La bourgeoisie raconte 36 (et la suite...)

par Pierre Souchon 31/01/2017 paru dans le Fakir n°(49 ) février - mars 2011

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« Je veux absolument que tu rencontres ma tante. » C’est grâce à ma copine Hélène que j’ai croisé Emma, une vieille dame pétillante. Avec elle, en quelques heures, j’ai traversé le XXe siècle. Pour le regarder de l’autre bord, vu de la droite. à travers les lunettes de la bourgeoisie…

« Un soir, papa n’est pas rentré. » En 1936, Emma n’était qu’une petite fille. Son père commandait, en banlieue parisienne, plusieurs ateliers d’une quarantaine de femmes. «  Lorsqu’il s’était marié, il avait dit à ma mère  : “Pendant mon travail, je refuse toute communication. Ce que vous avez à me dire peut attendre le soir.” Les trois seuls appels qu’il a reçus, cela a été pour ma naissance, celle de mon frère, et l’annonce du décès de son beau-père. Alors ma mère n’a pas téléphoné. Je la voyais inquiète, de plus en plus... Mon grand-père est parti se renseigner, et moi, on m’a dit d’aller me coucher. Le lendemain, j’ai appris que papa était parti en voyage, qu’il reviendrait bientôt. J’ai attendu. Tous les soirs, je voyais mon grand-père partir avec une serviette. J’ai su après qu’il partait à l’usine pour essayer de voir mon père, de lui donner un sandwich ou que sais-je – il n’y a jamais rien eu à faire. L’usine était barricadée, naturellement, et papa était séquestré par les ouvrières. Elles réclamaient des congés payés, qui, soit dit en passant, existaient déjà dans l’entreprise… Le portrait de mon père a même été brandi au bout d’une pique ! J’ai vu les photos… Toute la direction avait été enfermée, et la seule possibilité pour être libéré était de s’inscrire au Parti communiste. Ce n’était pas les idées de papa. On l’aurait découpé en tranches, il n’aurait pas signé. Il a fini par sortir au bout de quinze jours. Je me souviens que lors du dîner, mon grand-père a ouvert une bouteille de champagne, et j’ai eu droit à un biscuit à la cuillère avec du champagne.
– Pour moi, 1936, ce sont les conquêtes héroïques de la classe ouvrière…
– Laissez-moi vous dire que toutes ces manifestations – cela avait commencé dès 1934 – étaient très inquiétantes pour le calme de la vie quotidienne. Lorsque j’allais voir mon oncle qui habitait dans la banlieue nord, j’étais impressionnée parce qu’il y avait des trains entiers remplis d’ouvriers avec des drapeaux rouges qui chantaient l’Internationale. C’est comme ça que je l’ai apprise, d’ailleurs… Ce qui me choquait, c’est qu’ils avaient l’air méchant. Toujours le poing en l’air, chantant avec hargne… Ce n’était pas paisible.
On sentait la volonté de faire du mal. J’avais peur. »

[*La débauche de Mai 68*]

