La guerre des pauvres (entre eux)

par François Ruffin 25/11/2019 paru dans le Fakir n°(91) Date de parution :

On a besoin de vous

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C’est une pétaudière, dans la salle des fêtes de Maisnières-en-Vimeu.
Et dire que par ce temps de colère, le président joue avec le feu…

« Vous, les AVS, vous n’avez pas de réponse pour les patients ! » Un gars en survêtement se dresse, au premier rang, dans la salle des fêtes de Maisnières-en-Vimeu, et sa voix s’élève, s’éraille : « Moi, ma sœur est handicapée. Là, dans la salle, je vois des femmes qui sont présentes alors que, en théorie, elles sont en arrêt-maladie et qu’elles ne viennent plus chez les patients ! Eux, je les raye de ma carte ! » Il reçoit une salve d’applaudissements.
Une auxiliaire de vie sociale s’écrie : « Mais quand on ne peut pas mettre d’essence dans la voiture, on fait comment, pour aller y bosser, chez les patients ? »
Ce n’est pas une image, ici, pas une exagération : il n’y a vraiment plus de quoi remplir le réservoir, ni le frigo. Depuis le mois d’août, les AVS du Vimeu Vert ne sont plus payées. Devant cette urgence, pour l’instant, quelle est la seule réponse concrète des autorités ? « Il n’y a pas de honte à avoir recours à l’aide alimentaire. » Les restos du cœur pour les travailleuses...
« Chez moi, poursuit l’AVS, les factures s’accumulent. EDF, la gaz, Internet… Y en a qui sont prélevées, la banque rejette, et ça me fait des frais. »
Mais le gars ne lâche pas, il pointe du doigt une dame, sur la même rangée que lui : « Toi, t’as les moyens ! Toi, ton mari, il a une bonne place ! Pourquoi tu travailles ? Pourquoi tu prends le travail d’une autre ?
- Non !
elle bondit. C’est pas parce que mon mari travaille que je ne veux plus bosser ! Je veux mon indépendance. »

Ca part en sucette, cette réunion de crise.
En brouhaha.
La dame en sanglots.
Et moi qui préside, invité d’honneur, semi-sauveur : « C’est tout ce qu’on ne veut pas, ça ! Excusez-moi, mais on assiste à quoi ? A la guerre des pauvres entre eux. Tout ça parce que l’Etat verse moins aux collectivités, que le Département verse moins à votre association, et à l’arrivée, vous vous déchirez entre vous ! A la place de regarder en haut, les vrais responsables. A la place de chercher ensemble des solutions. Je ne suis pas venu pour ça. »
Le gars n’en démord pas, plus conciliant : « Y en a qui quittent le navire, comme un capitaine qui se barre. Moi, si vous voulez, je peux mettre de l’argent dans l’association, mais vous devez revenir bosser ! »
Des AVS, en choeur : « C’est pas à vous de faire ça, de mettre l’argent. Nous, on n’est pas payées, mais on a une famille à nourrir !
- Et tous ceux qui ne paient pas ! Parce qu’il y a des vieux qui ne paient pas ! Ils profitent du système ! »

En douceur, on fait évacuer le fauteur de troubles, qu’il aille respirer dehors, reprendre ses esprits : « J’ai quitté ma vie et mon logement pour ma sœur, il souffle à Cyril, en fumant sa clope. Les cellules de son cerveau ne sont pas développées. C’est comme une gamine de six ans dans un corps d’adulte. J’ai fait ça pour l’amour de ma sœur, parce que je l’ai promis à mes parents quand ils sont morts. Mais la dame qui s’occupait d’elle, elle pourrait continuer à venir. Elle a des sous, je le sais. Son mari a des sous, il est riche : l’autre jour, il a pris une journée de congés pour aller voir un match de foot à Lens, alors… »
Ces propos me seront rapportés ensuite.
Mais ils confirment mon intuition : la guerre des pauvres.
La richesse, ici, c’est que le mari et la femme travaillent. Le luxe, c’est d’aller voir jouer le Racing Club de Lens au stade Bollaert…

