La pizza Brel

par François Ruffin 19/03/2019 paru dans le Fakir n°(87) Date de parution : Novembre 2018 - Janvier 2019

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« A-t-il vu Vesoul ? » Avec « l’appétit des poursuites sans fin dans des villes sans vie, de ces enquêtes qui valent le coup car peu les mènent, ces récits à l’abri du fracas du monde et des agendas imposés », David Dufresne nous entraîne sur les pas de Brel. Un prétexte.
Et ça nous conduit à la France d’aujourd’hui, à Christophe, sauvé par les pizzas...

Tu me mets Brel en couverture, son sourire généreux, sa dentition chevaline, j’ouvre le bouquin, c’est pavlovien. Au moins les premières lignes :

« C’était un soir de décembre où le froid avait décidé d’ajouter la pluie. Une vraie pluie, pas comme celle, impossible, de Ne me quitte pas :

“Moi je t’offrirai
Des perles de pluie
Venues de pays
Où il ne pleut pas.”

Une pluie comme dans Knokke-Le- Zoute Tango, comme sur les lilas que Madeleine n’est pas venue chercher, comme dans ce putain de Plat pays, “et ses chemins de pluie pour unique bonsoir”. Face à moi, un petit camion vert semblait se débattre de la noyade, sur la place. En regardant bien, il y était littéralement amarré. Des cales à ses roues assuraient qu’aucune tempête ne le sortirait de là.
La place Jacques‑Brel, à Vesoul.
Je m’approchais du camion, “Pizza depuis 1984, 18h-21h du mardi au dimanche”. D’instinct, j’aimais tout de ce vieux Peugeot, modèle J5 semi-rallongé. J’aimais ses couches de peinture superposées, son vert, et son rose, et son rouge, l’empilement des boîtes de carton estampillées “Bon appétit”, et l’autre panneau, “Pizza au feu de bois”, illuminé celui-ci, et plaqué contre la vitre côté conducteur. Tout m’enchantait, les parpaings en guise d’ancre sous les pneus, le gyrophare à l’arrière du toit qui racontait une autre vie du camtar, les spots garantis d’époque dans la figure, les noms de pizzas (la Biétry, la Comtoise, la Tof...), et les fautes sur la devanture (“L’artisanat, 1ère entreprise de France... Merci de nous préservé”, signé Chris).
Christophe nous tendit son menu, et me conseilla celle-là, puisque j’étais là.
La Brel.
La pizza Brel. »

Ça n’est pas une biographie de Brel, que nous offre David Dufresne, « c’est un livre avec lui, plus que sur lui ». C’est un road-movie de proximité, une enquête, mi-socio mi-gonzo à Vesoul, sur la France qu’on ne voit pas, les petites villes qui se vident et se replient : « Que reste-t-il du Jacky dans la France ratatinée d’aujourd’hui ? De quoi le pays était-il le nom et lui le non ? » Avec Brel comme prétexte, comme fil conducteur, « a-t-il vu Vesoul ? l’avez vous vu à Vesoul ? », questions baladées de l’aérodrome au lycée, de l’hôtel au centre commercial, du tribunal où l’on juge pour terrorisme à l’amour RSA dans les barres HLM , avec son lot de rencontres bizarres, la même curiosité que le chanteur éprouvait pour les gens. Et avec l’ombre du géant, qui déchira sa vie comme une chemise, transpirant son existence, d’une transe à l’autre, jetant ses fulgurances dans les micros tendus :
« L’échec est toujours une preuve de liberté », « ça me fait peur, les gens prudents, les gens précautionneux, ils ont plus d’avenir que de présent, ils sont assis, ils se croient debout. C’est effrayant, non ? »
« Il faut s’en occuper de ses rêves. Sinon on devient infirme. »

