n° 104  

Une vie de prof

Par Fabian Lemaire |

On rigole pas tous les jours, dans les écoles, les bahuts, les lycées, en ce moment. Mais allez : même au cœur du désenchantement, le temps d’un bouquin, le maître auxiliaire de Francis Demarcy arrive à nous faire marrer.


« Entre difficultés de recrutement et démissions, l’Europe en manque de professeurs. » « "Plus on s’investit, moins on est reconnus" : un professeur des écoles jette l’éponge et devient fromager. » « "Je n’ai plus la force de continuer" : une directrice d’école démissionne... cinq jours avant la rentrée. » « "Nous sommes de plus en plus dénigrés" : un enseignant stagiaire pose sa démission à la veille de la rentrée »

Cet été, à traîner à la maison, à m’occuper des enfants en préparant septembre, j’ai relevé, sans vraiment le vouloir, ces titres alarmistes à propos de la rentrée scolaire. Une crise de vocation qui au-delà de l’Éducation nationale, s’étend visiblement à bien d’autres secteurs périphériques : animateurs de colo, chauffeurs de bus, psys… Les démissions ont augmenté de 20 % en juillet 2021 par rapport à juillet 2019, selon la Dares. Et le mouvement semble global : quand l’économie américaine a rouvert après la pandémie, plus de 47 millions de personnes ont quitté volontairement leur travail aux états-Unis. La « grande démission », ils appellent ça. Les salariés ne seraient plus prêts à tout accepter, il paraît. Mais rassurons-nous : cet été, Le Figaro, sous la plume de Jacques-Olivier Martin, nous montrait la voie à suivre. Il fallait « donner aux Français (…) l’envie de traverser la rue… »

J’ai repensé au roman de Francis Demarcy, Maîtrauxe. Et à son héros, jeune trentenaire, chômeur, asocial et désabusé : le cauchemar de nos recruteurs. Lui, pourtant, ne cherchait pas simplement à traverser la rue. Il sillonnait carrément les routes des départements voisins, et même au-delà. Ce n’est pas que le travail le passionnait, loin de là. Son but premier, c’était d’éviter « une gamberge mortifère ». Lors de ces ennuyeux périples routiers, il lui arrivait de suivre un camion-bétaillère : « Je m’associais moralement à ce trajet vers l’abattoir. Si bien que j’arrivais à mon rendez-vous avec un capital d’enthousiasme des plus réduits. » Les entretiens étaient d’ailleurs expédiés en quelques minutes, après le survol de son curriculum vitae, peu probant, faut bien avouer. Aussi notre anti-héros est quelque peu surpris quand il reçoit un appel du directeur d’un lycée agricole en Normandie. Le mois de novembre pointait son nez, l’établissement était en panne de personnel. On lui proposait donc, pour une année, un poste d’« agent contractuel d’enseignement » : un « maîtrauxe des campagnes », en quelque sorte.

En acceptant le poste, il est sûr d’une chose : il s’acquittera de sa tâche avec sérieux, mais aussi avec un minimum d’enthousiasme. Parce que ce qu’il souhaite avant tout, c’est conserver sa tranquillité. Pas vraiment prêt à toutes les concessions pour conserver son boulot :

Petit prof sans charisme, certes, d’une nature un tantinet dépressive, re-certes, mais farouchement prévenu contre tous ceux qui tenteraient de brusquer, d’une manière ou d’une autre, ma petite personne. En tant que collégien, j’avais eu pas mal de jeunes profs issus de 68. Question engueulades, ils étaient pires que les plus fumiers maîtres du primaire. Les légitimes turbulences de la jeunesse, c’était déjà plus leur problème. Au moindre conflit avec nous, ils recouraient sans scrupule aux arguments autoritaires. Des antimilitaristes déclarés qui se vautraient dans l’arbitraire, l’époque était aux paradoxes… Alors si les plus échevelés libertaires maniaient la schlague verbale avec les mômes, c’est peut-être qu’ils n’avaient pas le choix. Je n’ai pas eu à recourir aux vociférations et aux menaces de sanctions. Mes élèves n’étaient pas turbulents. Ainsi, lorsque nous avons étudié l’anatomie des organes génitaux, je n’ai pas eu droit aux prévisibles potacheries graveleuses. Il faut dire que je ne laissais pas la moindre ouverture pour une digression humoristique ou autre. Je détaillais la morphologie phallique sur le même ton neutre que si j’explicitais une directive administrative, ça ne rigolait pas dans les rangs. Et lorsque j’ai dû traiter d’autres aspects de la reproduction, j’ai pas mal développé, sans m’en rendre vraiment compte, les maladies vénériennes, les anomalies de gestation, les accidents de mise bas, les cas tératologiques et la pathologie post-natale. Un catalogue de calamités à faire frémir les plus blindés. Certes le plaisir sexuel et les joies de la gravidité n’étaient pas au programme, mais je dois reconnaître que je noircissais le tableau à plaisir. Je présentais les choses de la vie sous un angle morbide, ça me venait tout naturellement.