Comment on s’en sort ?
Comment, très concrètement, je m’en sors, de ce bazar, ce lundi après-midi ?
« On n’a qu’à annuler les formations, suggère une AVS dans la salle. Ca fera des économies pour l’association.
- On le fait déjà,
répond le président, mais c’est pas une solution. Au contraire, pour remplir le cahier des charges du Département, pour recevoir plus de fonds, on a besoin de formation.
- On n’a qu’à arrêter la modulation,
propose une autre.
- Ah non, ah non, réagit le président, et les déléguées syndicales pareilles. Ca vous fait un plancher, quand même. »
Je me fais expliquer, en chuchotant, par ma voisine Annie : « La ‘modulation’, c’est la garantie que même si une personne âgée meurt, ou part à l’hôpital, on aura un minimum d’heures payées, que ça sera lissé sur l’année, qu’on ne perdra pas trop… »
Le premier réflexe, donc, pour survivre, c’est de se sacrifier.
« Vous n’avez presque pas de droits, j’interviens, vous n’allez pas rogner le peu que vous avez ? »
Comment on s’en sort, alors ?
En interpelant préfecture, sous-préfecture, Conseil départemental.
En provoquant une réunion officielle, à Amiens, le jeudi.
En réclamant que les salariées y soient représentées.
En faisant tourner une pétition pour ça.
En obtenant, à l’arrivée, 100 000 € d’avance, de quoi colmater les brèches.
De quoi respirer.
Voilà pour l’urgence.

Mais au-delà, il nous faut rouvrir un horizon : « Pourquoi vos métiers… assistantes maternelles, animatrices périscolaires, accompagnantes d’enfant en situation de handicap, auxiliaires de vie sociale… pourquoi vos métiers sont maltraités ? Alors que vous vous occupez de ce qui nous est le plus précieux, nos bébés, nos enfants, nos vieux ? Parce que vous êtes des femmes, justement, à 85 %, et que la société se dit, dans son inconscient : ‘Après tout, elles ont fait ça gratuitement dans leur foyer durant des siècles, elles ne vont pas se plaindre si elles sont un peu payées ?’ Alors, ça doit devenir une priorité : qu’on vous construise un statut et des revenus. Ca sortirait, grosso modo, un million de salariées de la pauvreté. Voilà pourquoi, à l’Assemblée, je réclame une mission d’information sur vos métiers du lien, qu’on les place au cœur d’un projet… »
Elles n’y croient pas trop.
D’abord le frigo.

La rencontre s’achève.
Le gars en survête est revenu dans la salle, nous serre la main, salue ses voisins…
On a évité le pire.
La débandade générale.
La foire d’empoigne.
Mais ça reste à fleur de peau, tout ça.
Plein de tensions.
Prêts à l’explosion.
Avec le président de l’association. Avec des familles. Entre AVS.
« Imagine, je murmure à Cyril en sortant. Tu ajoutes les immigrés dans cette pétaudière, tu canalises toute cette colère… Tu vois le risque ? Et dire que Macron joue à ça ! »
Dans la voiture, au retour, je poursuis mon édito : « On pensait qu’au moins, il nous préserverait de ça. Sur l’écologie, il n’y avait rien. Sur l’économie, il était libéral, sur le social, anti-social, pas de surprise. Mais on pensait qu’il tiendrait sur ce terrain-là. Qu’il ferait ‘barrage’, pas seulement à Marine Le Pen, mais à ses idées. Le barrage se révèle plutôt un pont : les quotas, le voile, l’aide médicale d’Etat, jusqu’à la une de Valeurs actuelles...
Aucun hasard, c’est cohérent : quand ce virage est apparu chez Macron ? Au moment du grand débat, ce printemps. Dans les quatre thèmes retenus, il choisit l’immigration. Pourquoi ? Après les Gilets jaunes, il s’efforce à la division, à la diversion, à détourner la colère. Les
« blancs » de la ruralité contre les enfants d’immigrés... Voilà la carte qu’il joue. Les gens sont tellement véners, il leur offre un bouc-émissaire.
Et nous, on doit déminer ce piège, conjuguer l’urgence et l’espérance.
- C’est beau comme du Victor Hugo ! »

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