« L’important, c’est de faire les choses, c’est d’aller voir. C’est de ne pas dire : “l’année prochaine, si j’ai un peu de temps, j’aimerais bien faire...” »
Dufresne va donc voir Vesoul.
Et sur la place centrale, Dufresne déguste donc la pizza Brel, « une crème fraîche‑chorizo-jambonlardons- gruyère-oeuf » :
« Christophe était arrivé à Vesoul dans les années 1980, directement depuis Trieste en Italie, d’où sa mère avait fui son père, un violent. Et lui, Christophe, à peine soulagé de sortir de l’enfer des coups, se souvenait de sa peur, à la vue des tours de son nouveau refuge, le quartier du Montmarin.
— J’ai dit : “C’est quoi ça, wow ? Vous nous emmenez où, là ?” J’avais 10-11 ans, je comprenais pas.
J’avais jamais vu de tours. Je savais pas ce que c’était un Arabe. C’était pas les ghettos de New York, non plus, faut pas abuser.
Mais c’est compliqué de vivre dans des tours comme ça, à cheval les uns sur les autres. Il y a 2 500 logements là-dedans. Et puis, rapidement, ma mère s’est sentie seule, paumée, elle a plongé dans l’alcool et ça a été à nouveau l’enfer pour nous, mes frères et soeurs, on était six... On a essayé de la sortir de là mais... voilà... c’était compliqué... oui, très compliqué... Tellement compliqué que c’est nous qui avons été voir la directrice du Jacques-Brel, le collège, là, au fond de la rue, en lui disant qu’on voulait être placés dans un foyer... Vous vous rendez compte ? On leur a dit qu’on ne voulait plus vivre avec notre mère parce qu’on n’avait pas à manger... Ça craint quand même, hein... Aller demander là-bas qu’ils fassent le nécessaire et, le soir même, ça a pas traîné : un bus du foyer est venu me chercher. La protection de l’enfance, elle nous a protégés. »

« Pour moi, l’enfance est une notion géographique. On est né dans un coin qui est l’enfance. Pour moi, l’enfance, c’est un ciel bas, il fait gris, il fait humide, il y a des adultes que je ne comprends pas. ça aurait très bien pu se passer dans le Limousin ou en Bretagne ou à Paris. ça s’est passé en Belgique. L’enfant, on lui apprend petit à petit à être prudent. à être sage, à être économe. Pas dans le sens... même pas pognon... Dans le pire sens, économe de ses forces. On lui apprend des choses abominables. L’espoir, mais le mauvais espoir. “Il va t’arriver des choses.” Or il ne nous arrive jamais rien. Moi, dans ma vie, il ne m’est arrivé que moi.
Bref, on leur apprend le contraire de Noël. »
« La pluie glaçante avait dissuadé la clientèle. à part notre Brel à la crème fraîche, Christophe avait dû vendre une Royale et une Américaine. ça lui laissait le temps de se raconter, de se faire du bien, et nous de plonger.
Aller voir, c’est pour ce genre d’instant, quand un inconnu se livre, parce qu’on s’intéresse à lui sans jugement, que la relation est simple, modeste, sans arrière-pensée, et qu’on l’écoute aussi pour mieux se comprendre soi-même. Tous les compagnons de Brel l’avaient raconté : après chaque gala, il fallait au chanteur aller au contact ; écouter le coeur des Hommes, des heures avec des industriels ruinés ou des prolos sans le sou, des Jojo ou une Madame qui promène son cul sur les remparts de Varsovie. »

« “Quand le camion vert est arrivé pour la première fois, j’habitais au-dessus, dans les tours, avec ma mère. À l’époque, c’était un Citroën HY, un de ces tout petits trucs, les “Tubes” on les appelait, et on voit marqué “Pizza”. Il y a une trentaine d’années, la pizza en France, c’était pas... Seuls ceux qui allaient dans les grands restaurants savaient ce que c’était. En camion, comme ça, à emporter, personne connaissait... Et moi, je me suis dit : “Tiens, c’est quoi ce truc ?” Je suis descendu... Et j’ai sympathisé avec Michel, celui qui a créé le camion. Après je suis venu, on va dire tous les mercredis, tous les samedis, puis toutes les vacances... Au collège, je m’emmerdais. On avait des activités, genre maçonnerie, menuiserie, ou je ne sais plus quoi...
J’avais pris maçonnerie mais ça m’intéressait pas du tout. Alors qu’avec Michel, ça a accroché tout de suite ; c’était vraiment comme si je l’attendais, cette personne. Un père. Moi, j’étais à la DDASS, je n’avais plus de repères, il m’a sauvé, Michel, avec son camion. Je venais l’aider à ouvrir les boîtes de conserve, je venais faire des cartons. Et lui, il m’emmenait chercher les meules de fromage en bécane. C’est en souvenir de lui que je me suis acheté une moto, plus tard. On partait dans une fromagerie, à une trentaine de kilomètres, on attachait la meule avec un tendeur, à l’arrière de sa moto... Tout le monde rigolait... C’était les bonnes années... Un coup, je me souviens, on rentrait, et v’là que la meule, elle se barre... putain... sur la nationale, la meule... Voilà, cette place Jacques‑Brel, [...] c’est grâce à ici que je suis pas devenu délinquant ; grâce à elle que j’ai avancé, à la pizza. Et puis, c’est là que j’ai rencontré Adeline.