Déjà froidement accueilli par ses collègues titulaires à son arrivée, son flair l’invite, après plusieurs semaines dans l’établissement, à refuser un piège : l’invitation du collègue prof de sport. Il manque un joueur pour le traditionnel match de volley contre les élèves, et le rôle de bouche-trou, cette fois-ci, très peu pour lui.

Le gymnase était archicomble. Je ne regrettais pas d’avoir refusé l’invitation de Tramat, surtout lorsque j’ai vu l’équipe des élèves débarquer. Un bon mètre quatre-vingt dix en moyenne. Six gaillards bien entraînés, de surcroît animés d’un esprit de revanche pour cette occasion. Du côté des profs, c’était moins homogène sur le plan athlétique… Cinq n’étaient pas trop ridicules, avec ce qu’il faut de muscles et de vitalité pour avoir l’air de compétiteurs. Et puis il y avait Garlon… Ses petites guibolles blanches le désignaient comme l’aberration sportive du jour. Même sa tenue plaidait contre lui : un T-shirt hors d’âge en guise de maillot et un jean raccourci en short. Il avait emprunté des baskets à quelqu’un qui chaussait deux ou trois pointures au-dessus de lui. Pour compenser, il avait mis de grosses chaussettes de montagnard qui lui arrivaient aux genoux. Quand on connaît les élèves, qu’on sait qu’ils utilisent tout, faiblesse psychique, accroc de santé, look approximatif, pour débiner leurs profs, il fallait une grosse dose d’inconscience ou le goût du martyre pour se montrer dans un accoutrement aussi tarte […].

Les élèves emportèrent haut la main le premier set. Viser Garlon était devenu pour eux un moyen de s’amuser en même temps que d’aligner les points gagnants. Le public élève en redemandait, ça chambrait sec dans les gradins. Le deuxième set tournait à la déroute pour les profs. Tramat avait renoncé à soutenir Garlon dans l’épreuve mais un autre prof, Bailly, ne se priva pas de l’engueuler à chacune des bévues. Bailly enseignait les maths en classe prépa, c’était un crack, un premier de la classe pas vraiment habitué à perdre, même au volley-ball. […] Évidemment ses remontrances déstabilisaient encore plus son maladroit coéquipier. On aurait dit que Garlon peaufinait ses foirades, qu’il y mettait une touche clownesque. Les rares ballons qu’il arrivait à toucher prenaient des trajectoires improbables. Il intervenait à retard, allait se cogner dans les autres profs. Ses pitreries involontaires faisaient marrer le public et enrager Bailly.

Malgré tout, dans la galerie de portraits qu’il est amené à côtoyer, notre maître aux’ trouve quand même certaines affinités. Laurent, tenez : un élève en difficulté d’adaptation, que sa conscience de la fragilité des choses rend fréquentable. « Par exemple, j’aimais la façon dont Laurent protégeait la flamme de son briquet lorsqu’il allumait une cigarette, même dans un local clos et exempt de courant d’air. » Passionnés tous les deux de rock dans ce néant culturel, croiser Laurent, c’était « rencontrer un compatriote sur une terre d’exil. » L’élève finit même par entraîner le prof à des concerts dans les lieux les plus en vue de Caen.

D’autres bons moments, il y en a. Comme quand l’épidémie de grippe s’abat sur le lycée. L’absentéisme est tel que les journées se résument à du gardiennage d’ados : lectures, séances vidéos… « Je les découvrais en dehors du contexte purement scolaire. Certains que je croyais être d’épais béotiens se révélaient de charmants garçons. Je revoyais mon jugement quelque peu dépréciateur sur eux. J’en ai même trouvé quelques-uns assez cultivés, en tout cas plus cultivés que je ne l’étais à leur âge. » La salle des profs, quant à elle, était devenue « un havre de tranquillité pour névrosés légers ».