La peur, Emma la connaît de nouveau en mai 1968. Elle travaille alors à La Ciotat. Les ouvriers, encore, entrent sur le devant de la scène : « Nous avons eu énormément de problèmes parce que la CGT a envahi le chantier avec interdiction de travailler. Voilà pourquoi, petit à petit, les activités ont été détruites : les entreprises vont ailleurs, en Italie, en Allemagne… Merci la CGT ! Toujours est-il que lorsque les ouvriers nous ont donné l’autorisation, au bout de treize jours, on a redémarré. Il n’y avait plus d’essence, plus rien – et ils étaient menaçants, à chanter “Ah ça ira” derrière les grilles… Je suis revenue à Paris. Dans le Quartier latin, c’était une débauche incroyable. Les jeunes ivres dans le caniveau faisaient n’importe quoi. La liberté sexuelle, pas besoin de dessin, on avait la démonstration sur place, croyez-moi ! L’été 68… Dans les parcs de Paris… Je ne voyais pas l’intérêt d’une telle libération de la femme : on ne se libère pas en faisant n’importe quoi. J’ai tout de même connu une fille à cette époque-là qui ne connaissait pas le père de son enfant, tant elle avait eu de partenaires le même jour !
Et toutes ces filles qui se baignaient dans la Seine dégueulasse, pardon mais il n’y a pas d’autre mot, et qui faisaient du nudisme… On a vu ça, aussi ! Et les mariniers qui en profitaient, et les gens des bateaux-mouches qui se rinçaient l’œil… On n’a certainement pas vu les mêmes choses à la campagne. Quoique. Une de mes amies, qui avait dix ans en 68, était sortie de l’école en juillet. C’était en Normandie. Tout le monde était habillé en uniforme, quand un professeur rentrait on disait
“bonjour madame, bonjour monsieur”, on se levait, “au revoir madame, au revoir monsieur”, on se rasseyait… à la rentrée de septembre, elle a vu dans la salle de classe un individu hirsute, tout à fait barbu, les pieds sur le bureau et qui fumait. Il leur a dit : “Salut, je m’appelle Roland et vous pouvez me dire ‘tu’ !” C’est à ce genre de révolutionnaires qu’on donnait nos enfants… »

[*Années 80 : la grève*]

A la fin de sa carrière, Emma dirige le personnel d’une grande entreprise. Une de ses équipes de 400 personnes travaille à l’étranger. Loin. Dans ses bureaux parisiens, elle reçoit un coup de téléphone : les ouvriers les plus qualifiés se sont mis en grève. Elle parlemente alors avec le responsable : « “Mais ce sont les gens qui gagnent le plus ! Enfin… Que réclament-ils ?
– Une prime de trente francs par jour, pour les cigarettes.
– Passez-moi le meneur. Allô… Oui, monsieur ? Que vous arrive-t-il ? Vous ne fumez pas assez ? Il faut réfléchir un peu, ce n’est pas raisonnable. Repassez-moi le responsable… Allô ? Ne vous inquiétez pas, je fais le nécessaire.”
«  J’ai téléphoné à une compagnie aérienne pour savoir s’ils pouvaient faire partir un avion en urgence pour l’étranger. “Pas de problème”, m’a-ton répondu. J’ai alors appelé tous les ouvriers en congés pour savoir s’ils étaient prêts à remplacer les grévistes : ils étaient d’accord pour repartir. Je joins le responsable à l’étranger : “Réunissez les grévistes… Bien… Mettez l’ampli… Voilà. Messieurs, il n’est pas question de vous donner cette prime. La relève est assurée. Vous pouvez débaucher.
– Comment ça ?
– J’ai convoqué vos remplaçants, et j’ai un avion prêt à partir à Roissy. Dans les vingt quatre heures, le remplacement est fait.” Je les ai entendus dire les uns après les autres, “moi je reprends”, “moi je reprends”… La grève est partie en fumée. “Très bien, vous reprenez, j’ai poursuivi. Mais sachez que ce sont vos collègues qui ont accepté de partir qui auront votre prime de séjour à l’étranger.” Ça n’a jamais recommencé : on n’a plus entendu parler de grèves.
– Mais la prime qu’ils réclamaient, c’était néfaste pour l’entreprise ?
– Ce chantier à l’étranger nous coûtait plusieurs dizaines de millions de francs par jour. Par jour ! On ne pouvait se permettre aucun arrêt de la production. Pour vous donner une idée, une fois, un boulon avait été cassé et il n’y avait pas de pièce de rechange. Je l’ai fait partir par un jet privé.
– Un boulon…
– Un boulon de quelques centimètres ! Un chantier qui coûte plusieurs dizaines
de millions de francs par jour, mon jet privé ne me coûte pas ça !
 »
J’ai embrassé Emma. Pour la nouvelle année, elle m’a envoyé une gentille carte de vœux…

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