L’entraide : l’autre loi de la jungle - Entretien avec Pablo Servigne

par François Ruffin 12/03/2019 paru dans le Fakir n°(87) Date de parution : Novembre 2018 - Janvier 2019

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« Concurrence », « compétition », on nous radote ça tous les jours.
Comme quoi ça serait la dure loi de la vie, et de l’économie.
Eh bien, voici un ouvrage qui renverse la table.
Qui rouvre l’imaginaire scientifique, et politique.
Qu’on reçoit comme un gros bol d’air pur.
Et si la première loi de la jungle, de la nature, c’était l’entraide ?
La coopération ? L’association ?
Et le fondement même de nos sociétés ?

François Ruffin : La lecture de ton essai, ça m’a donné comme une bouffée d’oxygène. Je me retrouve dans une Assemblée où la majorité ne jure que par un truc : la « concurrence ». Voilà leur vertu cardinale. Dans le nouveau pacte ferroviaire, ce printemps, j’avais compté, il y avait quatre‑vingt‑cinq fois le mot « concurrence », zéro fois « climat », ou « biodiversité », ou « réchauffement ».
Que tu causes d’agriculture, d’apprentissage, de barrages, c’est de la « compétitivité » à tout va...

Pablo Servigne : Tu as fait une proposition de loisur le burn out, et moi je lie les deux : ce climat de compétition généralisée, entre entreprises, mais entre individus aussi, entre régions, entre pays, entre peuples, ça contribue à un épuisement généralisé. Les habitants de nos sociétés en souffrent. Et ça appelle, il me semble, en retour, un immense besoin d’apaisement, de protection, de sécurité.

F.R. : Cette compétition, ils en font une « loi de l’économie », qui découlerait en fait d’une « loi de la nature » : le chacun pour soi, la lutte de tous contre tous, l’égoïsme érigé en règle. C’est l’idéologie de l’époque, elle coule de toutes les bouches, et du coup, face à ça, je me retrouve désarmé, découragé : que répliquer ? Et là, on ouvre ton livre, et ça rouvre l’imaginaire, comme une fenêtre, on prend un grand bol d’air ! Toi, tu viens dire : la nature, c’est la coopération ! La première loi de la jungle, c’est l’entraide ! Tu renverses complètement la table.

P.S. : C’est les deux ! Mais la coopération prend une place extrêmement importante. Oui, je suis biologiste, et j’ai une curiosité scientifique.
Mais ça se double, évidemment, d’une visée politique : offrir une autre mythologie, moins agressive, plus altruiste, une autre manière de raconter et regarder le monde.

F.R. : On est loin de la « Science », objective...

P.S. : Non, c’est une synthèse scientifique, mais avec une puissance idéologique. Je l’assume. Chaque science est le produit d’une époque, est influencée par l’idéologie, et l’influence à son tour.
Moi, j’adore les chercheurs qui sont conscients de ça, j’ai mes héros, Darwin, Kropotkine...

1 - Initiation

F.R. : Comment tu t’es lancé dans ce travail ?

P.S. : Depuis l’adolescence, je trouve ça fou, qu’il y ait des sociétés animales, chez les guêpes, les termites, les fourmis, les rats...
Du coup, grâce à un vieux zoologue, qui m’a initié, j’ai fait une thèse sur les fourmis, j’assistais aux colloques à travers le monde sur les insectes sociaux, j’accumulais les données, avec une vraie passion. Ensuite, avec un ami biologiste, Gauthier Chapelle, je suis allé voir les travaux chez les végétaux, les bactéries, les champignons, et partout nous retrouvions le même principe : l’entraide.
Et puis, tout ça se conjugue avec une autre passion, ma vie politique, à travers de la figure de Pierre Kropotkine, géographe, anthropologue, zoologue, et anarchiste. C’est un prince russe, lui, né à Moscou en 1842, d’une grande famille aristocratique, mais avec une nourrice française, et elle lui donne le goût des Lumières. à dix‑neuf ans, il renonce au confort de la cour impériale, il préfère les sciences. Le livre‑clé de Darwin, De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, vient de paraître, et Kropotkine l’a adoré. Il part alors en Sibérie pour ses recherches, mais qu’est‑ce qu’il observe ? Presque l’inverse de Darwin. Qui survit ? Non pas les plantes ou les animaux les plus forts, mais ceux qui coopèrent le plus.
En fait, Darwin avait fait ses observations dans les milieux tropicaux, où il y a l’abondance, l’abondance de chaleur, de lumière. Là où le vivant peut perdre son énergie en guerre, en compétition. En milieu hostile, dans le froid de la Sibérie, il n’y a pas d’énergie à perdre, il faut s’entraider pour survivre.

