements de Casino ?
Quand Thierry Gautier les a tenu informés (pour peu qu’ils ne l’eussent pas déjà été par leurs administrations) ? Ont‑ils exigé des comptes ? Mis en branle leurs administrations ? Diligenté une enquête ?
Non.
Rien.
Le silence.
Ou, plutôt, côté Darmanin : « La lutte contre la fraude fiscale est une priorité », certes, on ne va pas dire le contraire, mais « il n’est pas possible d’apporter plus de précisions sur une procédure couverte par le secret fiscal. »
Et ensuite ? Rien.

Ou alors, côté Le Maire : Bruno a pris « attentivement connaissance de la situation », mais a préféré « transmettre le courrier à Gérald Darmanin, en le priant de l’étudier »… Les patates chaudes, ça peut brûler, si on les garde trop longtemps en main. Ce qui ne les empêche pas, à Gérald, à Bruno, au Président Macron, même, de pérorer, de feindre l’indignation, sur tous les plateaux, depuis deux ans, quand on évoque l’inflation, la grande distribution, les Français pris à la gorge, les jeunes qui sautent un repas, les parents qui se privent pour que leurs gamins bouffent, un peu. « Ce qui est inquiétant avec l’augmentation des prix, c’est que les salaires n’augmentent pas. Il est temps de dire aux forces du capital d’augmenter les salaires. » C’est Gérald Darmanin qui se fâchait, ainsi, en avril 2023. Mais le Che Guevara de Tourcoing n’a pas dû, depuis, trouver le numéro des « forces du capital » pour le leur dire. Il devrait demander à Thierry Gautier : il a son contact, normalement.

Du coup, alors que l’inflation sur les produits alimentaires frise les 20% sur les deux dernières années, alors que le taux de marge des entreprises, qui explose, explique« 70% de la hausse des prix », selon l’Insee, alors qu’un Français sur deux renonce à acheter de la viande et du poisson (Insee toujours), alors qu’un étudiant sur deux saute un repas (Insee encore), que quatre Français sur cinq disent devoir se « serrer la ceinture », alors que, « en même temps », « la tendance des dividendes est encore à la hausse », et « encore plus marquée en France [que dans le reste du monde], avec +13,3 % », le tout « après une année 2022 déjà historique » (Les Échos),
alors que tout ça, que fait Bruno Le Maire ?
Il « demande ».
Poliment, gentiment, il « demande ».
Il « demande aux fournisseurs, grands industriels et acteurs de la grande distribution de s’inscrire de façon volontaire dans une renégociation, afin que les prix soient revus à la baisse. » (avril 2023).
Il « rappelle [son] appel à la décence commune de la part des grands chefs d’entreprise » (octobre 2022).
Mais attention : quand il s’énerve, Bruno menace, carrément. Si les industriels ne tiennent pas « leurs engagements dans les jours qui viennent », alors il utilisera « une taxation pour récupérer les marges et rendre ces marges aux consommateurs » (mai 2023). Fichtre ! Heureusement, il s’empresse de préciser : « Je leur fais confiance pour tenir parole. »
Et d’ailleurs, on n’a jamais vu poindre l’ombre d’une quelconque « taxation » pour récupérer la moindre marge, alors qu’elles ne cessent de grandir.
Et sinon ?
Le chèque alimentaire à destination des plus modestes, promis par Emmanuel Macron depuis trois ans ? « Très compliqué à mettre en œuvre », s’inquiète Bruno, qui enterre le projet l’année dernière.
Le « panier anti‑inflation », envisagé en janvier 2023 ? « Je crois à la liberté du commerce. On ne peut pas bloquer les prix administrativement », philosophe Bruno, qui enterre, là encore.
Pour nous annoncer quoi, finalement, au cœur de l’été 2023 ? Car ça y est, Bruno a décidé, planifié, chiffré : son « objectif » est d’obtenir un « engagement des distributeurs à bloquer les prix pour 5000 références » dès… « janvier 2024 » !
Avec un ministre de l’Économie comme ça, Casino, Leclerc and co peuvent dormir tranquilles. Le Monde, même Le Monde ! se désolait, cet automne, de « la faiblesse du ministère de l’Économie face à l’intransigeance des industriels et des distributeurs »

Résultat : rayon produits alimentaires, la France est, depuis deux ans, le pays où l’inflation est la plus forte de toute l’Europe occidentale, selon le panéliste NielsenIQ : près de 18 %. C’est chez nous « que les prix ont le plus augmenté depuis janvier 2022 », expliquait sur BFM Emmanuel Fournet, le responsable France de Nielsen.
Bonnet d’âne, donc. Mais, franchement : qu’espérait‑on de mieux, avec de tels dirigeants aux commandes ?

***

Allez.
À défaut du grand soir, une petite victoire, qu’on finisse sur une bonne note.
Les salariés de l’Intermarché de Champigny, en grève, souvenez‑vous : ils ont gagné.
Ils ont obtenu, en une semaine, 100 euros d’augmentation mensuelle, le paiement des heures supplémentaires, la mise en place de la pointeuse, le paiement des jours « enfant malade »… Du jamais vu, dans le coin. Comme quoi, il y en avait un peu, de marges, dans la grande distrib. « Je suis fière d’avoir fait cette grève, à un moment, quand les choses ne vont plus, il faut le dire, c’est une question de dignité », s’épanche Siham.
Mais pour récupérer un peu plus que ça, pour reprendre ce qu’ils nous volent, en CICE, en salaires, en hausse des prix, il faudra une vraie volonté politique. Engager un rapport de forces, un vrai, avec ceux qui se gavent. Et pour ça, on n’y coupera pas : changer ceux qui tiennent les manettes.

Un dossier de Cyril Pocréaux
Avec Guillaume Bernard et Camille Vandendriessche