La semaine où la gauche a basculé à droite

par François Ruffin 30/06/2016 paru dans le Fakir n°(60) avril - juin 2013

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C’est un anniversaire qu’on a oublié de célébrer : il y a trente ans, en mars 1983, la gauche basculait à droite. En dix jours se déroule un thriller politique. Le 13 mars, François Mitterrand souhaite une « autre politique ». Le 23 mars, c’est plié : ce sera le « tournant de la rigueur » et l’Europe de l’austérité. S’ouvre alors la « parenthèse libérale ». Dans laquelle nous sommes encore coincés.

Nous publions ici des extraits de notre dossier "La semaine où la gauche est passée à droite", publié dans notre n°60 en avril 2013, soit un an après la victoire de François Hollande aux élections présidentielles. Et 30 ans après le tournant de la rigueur par François Mitterrand.

[**1er mai 2012 - L’hommage*]
En pleine campagne, entre les deux tours de la présidentielle, François Hollande ne défile pas dans les cortèges de manifestants. Il se rend à Nevers, pour un hommage à l’ancien maire de la ville, le Premier ministre Pierre Bérégovoy, qui s’est suicidé le 1er mai 1993. Le candidat socialiste salue l’ « ouvrier, homme d’état, grand serviteur de la République », mais, nous dit Libération, « plus que de la victoire de la gauche, c’est de 1984 dont il parle, quand Bérégovoy, nommé au ministère de l’économie, a dû engager “le redressement de la France, rongée par les déficits et l’inflation”. Quand l’ancien ajusteur-fraiseur est devenu “l’homme qui savait gérer”. Un portrait posthume qui vaut promesse s’il l’emporte dimanche », conclut le quotidien. Et le porte-parole de sa campagne, Bernard Cazeneuve, aujourd’hui ministre du Budget, ajoute : « Bérégovoy a compté dans l’histoire de la gauche. C’est lui qui a réconcilié la gauche et le réalisme. »

C’est plus qu’un signe. Comme père spirituel, François Hollande avait déjà Jacques Delors, le grand artisan du renoncement, dont il fut un proche à la tête du club des Témoins. Mais voici qu’avant même son entrée en fonction, comme inspirateur peu inspiré, il choisit le gentil Béré, le socialiste qui a libéré les marchés financiers, qui avait de l’ « austérité » plein la bouche, qui est devenu un béni-oui-oui du franc fort. Car Pierre Bérégovoy, et qu’importe ses qualités personnelles, et qu’importe sa fin tragique, a incarné la gauche carpette, aplatie devant les puissances de l’argent, se prosternant devant l’Allemagne et l’Europe.

Tout un programme, pour le futur président : lui ne lutterait pas, il ne résisterait pas, il l’annonçait déjà. En 1983, François Mitterrand, et avec lui le PS, avait ouvert la « parenthèse libérale », signé un armistice, après bien des hésitations, des tergiversations, une petite mort dans l’âme. Trente ans plus tard, son successeur à l’Élysée tire de ce renoncement une fierté : la capitulation se veut définitive – et habitée par un étrange orgueil.

[**14 mars 1983 - Le nœud*]
Hier, la gauche a subi une défaite, mais pas de débâcle. Un « avertissement », comme cause Lionel Jospin, le premier secrétaire du PS, avec trente et une villes perdues : Grenoble, Roubaix, Tourcoing, Épinal, Nîmes, etc. À l’Élysée, le président attend son Premier ministre. C’est l’heure du choix, désormais, un choix qu’il repousse depuis trop longtemps. Il relit une note, que lui a fait passer Jacques Delors, son ministre de l’économie : « Sur un an, la consommation des Français augmente de 3,7 %, mais la production intérieure que de 2,1 %. La différence est assurée par une flambée d’importations. » Le déficit commercial s’est accru de trente-deux milliards. Sur un an, le taux de couverture en produits manufacturés a baissé de dix points, passant de 88 % à 78 %. C’est net : la relance française profite aux Allemands, aux Américains, aux Japonais.

Que faire, alors ? Il n’y a que deux options, et pas de troisième voie : la France doit-elle sortir du Système monétaire européen (SME), prendre des mesures protectionnistes, limiter les importations, et persister dans une politique « de gauche », volontariste, tournée vers l’industrie, vers le progrès social ? Ou doit-elle accepter la discipline du SME, lier le franc au mark, et, dès lors, procéder à un « assainissement » budgétaire, à une « désinflation compétition », bref, à de l’austérité pour l’état comme pour les salariés ?

Ce nœud, il faut maintenant le trancher.
Un nœud que Mitterrand a lui-même emmêlé, sciemment, depuis un an au moins.