F.R. : Mais tu relèves que Darwin lui‑même avait eu cette intuition, de la sélection naturelle par l’entraide...

P.S. : Oui, il faut relire Darwin, c’est magnifique, vraiment délicieux. Il voyait, par exemple, le sacrifice de l’abeille ouvrière, elle défend son nid, elle vous pique, elle laisse son dard et elle meurt. L’individu se tue pour défendre le groupe. Là, Darwin se gratte la tête, il se dit : « C’est pas possible, ça ? Comment l’altruisme a pu être sélectionné ? Alors qu’il sacrifie sa descendance ? Et ça dure pourtant depuis des millions d’années ? ça ne colle pas avec ma théorie. »
En 1871, il propose donc une idée : « Il ne fait aucun doute que les tribus qui possèdent de nombreux membres qui sont toujours prêts à aider les autres et à se sacrifier pour le bien commun sortiraient victorieuses des autres tribus. Et cela serait de la sélection naturelle. » Donc, c’est la sélection naturelle au niveau du groupe (et pas de l’individu), c’est la cohésion du groupe, la coopération qui permettent de survivre mieux que les autres.

F.R. : Comment tu expliques, alors, qu’on fasse de Darwin l’homme de la compétition, et non de la coopération ?

P.S. : D’abord, tu l’as dit, c’était chez lui une intuition. Une intuition formidable, de ce qu’on appelle aujourd’hui « la sélection de groupe ».
Mais lui n’avait pas les matériaux pour une démonstration. Nous les avons, désormais. Depuis quelques années, en sociobiologie, il y a tellement de découvertes formidables, sur l’entraide, ses multiples formes, chez
les êtres vivants, humains compris...
Et aussi, on a déformé Darwin. Dans l’Angleterre victorienne, avec l’essor du capitalisme, les philosophes, les dirigeants avaient besoin d’une justification biologique : hop ! Darwin !
Mais je reviens à mon héros, Kropotkine. En 1902, il publie un livre extraordinaire, Mutual aid en anglais, traduit par son pote Elisée Reclus, géographe, anarchiste lui aussi, et qui choisit comme titre L’Entraide. Il offre ce mot à la langue française. C’est une synthèse scientifique incroyable, qui mêle plantes, animaux, humains, qui fait de l’entraide spontanée un principe du vivant, de l’évolution biologique, et il en fait même un pilier de la théorie anarchiste, base de l’auto‑organisation.

F.R.  : C’est comme si, grâce à lui, la biologie marchait enfin sur deux jambes. Alors qu’elle était jusque‑là hémiplégique.

P.S.  : Exactement. Et ça m’a marqué, cette convergence entre ma vie scientifique et ma vie militante. Alors je me suis dit : « Je veux actualiser L’Entraide. » Parce que, depuis, des milliers d’articles ont été écrits après Kropotkine, tout un continent de découvertes, en botanique, en zoologie, en sociologie, en sciences politiques, c’est gigantesque. Avec Gautier, on s’est dit : « Wow, il faut partager ! C’est tellement génial ! Il faut que les gens le sachent, qu’ils l’apprennent dès la maternelle, la place de l’entraide... »

2 - Dans la nature

F.R. : Alors, allons‑y : qu’est‑ce qui, dans la nature, relève de l’entraide ?

