La France de tout en haut : Leur décors 2/5

par François Ruffin 27/01/2017 paru dans le Fakir n°(49 ) février - mars 2011

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Des chevaux, de l’écologique, du luxe rustique…
Voilà l’univers enchanté que décrivent les amateurs de Megève. L’image qu’ils souhaitent avoir d’eux-mêmes.

« C’est une grande marque internationale… Il y a 80 boutiques Charriol à travers le monde, plus de 3 000 magasins… J’ai d’ailleurs créé une montre Megève il y a une petite dizaine d’années. »
J’ai l’air d’un con. « Charriol  », je ne connaissais pas : je ne prête pas assez attention aux pages de pub du Nouvel Observateur (la plus modeste des breloques chiffre 499 euros sur prixrikiki.com).
Et c’est son PDG lui-même qui, en dégustant un thé, d’une voix lasse, me décrit son empire – m’accordant dix minutes comme un mauvais moment à passer. « Depuis douze ans, je suis un sponsor fidèle du polo des neiges. C’est qu’à Megève, il existe une culture du cheval. Avec ma famille, d’ailleurs, pendant quinze ans, nous avons pratiqué l’art de se servir de calèches : l’été, les calèches étaient tirées par des trotteurs, et l’hiver par des traîneaux russes à quatre chevaux.
– Tout ça au milieu des 4x4 !, je le félicite.
– Le cheval peut passer là où le 4x4 ne passe pas. Le cochet attendait. Je montais au ski en calèche. Le mariage de ma fille s’est déroulé avec toutes les calèches, la grande calèche avec six alezans blancs. Nous étions écologistes avant l’heure. Notre chalet, de cinq étages, est tout en chêne. Nous avons un vrai goût de l’étable, on en trouve tout autour.
 »

Rustique en diable
A l’entrée de la ville, les panneaux « Megève  » sont en bois. Le palace où Nicolas et Carla ont résidé, pour leur Saint- Valentin 2009, se nomme modestement « Les Fermes de Marie », avec des murs décorés (nous l’avons visité) d’antiques semoirs, de tamis paysans – mais avec de suites royales aux jets d’eau multidirectionnels et tout le bataclan. « Authentique  » « naturel  », ces adjectifs reviennent dans toutes les bouches et dans toutes les boutiques. Une étrange alliance, un oxymore, «  luxe rustique » définit parfaitement, sans doute, cette place forte de la bourgeoisie.

Car ils veulent tout, et ils ont tout. Le luxe, bien sûr, les salles de bains avec
hammam, les masseurs à portée de main, le champagne à volonté, les petits fours sur commande, les Blackberry dans chaque poche, toute la panoplie des hautes technologies. Et à côté de ce luxe, les signes du rustique. Les signes de la simplicité. Les signes de la pauvreté. Les signes, même, du populaire. Qu’on ne les enferme pas dans une identité sociale, de « gros riches ». Que ces businessmen, âpres au gain, champions des tableaux Excel, s’offrent une autre image d’eux-mêmes, le temps des vacances : « Proches des traditions », soucieux de «  l’artisanat local  », comme l’énonce Philippe Charriol, vivant « au rythme de la terre, avec lenteur, et donc la traction hippomobile s’y prête parfaitement ».
« Le rythme de travail, c’est le contraire. Avion, hélicoptère… C’est pour cette raison, au passage, que j’ai choisi Megève comme villégiature. J’habitais souvent à New-York, à Hong-Kong, à Shanghaï, avec un système de multirésidences, un pied sur chaque continent, qui me permet de suivre mes affaires et le soleil. J’ai étudié les approches aériennes en provenance d’Asie, d’Amérique, et j’ai conclu que Megève était un bon point de chute. C’est très pratique : j’atterris à Genève, et en trente minutes je suis dans mon chalet. » Voilà la marque des nouvelles élites : leur mobilité. à l’inverse des vieilles fortunes, ancrées sur un territoire, eux n’appartiennent à aucune patrie, ne sont attachés à aucun lieu — sinon, à la rigueur, leur lieu de vacances. C’est un mode de vie ordinaire chez les dirigeants — que le designer Philippe Starck pousse jusqu’à l’absurde : « Je cumule souvent deux cheminées dans chaque chambre de mes vingt-et-une maisons. Pour aller d’un endroit à un autre, on a un avion dans lequel on habite. Nos vingt-sept motos sont réparties dans le monde, le même modèle, la même couleur, avec la même clé. On peut aussi en embarquer deux dans l’avion.  »
Comment s’étonner, dès lors, que le moindre volcan qui fume au-dessus de l’Europe, ou des pistes d’aéroport bloquées par la neige, ou un Eurostar en retard sous le Channel, fassent aussitôt la une des radios et télés ? Que les médias, les ministres, jusqu’à la Commission européenne, en soient scandalisés, commandent des rapports, réclament des sanctions – bien plus que, par exemple, les 190 000 foyers qui, en 2010, se sont fait couper le gaz et se chauffent à la bougie ? C’est qu’ici, on attente à une valeur-clé de l’oligarchie : le déplacement. Le bougisme – qu’ils nous instillent. Rester mobile, sans obstacle, sans frontière : voilà qui devrait être ajouté à la Déclaration des Droits de l’Homme Blanc…

Le masque sur l’exploitation
«  Et depuis quand vous êtes installés à Megève ?
– Depuis l’époque où François Mitterrand est arrivé au pouvoir : il y avait un grand down-turn dans l’immobilier en France, en particulier dans les endroits comme ici. On a acheté ce chalet magnifique, avec beaucoup de salles de bain, une piscine. Mais la station, elle, déclinait un peu. Ensuite, dans les années 90, nous avons participé au renouveau de Megève avec le polo, les calèches, les sculptures… Yes ?
 » Il décroche son téléphone : « Oui, j’arrive… Je suis en train de finir mon interview…  » Il raccroche, remet son manteau : « Je vais y aller parce que mon équipe va bientôt jouer…  » Dans sa poche, il cherche un portefeuille.
«  Laissez, je vais régler.
– Très bien. »
Il me salue.
« Au revoir.  »
Ce serait tellement plus simple s’ils se montraient méchants, hargneux, arrogants. Ils répondraient à nos stéréotypes, et on les détesterait d’emblée. Mais là, non. Juste une pointe de sécheresse.
Je retourne l’addition : pffff.
Vu les tarifs, je vide entièrement ma théière. Je lape ma tasse jusqu’aux dernières gouttes, en relisant mes notes : « Les calèches », « l’avion  », « l’authentique », je suis déçu. Pas de grande révélation, non. Mais qu’attendrait-on ? Même en entrant dans le carré VIP, même en assistant à leurs dîners privés, même dans leurs chambres à coucher, pas sûr que j’obtienne de grandes confessions. Lève-t-on un coin du voile, au moins, avec ces discussions ? à peine. Au contraire, même.
Oui, au contraire !
Une intuition, en cet instant : je venais ici pour découvrir comme un secret, pour résoudre « le mystère des nantis », pour affronter de près le visage hideux de l’exploitation. Mais c’est l’inverse, justement, qui se passe : à approcher les riches, surtout durant leurs loisirs, on ne comprend rien de leur enrichissement. Megève fonctionne comme un masque, comme un voile pudique posé sur leur extorsion. Et c’est tout l’intérêt, alors : cette ville offre un négatif de la vie qu’ils imposent aux autres, ailleurs. Et son envers..

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