Parfois, c’est vrai : avec la SNCF, tout est possible.
Terroriste de seconde classe

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Gare d’Amiens, le 27 août 2022
« Tiens, vous avez le droit de nous contrôler, maintenant ? »
C’est ce que, un peu surpris, je lâchais aux gars de la SNCF sûreté qui montaient un barrage filtrant à l’entrée du quai, devant le TER pour Paris.
« Bien sûr monsieur. Ça fait partie de nos missions. » C’est le petit chef du milieu qui me répondait, un gars bien baraqué, la trentaine, petite coupe au gel, le regard plein de certitudes. « Ah bon ? » je m’étonne un peu. Moi, naïf, je pensais que le contrôle, c’était la mission du contrôleur. Mais non, des couteaux suisses, les gars ! Alors, en montrant mon billet, je m’inquiète pour eux, pour rigoler :
« Faites gaffe, à force de tout accepter, vous allez finir par ramasser les poubelles sur les quais ! »
Rien de méchant : juste un conseil militant. J’allais rallier les gars à la cause !
« Arrête‑toi là ! On va vider ton sac. » Visiblement, le chef n’a pas apprécié mon sens de l’humour : quand j’arrive à sa hauteur, il me bloque. Et il m’oblige, littéralement, à vider l’intégralité de mon sac, un sac de rando de 80 litres, forcément, et mes fringues, et ma tente déballée, et le duvet… Je vous laisse imaginer le bordel sur le quai. Et puis, le stock des bouquins de Ruffin que je dois amener sur un stand à l’autre bout de la France, tiens, manquait plus que ça. Il les inspecte en fronçant les sourcils ‑ pas bon signe pour moi, je me dis ‑ mais m’autorise à passer une fois que toutes mes affaires sont étalées sur le quai.
Un peu énervé tout en rangeant mon barda, je tente à nouveau l’humour.
« Ça va ? Vous êtes rassuré, y avait pas de bombe… » La connerie…
« Pardon ? Vous savez combien de personnes sont mortes du terrorisme ?!!
— Euh, oui, pardon, je suis au courant, c’était une blague de mauvais goût… » Je la joue contrition : c’est le dernier train de la journée, je peux pas le manquer.
« Ouais eh ben t’y réfléchiras chez toi. Si tu passes j’te mets une balayette, mon genou sur le dos, et puis ça sera les pinces et garde à vue pour toi, mon p’tit gars ! » Là, dans ma tête, c’est le feu d’artifice. Il est vexant le type : je suis pas bien grand, OK, mais pas si petit non plus. Il me tutoie alors que je n’ai cessé de le vouvoyer. J’ai envie de l’insulter de tous les noms, OK, mais tout en maîtrise je reconnais encore que ma blague était pourrie, que je m’en veux. Que je dois absolument prendre ce train.
Rien n’y fait : le gars reste inflexiblement borné. À côté de lui, le plus jeune des quatre me fait la morale.
« Vous vous rendez compte, m’sieur, y a eu combien de morts au Bataclan ?
— Évidemment je m’en rends compte, et si selon vous je leur ai manqué de respect j’en suis désolé... Mais là j’ai la sensation que ça vous sert de prétexte pour m’empêcher de prendre le train… »
Le chef reprend la main.
« Monsieur, vous avez fait l’apologie du terrorisme. C’est très grave.
— Mais nooooon, je vous dis !
— Vous dites que non mais moi je vous dis que si.
— Ben alors, si c’est grave, je sais pas, appelez la police… »
Mais non : le mec reste juste planté là à me barrer la route dans l’attente de pouvoir me mettre sa balayette, et ses trois collègues observent la scène en souriant.
« Bon ben, si vous les appelez pas, moi je les appelle, vous êtes en train de m’empêcher d’accéder au train sans aucune raison valable, je pense pas que ça soit légal.
— Appelle‑les, moi je bouge pas. »
Et je le fais, du coup, tant qu’à être dans l’ubuesque !, je compose le 17, je mets en haut‑parleur, ça sonne, enfin un agent me répond, à qui j’explique la situation, dans le détail. « Désolé, mais je ne vais pas envoyer quelqu’un pour ça, débrouillez‑vous ! »
Le gars en face de moi jubile. Je peux le lire sur son visage : il se sent investi d’une mission. Il fait régner la loi, sa loi, dans cette gare. Ceux qui prennent le train quotidiennement pour aller au boulot le savent : en tant qu’usager, on doit s’attendre à tout.
Un peu dépité, sans solution, et le train qui chauffe, je reviens à la charge.
« Mais qu’est‑ce que vous me reprochez au juste ?
— Je te l’ai déjà dit : tu fais de l’apologie du terrorisme.
— Bon, admettons, alors allez‑y, mettez moi une amende pour apologie du terrorisme, mais vous n’avez pas le droit de m’empêcher de prendre ce train, on sait tous les deux que je ne suis en aucun cas une menace.
— Tu veux une amende ? Donne‑moi une pièce d’identité.
— Mais après je passe ?
— Passe‑moi ton passeport, et ensuite je te laisse passer. »
Je lui file mon passeport, en même temps que je jette un coup d’œil à l’horloge au‑dessus de nos têtes : sept minutes avant le départ du train. Ça devrait le faire, hop une amende bidon et je monte.
Enfin, j’espère…
Le gars passe un moment à scruter mon passeport, mon âge, mon adresse, mes voyages.
« Vous voulez bien accélérer, j’ai un train à prendre ? »
Nonchalamment, lentement, il prend sa petite machine à amende, écrit des trucs, fait défiler l’écran.
Moins de quatre minutes avant le départ…
« Mais qu’est‑ce que vous faites ?
— Je cherche l’amende la plus chère. »
J’explose de rire.
Par nervosité, certes, mais aussi pour l’effet que le gars me fait : c’est un gamin, il joue. Le souci c’est que ce gamin a carte blanche pour jouer comme il veut, en fonction de son bon vouloir, de sa notion de la morale et de la justice. C’est un gamin qui joue, à la police et au voleur.
Sans broncher, il se replonge dans sa machine et continue de faire défiler l’écran.
Deux minutes avant le départ.
Une minute avant le départ.
« Allez mettez‑la moi cette amende là c’est bon !
— Mais t’as pas compris ce que je t’ai dit, tout à l’heure ? Tu l’auras pas ton train... »
Je suis médusé. Bouche bée.
Il est là, il me regarde avec son sourire narquois.
Il attend quoi ? Que je craque pour avoir une véritable raison de s’en prendre à moi ?
Ça y est : les portes du train sonnent.
Ça tourne à cent à l’heure dans ma tête. J’ai rien prémédité : je m’assure que mon sac est bien sur mon dos je lui arrache mon passeport des mains je m’élance d’un coup je saute dans le train au moment où les portes se ferment elles claquent juste derrière moi.
Devant son nez.
Je le vois de l’autre côté de la vitre.
Il ne sourit plus du tout.
Il se met à me hurler dessus, je le vois : « Casse‑toi… Mais on te mettra 200 euros d’amende !! »
Le train s’ébranle, quitte tout doucement le quai. Sous le choc, pâle – j’ai pas l’habitude d’échapper aux forces de l’ordre – je me laisse tomber sur le strapontin d’à côté, mon énorme sac encore sur le dos. Je suis tout paralysé. Mais dans le train.
En tant que mec blanc et hétéro, j’ai de la chance, finalement : je n’avais encore jamais vécu un tel abus d’autorité, une telle humiliation.
Dire que d’autres vivent ça tous les jours...