P.S.  : Tout. Presque tout.
On pourrait prendre mille exemples, chez les abeilles bien sûr, les étourneaux, mais aussi le mutualisme entre les anémones de mer et des escargots, entre des récifs coralliens et les poissons‑clowns, etc.
Mais à multiplier les histoires, comme ça, à peindre le tableau par petites touches, on ne saisit pas l’ampleur de la chose. On peut encore croire que c’est anecdotique.
Mais tiens, respire ! Eh bien, la respiration, elle est issue d’une fusion bactérienne ancestrale, c’est une association. Et que font nos cellules ? Elles collaborent pour former un organisme, avec une division du travail. Notre corps ne peut pas vivre sans microbiote. Pour l’air, l’eau, les nutriments, nous dépendons d’une infinité d’espèces vivantes. Et nous, êtres vivants, jamais on ne survivrait sans les autres, sans la famille, sans la société. à tous les échelons, il y a entraide, coopération.
Prends la forêt. Quel est le récit qui domine ? Qui a cours depuis des décennies ? On nous raconte que chaque arbre joue des coudes, c’est la compétition généralisée, c’est l’arène des gladiateurs feuillus, pour accéder à la lumière,
aux minéraux. En fait non, il y a plein d’entraide. Les arbres, en réalité, sont connectés par des champignons, les mycorhizes. Donc, déjà, il y a une entraide entre arbres et champignons : les champignons apportent à l’arbre de l’eau, des nutriments, et lui fournit des sucres aux champignons, de l’énergie. C’est une symbiose, une symbiose géniale, qui a permis d’interconnecter tous les arbres. Un auteur allemand, Peter Wollheben, appelle ça le « Wood Wide Web ». L’entraide appelle l’entraide, c’est un des grands principes. Dans un bois, tu as de vieux arbres, immenses, qui ont leur vie derrière eux, qui ont accès au soleil, et tu as les jeunes pousses qui galèrent. Eh bien, les grands arbres transmettent des sucres aux jeunes arbres. Ce sont les allocations familiales ! Ils se transfèrent des sucres, des minéraux, entre espèces, un sapin transfère des sucres à un bouleau malade, qui galère à l’ombre. C’est la Sécurité sociale, des millions d’années avant nous !
L’entraide est un facteur d’innovation dans le vivant, dans son évolution, depuis 3,8 milliards d’années : les plus coopératifs survivent. ça n’est pas un petit fait divers, c’est le phénomène massif. L’autre loi de la jungle, la compétition, elle existe bien sûr, mais plutôt ponctuellement. Pourquoi ? Parce qu’elle est source de stress, elle est épuisante, dangereuse, elle coûte aux espèces...

F.R. : Si c’est aussi énorme, comment tu expliques, alors, qu’on ait évacué l’entraide du grand récit de la vie ? Du paysage scientifique ?

P.S. : Et de notre culture, de notre idéologie libérale, depuis quatre cents ans ? Là, c’est la thèse de Jean‑Claude Michéa, que je trouve assez pertinente : les philosophes comme Hobbes, comme Smith, comme Hume, tous les fondateurs du libéralisme, ils étaient traumatisés par les guerres de religion au Moyen Age. Ils se sont dit : « Quel système politique on peut mettre en place, le plus neutre possible ? Sans éthique, sans religion, surtout pas ! Vraiment le minimum syndical. C’est quoi ? C’est l’économie, c’est le marché. On est tous égoïstes. » Ils étaient déçus de la nature humaine. Cent‑vingt ans de carnages, c’est
horrible, et les guerres civiles sont les plus atroces des guerres. Donc tu sors de là, tu as perdu toute confiance dans ton prochain.
Après ça, ils en tirent des leçons : la nature humaine est mauvaise, et la nature tout court est une arène impitoyable, où on se massacre tous.
Donc : 1) il faut un marché, pour qu’on s’entende entre égoïstes. 2) il faut un état fort pour contrôler le marché.
Voilà notre inconscient collectif, notre mythologie.
Charles Darwin est relu à cette lumière, lui‑même sélectionné, détourné. Il offre un socle scientifique, biologique, à cette mythologie : la sélection par la compétition, par la prédation. Kropotkine, lui, ne colle pas du tout dans le tableau. Il dit que la Nature humaine est bonne et qu’on n’a pas besoin des états. La gauche, la droite, et les scientifiques anglo‑saxons l’évacuent !

