Cette mort qu’il tutoie

par François Ruffin 01/10/2019 paru dans le Fakir n°(88) Date de parution : Février Mars 2018

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Il m’a ému, pris aux tripes, ce tout jeune gars, à frayer avec la mort...

« Ah, monsieur Ruffin, vous, au moins, vous défendez les petits gars comme nous, qui trimons toute la journée, vous comprenez nos vies... »
Un gars m’alpague, sur le trottoir, devant un bar.
On est à côté de l’Assemblée, et je dois rentrer dans l’Hémicycle pour la séance de nuit.
Mais y a un truc qui me plaît, chez lui, quoi ? je sais pas.
Le blouson de cuir, peut-être, pas vraiment le look du quartier.
Le visage tendu, les traits tirés, il ne sourit pas.
Et sa diction, les mots qui s’arrachent comme une douleur, droit sortis du cœur.
« Tu bosses dans quoi, toi ?
- Moi, je suis dans les pompes funèbres... »

Je lui ôte son perfecto, mentalement, je le rhabille dans son costume de croque-mort.
Il a quoi, trente ans ?
Même pas, peut-être. Et le voilà qui fraie au quotidien avec la mort, le destin scellé (j’espère pas, mais je crains) comme un tombeau.
Je sens le peuple.
Il incarne, un instant, une jeunesse populaire et malheureuse.
Et quoi de plus important, pour un « représentant de la nation », que de comprendre le Peuple ? Qui il est ? Comment il vit ? Et la curiosité, aussi, sans doute, de son boulot, le néant qu’il tutoie.
« Ça me déprime, bien sûr, de me dire que je vais consacrer ma vie à la mort. Et en même temps, c’est contradictoire, parce que j’aime bien les gens. Y a un vieux monsieur, de 92 ans, qui a vécu avec sa femme pendant plus de soixante ans, un couple comme on n’en verra plus, tu imagines comme il se sent seul, ça doit être la dépression, la grande tristesse. Eh bien, chaque fois qu’il me voit, il me sourit : ‘‘Merci pour ce que vous avez fait, monsieur Paolo.’’ Parce que je l’ai traité en humain, simplement, dans ce moment terrible pour lui, je l’ai accompagné pour tous les papiers administratifs.
- Tu fais quoi, dans ta boîte ?
- Je suis l’homme à tout faire. Les paperasses. La mise en bière. Nettoyer les tombes. Il n’y a que arranger les corps, je ne fais pas ça, thanatopracteur, c’est particulier quand même... Et maître de cérémonie, je suis un garçon timide, faire des discours, pour une personne que je n’ai pas connue, je ne pourrais pas.
- Ça fait combien de temps que tu fais ça ?
- Depuis 2013. Avec mon bac raté, pas d’études, c’est mon père qui m’a pistonné là-dedans. Et sans diplôme, sans qualif, je peux toujours traverser la rue... Même si, dans la période, ça devient dur.
- Ah bon ? Pourquoi ?
- Issy-les-Moulineaux, Vanves, toute cette banlieue, ça rajeunit. Les loyers grimpent. C’est plus tenable pour les vieux, avec les petites pensions. Ils partent prendre leur retraite en province...
- Et la clientèle s’éloigne au moment de mourir ?
- Voilà. En plus, on a la concurrence des grosses boîtes, des franchises, qui coupent les prix. Une petite boutique, comme nous, on ne peut pas s’aligner. Ma patronne a du courage. On les critique, mais moi, jamais je ne voudrais être patron...
- Et tu gagnes combien ?
- 1400 €. Avec 700 € de loyer, pour un studio.
- Hein ? La moitié !
- Oui, et encore, les proprios me font un prix. Ils pourraient réclamer 100 €, 200 € de plus...
- Comment tu vis ?
- Je mange des pâtes à un euro, je ne le cache pas. Là, j’avais trois semaines de vacances, je suis resté à Paris. Faut dire que je me paie le concert de Paul McCartney, c’est un rêve de gosse, 133 € la place ! 133 € ! Même la culture, c’est dur... L’autre jour, je suis allé à une exposition, avec une fille, au centre Pompidou. 14 € l’entrée ! En plus, c’était nul, je ne me souviens même plus du nom de l’artiste...
- Tu t’en fous, t’y es allé pour la fille.
- C’est vrai, oui. Mais il m’est arrivé une galère. Je passe aux toilettes, et là ma braguette craque. J’avais la honte, c’était grand ouvert, et mon tee-shirt, j’avais beau tirer dessus, il ne descendait pas jusque-là... Comme par hasard, elle ne m’a pas rappelé. Bon, c’est pas grave : une de perdue... une de perdue ! »

J’éclate de rire, moi.
Lui pas.
A peine un rictus, une crispation.
« Quand je vois les salopards, là, qui ne veulent pas interdire le glyphosate, qui répandent des cancers, qui n’en ont rien à foutre, ça me démonte. »
Il me cause encore du climat, des mille choses qui l’écœurent ici bas.
« Mais si tu es révolté, je sonde, c’est pas seulement pour le vaste monde, c’est que ça trouve aussi un écho en toi ? Une souffrance personnelle ?
- Sans doute, oui... Ma mère que j’ai perdue... à 20 ans... ça ne passe pas... Elle est morte à 48 ans, son père à 53... j’ai droit à quel âge, moi ? »

La mort qu’il tutoie.

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