Pour autant, « mollo sur les cotillons » : notre Maîtrauxe, après cette parenthèse inattendue, demeure un habile propagandiste du désenchantement. On en flaire la cause, alors que revient régulièrement dans ses propos l’histoire de « la Demoiselle », traumatisme originel sur lequel il finit par s’épancher.

Elle était issue d’une famille aisée, fille unique de surcroît. Elle et moi, on aurait dit la petite bourgeoise qui veut s’encanailler avec un péquenot pur jus. Sauf que le décalage entre nous était moins social que de tempérament. Cette fille était pleine d’allant, elle frétillait d’un rien. Ce rapport à la vie ne pouvait qu’intriguer un gars comme moi qui était, sur le plan des manifestations émotionnelles, plus proche du lichen arctique que du boute-en-train déchaîné. Avec elle, c’est comme si je découvrais une autre culture, la culture du bien-être.
à la fin de l’année scolaire, nous avons échangé nos adresses. Au bout d’un mois de vacances, je lui ai écrit. Elle était en section littéraire, j’ai donc bêtement pensé qu’elle devait être sensible à un assemblage de mots. J’ai fait ce que j’ai pu, côté syntaxe, et j’ai glissé dans l’enveloppe quelques fleurs séchées, campanules et scabieuses cueillies sur le chemin de mon patelin. Je les lui ai offertes sous forme déshydratée et postale.
à la suite de cette lettre, elle a repris contact avec moi. On s’est revus estivalement à Amiens, pas loin de la cathédrale. Des touristes en short marchaient le nez en l’air, des pigeons picoraient des restes de sandwichs, il ne manquait plus qu’un marchand de glaces ou une bouquetière ambulante pour compléter le tableau… Très vite je m’en suis aperçu : il y avait quelque chose de changé chez ma petite camarade. Elle avait bronzé, certes, et retouché un brin sa coiffure, mais le changement portait sur une donnée plus fondamentale que le renforcement pigmentaire ou les arrangements capillaires. Je ne tardais pas à le savoir.
Après avoir marché, nous nous sommes installés à la terrasse d’un café. Lait au sirop d’orgeat pour ma camarade, bière pour moi. Comme d’habitude, c’est elle qui parlait. Avec la meilleure volonté qui soit, je ne voyais pas quoi raconter de mes mornes occupations rurales. La fille, elle, avait bien mis à profit la période de congés scolaires. Au registre sexuel, s’entend… Quelque chose comme une initiation accélérée… Forcément, elle était loquace, pour ne pas dire intarissable, sur le sujet. Elle évoqua ses différentes expériences avec un naturel confondant. Je me souviens notamment qu’elle me dit, après une gorgée de lait, qu’elle aimait bien se faire prendre par derrière. Cette croustillante information me prit presque au dépourvu. Depuis le début du récit de son émancipation génitale, je puisais dans mes réserves d’impassibilité pour garder une contenance à peu près digne, mais je ne sais pourquoi, l’irruption de cette levrette me fit tiquer. Tout à coup, je prenais conscience avec effroi du décalage entre ce que je croyais d’elle et la réalité de ses désirs. Envoyer des fleurs séchées à une fille qui en est déjà à mesurer l’efficience orgasmique des différentes postures coïtales, c’est comme qui dirait mettre carrément à côté de la plaque. C’est par cette gaffe épistolaire qu’a commencé mon destin de Don Juan inopérant. Je ne m’en suis jamais vraiment remis.

Perdre un boulot, après une telle déconvenue, devenait une déception mineure… Je ne dévoile pas la fin de ce livre, qui touche, bien souvent, au sublime dans le tragi-comique. Mais pour moi dont le flegme ferait pâlir d’envie un Anglais, qui reste souvent de marbre devant les humoristes contemporains, j’ai franchement bien ri. Merci à Francis Demarcy pour cette parenthèse désenchantée hilarante, cette parenthèse de rire dans un monde de profs qui n’ont souvent plus que leurs yeux pour pleurer.