F.R. : Mais est‑ce que, pour rétablir la balance, Kropotkine et toi, vous ne faites pas tout basculer du côté de la coopération ? Contre la compétition ?

P.S. : Tu n’as pas tort. La sélection naturelle est un équilibre, ou plutôt une conjugaison, entre ces deux forces : la compétition, l’association. à l’intérieur d’un groupe, la première prime souvent : la sélection favorise les individus les plus aptes, souvent les plus égoïstes, les plus agressifs. Mais cette force provoque des conflits, en biologie on la qualifie de « perturbatrice ».
La deuxième force, l’association, agit de l’extérieur des groupes, elle favorise les groupes constitués d’individus plus coopératifs, voire altruistes, qui rendent le collectif globalement plus efficace. Voilà l’essence de la nouvelle sociobiologie. C’est résumé en une formule lapidaire par David et Edward Wilson : « Au sein d’un groupe, l’égoïsme supplante l’altruisme. Les groupes altruistes supplantent les groupes égoïstes. Tout le reste n’est que commentaire. »

3 - Chez l’homme

F.R. : Je voudrais qu’on en vienne à la nature humaine, justement.
Sommes‑nous naturellement portés à la coopération ? Ou à la compétition ?

P.S. : Les deux. Mais on est une des espèces les plus sociales du monde vivant ! On est câblés pour ça, cognitivement, avec les hormones et tout.
Et c’est logique : à la naissance, on est un petit primate imberbe, complètement handicapé, on ne peut pas courir, même pas marcher, pas bouger.
Tout seul, on est bouffé par le premier prédateur venu. Si on n’a pas maman, papa, oncle, tante, grand‑père, si on n’a pas le clan, s’il n’y a pas d’empathie, une protection du petit, on crève illico. Nous sommes faibles, dans la nature, et
il a fallu des stratégies sociales, pour la chasse, pour la cueillette, pour le soin aux enfants... C’est ça qui nous sauve, notre force, c’est le groupe.

F.R. : Tu décris un paradoxe : c’est notre fragilité individuelle, notamment à la naissance, qui a produit des sociétés puissantes.

P.S. : Oui, il fallait ça à l’espèce pour survivre, pour être sélectionnée. Et pour boucler le paradoxe, aujourd’hui, c’est notre ultra‑puissance qui nous rend vulnérable ! C’est beau, quand même, non ? [Rires. Rires face à l’effondrement qui se prépare, face à l’abîme qui nous attend.] Mais c’est vraiment ça : on est hyper‑vulnérable, un animal ridicule. Sauf qu’on a la communauté. On est programmé pour ça. On est entouré de ça.
Dès qu’il y a danger, d’ailleurs, on le voit : les liens se resserrent. L’animal humain se sent nu, il vient chercher la chaleur chez les autres. Le psychologue Jacques Lecomte l’a très bien étudié dans son ouvrage, La Bonté humaine. Lors d’ouragans, de tsunamis, d’attaques terroristes, etc., à chaque fois, plus on va vers l’épicentre de la catastrophe, plus on observe des comportements d’altruisme, d’auto‑organisation. Ça va complètement à l’opposé de notre mythologie hollywoodienne, les films de zombies, où les autres sont des ennemis potentiels.

F.R. : Oui, j’ai pensé à toi, cette semaine. Mardi matin à la radio, j’entends qu’il
y a des chutes de neige du côté de Saint‑Etienne, que des automobilistes se retrouvent bloqués sur les routes, ont dormi dans leur voiture, d’autres dans des gymnases... Et une dame interrogée dit au micro : « Ce qu’il y a de bien, dans ces moments durs, c’est que ça fait sortir la solidarité. » Texto.

P.S. : Oui, que les humains trichent, volent, mentent, tuent, avec constance, avec insistance, on nous le répète tous les jours aux infos. Mais qui croirait qu’ils s’entraident, qu’ils se sacrifient avec autant d’acharnement, sinon plus ? Aider l’autre spontanément, ça nous paraît aujourd’hui merveilleux, voire suspect !
Et pourtant, c’est fréquent, c’est presque la norme...