[**16 juin 1982 - L’autre politique*]
Dès le 5 juin 1981, son conseiller, Jacques Attali, toujours prompt à appuyer sur le frein, l’a mis en garde contre les déficits : « Pour le moment, je fais de la politique, lui a répondu François Mitterrand. La rigueur, on verra ça plus tard. » Au printemps 1982, son Premier ministre, Pierre
Mauroy, lui a présenté un plan de rigueur, justement : « Laissez-moi faire mon sommet, après on verra. » Le monarque socialiste accueillait le G7 à Versailles, avec banquet, feu d’artifice, opéra, début juin : qu’on ne l’embête pas avec ces questions d’intendance. Mais dès le weekend suivant, le samedi 12, le franc était dévalué de 9,75 % par rapport au mark. Et le lendemain, dimanche, le Conseil des ministres bloquait les prix et les salaires pour quatre mois.

Les tenants de la rigueur semblaient l’emporter.
Mais ce 16 juin, en conférence de presse, le président a accompagné cette orientation, temporaire, d’un discours combatif : « Nous nous trouvons dans un cas typique de lutte des classes, à la fois nationale et internationale. Nous ne pouvons compter sur aucun des grands pays capitalistes, car pour eux le but est de démontrer que nous ne pouvons pas nous isoler. Ce constat aurait pu nous conduire à quitter le SME car, finalement, ce système nous lie à ceux que nous combattons. […] Si nous échouons dans cette deuxième phase, une troisième pourrait nous conduire à sortir du SME. » Ce jour-là, le président ouvre donc la porte à une « autre politique ». Ses partisans se mettent au travail. Parmi eux, un patron iconoclaste, Jean Riboud, PDG de Schlumberger : « Oui, François Mitterrand va gagner. Mais pour quoi faire ? s’interrogeait-il avant mai 1981. Si c’est pour écouter Delors et faire comme Barre, alors la France aura perdu une chance, ultime, de se moderniser et elle disparaîtra de la scène des grands en se fondant dans un magma libéral européen. » Et il préconise que, dès son accession au pouvoir, Mitterrand « marque la rupture avec le conformisme ambiant avec deux mesures fortes : investir massivement pour moderniser l’appareil industriel français et passer immédiatement à la semaine des 35 heures. On ferait ainsi disparaître instantanément une partie du chômage et on se préparerait à digérer les gains de productivité résultant de la modernisation de l’outil de production. »

Et si ça ne marche pas avec 35 heures, qu’on essaie avec 32 heures ! Ces idées, il les reprend, les complète (« désendetter massivement les entreprises », « abaisser durablement le coût du crédit », « protéger les produits français de la concurrence étrangère »), les expose à l’Élysée. Et un groupe informel, hétérogène, « les visiteurs du soir », les « Albanais », se constitue, pour proposer cette « autre politique », pour « mettre entre parenthèses la contrainte extérieure ».

Face à eux, Jacques Attali, Jean Peyrelevade, Jacques Delors, Michel Rocard et bien d’autres énarques, hauts fonctionnaires divers, prônent le contraire : qu’on en finisse avec cette « expérience ». Le président ne dit rien, maintient l’ambiguïté : « Durant cette période, note son conseiller Charles Salzman, François Mitterrand fera des confidences contradictoires aux uns et aux autres afin de brouiller toutes les pistes et se laisser la liberté entière du choix, sans engagement d’aucune sorte. » De toute façon, il ne décidera rien avant les municipales. Et le 19 février encore, en privé, il se dit « partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale. Le SME est nécessaire pour réussir la première et limite ma liberté pour la seconde. »

[**14 mars 1983 - Le refus*]
Ce dilemme tourmente le président, ce matin. Mais il déchire le PS, comme en témoigne la presse du jour : dans Le Monde, les chevènementistes s’en prennent aux rocardiens, parlent d’« acquiescement à une fatalité », de « soumission mélancolique aux contraintes d’un environnement hostile », d’une « polémique antiprotectionniste » qui serait « la pointe avancée d’une opération politique de grande envergure », qui conduirait au « libéral déflationnisme ». Il faut trancher. Pierre Mauroy s’assied face à lui. « Je vous garde, lui annonce François Mitterrand, mais pour faire une politique économique plus tranchée qui implique la sortie du franc du SME.
- Non !
lui répond Pierre Mauroy. Je ne saurai pas faire ! Je ne suis pas l’homme d’une telle politique ! »
Après ce refus, donc, l’incertitude demeure : de quel côté penchera la balance ?

[**15 septembre 1983 - Tête-à-queue affiché*]
Le président revient à la télévision, après six mois de relatif silence, et lors de cette émission exceptionnelle L’Enjeu, le demi-tour est désormais assumé, la mue « moderne » revendiquée, le tête-à-queue idéologique affiché. « La lutte des classes n’est pas pour moi un objectif.
Je cherche à ce qu’elle cesse ! »
proclame le François Mitterrand qui, durant toutes les années 1970, dénonçait « une lutte de classe entre ce petit groupe de privilégiés et la masse des salariés », entre l’« OS dominé, opprimé, poussé à la révolte » et « les maîtres de l’argent, l’argent, l’argent, les nouveaux seigneurs, les maîtres de l’armement, les maîtres de l’ordinateur, les maîtres du produit pharmaceutique, les maîtres de l’électricité, les maîtres du fer et de l’acier, les maîtres du sol et du sous-sol, les maîtres de l’espace, les maîtres de l’information, les maîtres des ondes ».