“Se tiennent par la main et marchent en silence Dans ces villes éteintes que le crachin balance.”
Les Désespérés.

Adeline, comme Tof et comme Brel, avait sa pizza à son nom. Une crèmechèvre- roquefort-emmental, que Christophe a baptisée en son honneur.
— Un jour, j’ouvre le camion, et je vois des groupes de jeunes, comme d’habitude, qui sortaient du collège Jacques-Brel, et je vois deux filles qui arrivent, et c’était Adeline avec une de ses copines... Elle arrive, elle me dit : “Ouais, t’aurais pas une clope ?” Je dis : “Ouais” – je fumais à l’époque. Et dès qu’on s’est regardés, paf... Ça a franchement... Et ça fait vingt-cinq ans. Son enfance, c’était pire que la mienne. Elle avait été abandonnée par ses parents... Mais je te le dis, les gens qui, minots, ont été meurtris par quelque chose, c’est des gens bien. En général... en général, c’est des gens qui vont tout faire pour s’en sortir. Ah oui. Moi j’ai... Je parle des gens qui ont été vraiment meurtris, pas des gens qui ont un peu souffert, parce que voilà, il y a les problèmes de la vie, tout le monde en a des problèmes, je parle des gens qui ont été profondément touchés...
On grandit toute notre vie avec ça, on mourra avec ça, et on fera tout pour se prouver qu’on n’est pas une merde. Malgré tout, il y a quelque chose là-dedans qui est broyé, quelque chose qui ne guérira jamais. Ce quelque chose, c’est... ben, le manque d’amour des parents... plein de trucs... Genre quand on avait des réunions à l’école, ils avaient tous leurs parents, moi je me retournais, je cherchais mes parents, ils étaient pas là ; c’était des parents qui s’en foutent. Et ça, quand on est petit, c’est dur... On ne réalise pas parce qu’on est petit, on se dit : “Je m’en fous”, mais en grandissant, on se dit : “Putain... ça craint, quoi, cette vie que j’ai eue”... Dans le quartier, aujourd’hui, je les vois, les gens cassés : je vois beaucoup de petits du quartier... Ils passent là, ils grandissent là, je les vois grandir, et j’en vois, des fois, ils ont la haine, ils ont la haine... Parce qu’ils ont un manque d’amour, il y a quelque chose qui va pas chez eux... Je le ressens direct. D’ailleurs, il y en a plein, ils ont fait de la prison... Parce que, justement, ils ont pas eu quelqu’un pour...
— Ils n’ont pas eu de Michel ?
— On va dire ça. Et c’est triste, franchement ça fait mal au coeur de voir des jeunes comme ça, des bons jeunes, les voir partir à la dérive...
J’en ai sorti de la merde, trois ou quatre. Je les ai fait travailler avec moi. J’ai senti que c’était des bonnes personnes, et, aujourd’hui, c’est vraiment des gens bien. Ils ont une famille, tout ça... Pourtant quand ils venaient ici avant que je les fasse travailler, ils étaient défoncés... Je les ai pris en été, on en profitait pour discuter, ils se confiaient. Et quand je leur disais d’où je
venais, ils ne me croyaient pas et après ils m’ont cru. J’ai dit : “Si moi j’ai pu, avec quelqu’un qui m’a tendu la main, tu peux le faire...” J’en ai même fait dormir chez moi, parce que je savais que si je les remettais là, c’était fini... La place Jacques-Brel, tu vois, il y a eu beaucoup de bon... Elle a porté
chance à des gens, quand même, cette place. »

C’est beau, cette tranche de vie.
C’est pas mal, ce témoignage.
Mais on rêve, quand même, que Brel l’ait croisé, Christophe, qu’il l’ait saisi comme un peintre, là, dans son camion, dans sa tenue immaculée, sautant de la pâte à la sauce tomate, et que dans cette scène, en quatre couplets, en un refrain, en quelques rimes, il ait dépeint un destin, l’enfance, Michel, Adeline, Adeline surtout, peut-être, qu’il les ait fait entrer au Panthéon de la chanson, immortalisés, les hommes ordinaires traités comme des dieux, et la pizza rendue métaphysique.

« Cela peut paraître bizarre, mais je suis parfaitement optimiste. Je crois que les hommes sont merveilleux. Il faut peut-être qu’on leur dise. »
Jacques Brel.

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