F.R. : Mais pourquoi, alors, à nouveau, on ne le voit pas ? « L’homme est un loup pour l’homme », ça paraît réaliste. Tandis que prôner la solidarité, c’est passer pour un doux rêveur, un rousseauiste, un gentil pacifiste...

P.S.  : Encore une fois, il y a la couche culturelle. Depuis 70 000 ans, on se raconte des histoires, et on y croit à mort. Depuis quatre siècles, notre récit, c’est « L’homme est rationnel et égoïste », même s’il n’est ni rationnel ni égoïste. En tout cas il n’est pas que ça. Ensuite, on vit en milieu d’abondance. Ici, dans les pays industrialisés, on est globalement très riches. On peut se permettre d’être individualistes, égoïstes. Pourquoi ? Grâce au pétrole. On en consomme tous énormément, pour nous nourrir, nous déplacer, nous instruire, nous chauffer, etc. Nous, les Européens moyens, c’est comme si on disposait de cinq cents esclaves énergétiques. On est tous des pharaons : toi, cinq cents esclaves ! Moi, cinq cents esclaves ! Elle, cinq cents esclaves ! On est très nombreux dans cette salle, en fait ! On est hyper riches, et on peut se permettre de dire à notre voisin : « Je n’ai pas besoin de toi. J’ai des esclaves énergétiques, je m’en fous, je peux manger sans toi. » C’est comme pour les tropiques de Darwin : en milieu d’abondance, une culture de l’égoïsme peut émerger. Depuis des décennies, on a poussé dans cette direction à fond. Mais en milieu de pénurie, comme dans la Sibérie de Kropotkine, les solidarités se renforcent.

F.R. : ça me rappelle l’oeuvre, pour moi majeure, de Richard Wilkinson et Kate Pickett, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous. Lui me racontait comment, pendant la deuxième Guerre mondiale, l’espérance de vie a fait un bond, de six ou sept ans, autant chez les hommes que chez les femmes. Grâce au rationnement, la situation nutritionnelle s’est améliorée ! Le « pouvoir d’achat » a baissé, dans l’ensemble, mais il a nettement augmenté pour la classe ouvrière, de 9 % il me semble. Le taux de pauvreté a été divisé par deux ! L’effort de guerre a renforcé, comme on causerait aujourd’hui, la « cohésion sociale », la fraternité, la « décence commune » comme dirait Orwell, et les taux de criminalité ont également chuté. à la limite, pour l’effondrement à venir, ça peut donner de l’espoir...

P.S. : Ou pas. Ou pas.
L’être humain sait gérer des pénuries, certes, et ça depuis des centaines de milliers d’années. Un gros souci, à mon avis, c’est d’entrer dans ces temps de turbulences avec la culture de l’égoïsme. Brutalement. Là, ça fait l’« effet Nutella » dans les supermarchés, ça fait les pillages, etc. Là, c’est dangereux. Et notre pari, avec ce livre, c’est de donner des outils avant les tempêtes, de développer dès maintenant une culture de l’altruisme, ou au moins d’apprendre à marcher sur nos deux jambes. C’est comme le yin et le yang, tu vois : compétition, coopération.
Et de redevenir compétent en entraide.

4 - Les règles

F.R. : Oui, parce qu’il y a des règles à l’entraide...

P.S.  : Il ne faut pas compter seulement sur le bon sens, ou le bon coeur, ça ne suffit pas. Il faut être compétent : il y a des principes, des méthodes, pour faire émerger l’entraide dans un groupe. Aujourd’hui, nous disposons de ce savoir, on pourrait faire des Business schools avec ces formations, des prix Nobel entièrement dédiés à l’altruisme. ça rééquilibrerait un peu, ça ferait un vrai projet de société.

F.R. : Alors, quelles sont ces règles ?

P.S. : On peut illustrer ça avec le jeu du « bien public », qui a donné lieu à plein d’expériences, depuis des décennies. Autour d’une table, on réunit un petit groupe de participants. Chaque joueur reçoit une somme d’argent, et il peut contribuer à un pot commun, qui se trouve au milieu. à chaque tour, les chercheurs prélèvent le contenu du pot, ils doublent la somme, et ils la redistribuent à parts égales, quel que soit le niveau de participation. Donc, si chacun mise, ça roule, tout le monde y gagne. Mais si certains misent peu, ou rien, eh bien les altruistes, qui ont cru au collectif, ils en sortent perdants...

F.R. : Tandis que les égoïstes, ou les prudents, s’en tirent gagnants.

P.S. : Voilà le principe. Eh bien, en moyenne, les joueurs placent la moitié de leur pécule, la moitié, même lorsqu’ils ne se connaissent pas. Ils font largement confiance. Les humains sont nettement plus coopératifs que les économistes ne le prétendent ! L’Homo economicus, c’est un modèle théorique qui n’aurait jamais dû sortir de son laboratoire ! Toujours avec ce jeu, les chercheurs ont forcé les participants à se décider plus vite. Eh bien, les contributions ont augmenté. Au contraire, si on leur disait « prenez le temps de la réflexion », ça diminuait les mises. La spontanéité conduit à un comportement pro‑social. David Rand, un professeur à l’université de Yale, concluait : « La plupart des gens pensent que l’intuition est égoïste, mais nos expériences montrent que, lorsqu’on développe l’intuition chez les gens, cela augmente la coopération. »

F.R. : Oui, enfin, là, on a l’impression que tout est rose, que l’entraide va de
soi, qu’elle est spontanée. Pourtant, tu soulignes l’importance des sanctions.

P.S. : Eh oui, c’est un des moyens les plus efficaces pour favoriser l’entraide : la punition. Parce que, dans notre jeu du pot commun, toutes les expériences témoignent de la même dynamique : au bout d’une dizaine de tours, les mises s’effondrent, les participants cessent de contribuer au pot commun, avec des niveaux proches de 0 %. Chacun décide de garder ses billes. Pourquoi ? Parce qu’ils constatent que, dans le groupe, des joueurs ne s’en sont pas privés. Il suffit d’un gars, d’une fille, d’une poignée, et ça suscite du dégoût, on l’a analysé dans des zones du cerveau.

F.R. : ça, ce passage, je l’ai trouvé vachement éclairant. Parce que, quand tu te balades en milieu populaire, dans les brefs échanges, tu ressens ce dégoût, à l’égard des riches, qui ne paient pas leurs impôts, mais aussi contre les « assistés », « les profiteurs du système », le sentiment qu’il y a des passagers clandestins, qui ne paient pas leur part. Comme s’il y avait exigence d’égalité, déçue, trompée, blessée même, et que, du coup, « bon, ben, puisque c’est comme ça, moi aussi je vais faire pareil ». Mais moins par un véritable égoïsme que par déception, oui, comme on rentre dans sa carapace.

P.S.  : Exactement. C’est pour ça que, des élites égoïstes, et pourtant mises en valeur, applaudies, récompensées, c’est particulièrement décourageant, pour
tout le monde. Pour toute la société.
Mais je reviens à mon jeu. Au onzième tour, des scientifiques ont dit : « On va mettre une nouvelle règle, vous avez le droit de punir un égoïste. Vous pouvez lui retirer ses gains. » Aussitôt, les niveaux de coopération regrimpent à 80 %, 90 %, presque 100 % ! Même, les gens sont prêts à payer pour punir les égoïstes !

F.R. : Il existe tout de même également des ressorts plus positifs...

P.S. : Oui, il y a le pendant de la sanction : la récompense. Punir les égoïstes, récompenser les altruistes, voilà les deux fondements de la réciprocité en groupe, de l’entraide, depuis la nuit des temps dans les sociétés humaines. Quand tu as une médaille, parce que tu as fait un acte de bravoure, la légion d’honneur, un machin. Quand tu donnes à des oeuvres caritatives, tu obtiens des réductions d’impôt.

F.R. : Quand tu dis « machin », on sent bien que ça ne marche plus, que ces décorations ne font plus envie...

P.S. : Peut‑être. Peut‑être qu’il faut trouver de nouvelles récompenses. Mais il reste une chose universelle, la clé de voûte : la réputation.
C’est‑à‑dire les ragots, les cancans. C’est un patrimoine mondial de l’humanité ! C’est un des ciments de la socialité humaine !
La réputation, c’est hyper puissant, et ça existe chez les autres espèces, chez les singes, même chez des poissons ! [Rires.]
Ils coopèrent plus parce que d’autres les regardent ! C’est pareil dans notre jeu du bien commun, les joueurs vont miser plus s’ils se savent ou se sentent observés... ne serait‑ce qu’avec l’affiche d’un gros oeil sur le mur !

F.R. : Ça me rappelle à nouveau ma discussion avec Richard Wilkinson. « Notre regard sur les riches doit changer, il me disait. Il faut en finir avec l’admiration, ou la déférence. On devrait les considérer comme des égoïstes, des antisociaux, les mépriser, et qu’ils le sachent. Nous devons atteindre leur réputation, leur faire honte. »

P.S : Des chercheurs en psychologie, de Berkeley, de Toronto, ont montré que des personnes des classes populaires, à faibles revenus, étaient plus enclins à la générosité, soutenaient davantage les actions de charité, faisaient plus confiance à un inconnu, aidaient plus volontiers une personne en détresse..
Plus que les sujets des classes supérieures… Quitte à donner de leur propre poche. Ils se sentent plus concernés par le bien‑être des autres. Peut‑être parce que, avec leur peu de moyens, eux le savent : ils doivent compter sur autrui. Les pauvres ont tendance à investir dans le « capital social »...

F.R. : Un autre souci, d’après toi, c’est la taille du groupe, plus il s’élargit et plus l’entraide diminue. Et surtout, qui appartient au groupe ? Qui est dedans, qui est dehors ?

P.S. : Oui, ça, c’est une grosse question : la membrane.
Attention, l’entraide, c’est pas une question de Bisounours : on peut s’associer pour massacrer son voisin. Pour faire un groupe cohésif, le meilleur chemin, c’est de nommer un ennemi commun, un grand méchant loup, ça soude les gens. Et Durkheim l’examine aussi : des individus rassemblés, leur agglomération, ça dégage une électricité, une exaltation, qui peut être canalisée vers le meilleur ou le pire...
Donc, l’entraide, c’est pas comme par magie « on est tous frères ». Il y a un intérieur et un extérieur. La membrane, c’est la métaphore de la cellule, de la cellule vivante. Elle a une membrane lipidique, qui fait passer les nutriments, et il y a des organites dedans. La membrane, c’est quoi ? C’est ce qui délimite  : « Ici c’est la cellule, là ça n’est plus la cellule. » C’est très important, dans un groupe : vous créez un syndic d’immeuble, une association de philatélie, n’importe quoi, vous avez un règlement, des règles, et il faut un gardien des règles. Quand on se sent bien avec ces règles, que la membrane est bien faite, eh bien les individus du groupe s’ouvrent, ils prennent confiance, les individus étaient méfiants, en compétition, dans cette membrane ils se sentent bien, ils enlèvent leurs picots d’agressivité, de suspicion, ils développent leur authenticité.
Le souci, c’est lorsqu’une membrane est trop poreuse, ou mal définie. Lorsque des personnes peuvent entrer ou sortir du collectif, sans que les autres ne comprennent pourquoi. Ça cause l’inverse, chez les membres du groupe, ça provoque un malaise, une insécurité. Or, sans cette sécurité, même comme sentiment, chaque individu se recroqueville, il se reconstruit dans l’urgence une petite membrane autour de lui‑même, et la compétition entre les individus reprend immédiatement. Marine Simon, qui a des années de pratique dans la facilitation de groupe, énonce : « La diversité fait peur… si elle ne peut pas s’exprimer dans un cadre de sécurité. »

Conclusions

F.R. : Tu es « collapsologue », tu étudies l’effondrement à venir, les signes en cours. Comment tu fais le lien entre l’effondrement et cette entraide ? Quelles passerelles entre les deux ?

P.S. : La passerelle, elle est simple. On me demande souvent : « Avec l’effondrement, on va tous s’entretuer ou pas ? » Je n’ai pas la réponse. Notre imaginaire est dominé par ça, aujourd’hui, par la guerre de tous contre tous. Je ne sais pas si tu suis la série Game of Thrones...

F.R. : Non, je trouve ça trop lent. J’ai juste regardé les premiers épisode

P.S. : Eh bien, les humains ont à faire à une double menace : le changement climatique, « winter is coming », « l’hiver arrive », et l’invasion de créatures venues du Nord, qui jouent le rôle du Grand méchant loup. Mais que font les cités ? Elles continuent de se quereller, les grandes familles poursuivent leurs intrigues politiques, mortifères, bref, la compétition domine, continue de dominer, malgré le danger. Ils s’interdisent de coopérer, d’unir les familles. Ça impliquerait de renoncer, même temporairement, à la concurrence... et probablement aussi à un bon scénario !
Voilà la mythologie contemporaine. Du coup, dans le réel, ou pour l’avenir, le premier réflexe c’est : « Je vais m’acheter un flingue », contre les étrangers qui arrivent, contre les voisins qui vont me voler la nourriture, tous des ennemis en puissance. Je vais m’armer, m’armer de crainte, barricader mon foyer, par anticipation.
Et c’est bien sûr une prophétie auto‑réalisatrice : tout le monde va s’armer, le niveau de violence risque de grimper, avant même une catastrophe.
Juste par idéologie, par mythologie. L’entraide, ça désamorce un peu ce scénario. Développer une culture de l’entraide, de l’altruisme, ça peut préparer les tempêtes à venir, servir de tampon. Que face au péril, on s’unisse, on coopère. Cette voie est en nous. C’est un peu comme l’épigénétique...

F.R. : Pardon ? C’est quoi ça ?

P.S. : C’est le grand débat de l’inné et de l’acquis. Dans nos comportements, qu’est‑ce qui relève de la nature ? Qu’est‑ce qui relève de la culture ? Par exemple, si vous êtes plus radin que votre collègue, c’est dû à quoi ? à votre patrimoine génétique, ou à votre environnement ? Ces questions sont aujourd’hui dépassées : le déterminisme génétique a vécu, on sait désormais qu’il y a une interaction, constante, de tous les instants, entre les gènes et l’environnement. L’épigénétique, c’est la science de ces relations, de comment un gène se modifie, s’adapte. En fait, les gènes sont là comme un répertoire, comme un catalogue de possibles, et ils vont s’activer en fonction desactivités, des connexions nerveuses avec le cerveau, des interactions avec nos neurones.
Eh bien, l’entraide, c’est pareil...

F.R. : C’est‑à‑dire ?

P.S. : C’est un possible qui existe en nous, en chacun de nous, dans notre patrimoine génétique, dans la société, et qui peut ou non s’activer. Nous pourrions dessiner, concevoir des institutions, des normes sociales, qui favorisent l’émergence de comportements altruistes, pro‑sociaux. C’est ça, sur le papier, l’art de la politique, permettre ça, plutôt que prôner une compétition déjà présente partout.
Quand j’entends les gens dire : « Avec l’effondrement, on va tous s’entretuer, c’est la nature humaine », je réponds « non ! ». La nature humaine n’est ni bonne ni mauvaise, ni altruiste ni égoïste.
Nous avons les deux, les deux sont en magasin. C’est la culture néolibérale, moderne, qui va faire qu’on peut s’entretuer. Mais on peut sortir de ça, et on a de gros leviers en nous, et ça peut aller très vite, potentiellement. C’est pas gagné, mais on vient ouvrir une brèche dans l’imaginaire


Cet article est lui-même, comme tous les autres, le fruit d’une vaste coopération : c’est Julie qui a permis la rencontre avec Pablo Servigne, Thibault, Louise, qui ont aidé à monter l’émission pour Fakir TV (à retrouver sur notre chaine Youtube), Samir qui l’a accueillie, Youlie qui l’a décorée, Fantin, Valentin, Kévin et Vincent qui l’ont enregistrée, Sylvain qui a filmé pour les réseaux sociaux, Clémence qui a coordonné les transcriptions, François qui a écrit, Cyril qui a édité, Chef qui a coordonné les illustrations, Piérick qui a dessiné, Ludo qui a mis en page, Anne S.T. qui a corrigé, Anne L. et Nicole qui ont relu… Et on en oublie sans doute.

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