Le voici, en direct sur TF1, qui réhabilite le profit à gauche (« Je ne suis aucunement l’ennemi du profit, dès lors que le profit est justement réparti »), qui impose les critères de Maastricht avant Maastricht (« Il ne pourra pas y avoir un déficit budgétaire de plus de 3 % de la production intérieure brute »), qui dénonce des « charges excessives » (« Trop d’impôt, pas d’impôt. On asphyxie la production, on asphyxie les énergies. Il arrive un moment où c’est insupportable, et ce moment est arrivé »), et qui ferme, surtout, la porte à une « autre politique » : « Je pense, moi, qu’il n’y a qu’une politique possible dans les circonstances présentes. » Le TINA de Margaret Thatcher, There is no alternative, n’est pas si loin. Et le président
caricature alors cette alternative qui, un temps, pourtant, avait ses faveurs : « Cette seule politique possible interdit le protectionnisme. Pour bien me
faire comprendre, c’est qu’on ferme totalement, ou partiellement, nos frontières, à tous les produits, ou à certains produits, pour éviter d’être envahis. Moi je crois que le monde moderne, le rétrécissement de la planète, et puis la présence de la France dans le marché commun, exigent que la France joue le jeu. (…) Moi j’ai confiance dans la production française, et je suis contre le protectionnisme. »

« Rigueur » oblige, le chômage allait croître de 25 % en un an. Le Front national dépasserait pour la première fois les 10 % au printemps suivant. Les premiers contrats précaires dits TUC – travaux d’utilité collective – seraient votés en décembre 1984. Et pour Noël 1985, les Restos du coeur ouvriraient. « Il faut être cruel » – ou « brutal », selon les sources – confie le président à un Pierre Mauroy soucieux de tempérer la casse industrielle. Chantiers navals, charbon, acier, automobile : tout passe, dès lors, « pan par pan », à la moulinette des « restructurations ». « Les socialistes font le nettoyage que nous n’avons pas su faire », concèdera Alain Juppé – pendant que Laurent Fabius, en 1986, au terme de son passage à Matignon, se targue d’avoir effectué « le sale boulot, qui n’avait pas été fait avant » : « C’est la gauche et c’est son courage et c’est son honneur de l’avoir fait. »

Une fois ce destin choisi, il restait à s’enfoncer sur ce chemin, de l’Acte unique à la Constitution pour l’Europe, en passant par les traités de Maastricht, Amsterdam, Lisbonne. Qu’au milieu de toutes les trahisons, il demeure au moins une fidélité : à l’engagement européen.

[**1er mai 2013 - Un an*]
On pouvait comprendre ce choix en 1983 : Reagan vient d’être élu aux états-Unis, Thatcher en Grande-Bretagne, Kohl en Allemagne. Et surtout : c’est idéologiquement que le néolibéralisme a le vent en poupe, les thèses de Hayek et Friedman essaiment, puis dominent, dans la presse française, dans l’université, chez les intellectuels. Tandis que le socialisme, sans parler du communisme, devient ringard dans l’opinion. Dans ce contexte, l’« autre politique » aurait constitué, à coup sûr, une citadelle assiégée. Mais aujourd’hui ! c’est le libéralisme qui apparaît, au contraire, à bout de souffle. Le vote au référendum de 2005, la crise financière de 2008, les manifestations massives contre les « réformes » (1995, 2004, 2006, 2010), les sondages sur l’euro ou le protectionnisme, bien des signes démontrent que ce modèle est miné, discrédité. Et que le peuple français, et les peuples alentours avec, Portugal, Italie, Espagne, Grèce, sont en attente de ruptures.

Voilà qui offre une marge de manœuvre pour mener une « autre politique », à définir, mais affrontant les dogmes du libre-échange et de la monnaie, pour faire un 1983 à l’envers, un « tournant » en sens contraire. Et c’est en cette période que François Hollande, presque à contrecourant de l’histoire – qui, cette fois, pourrait basculer à gauche – c’est à cet instant crucial que François Hollande, loin de saisir cette chance, loin de fermer la « parenthèse libérale », applaudit à ce conformisme, se vautre lâchement dedans, et se réclame du « réalisme » de 1983, ne tentant rien, n’osant rien, liant notre sort à l’Allemagne, en appelant à la rigueur, gravant la parenthèse libérale dans le marbre socialiste.

Le 2 mai 1993, au lendemain de son suicide, l’ancien Premier ministre Raymond Barre, l’inventeur de l’« austérité », saluait en Pierre Bérégovoy un « homme courageux et responsable » : « Courageux parce que, compte tenu de son équation personnelle, il a été amené à prendre des décisions qui devaient nécessairement susciter des réactions chez ceux dont il était le plus proche. Responsable parce qu’il mesurait la nécessité, sur le plan national et international, de prendre des mesures douloureuses et rigoureuses. »

François Hollande recherche-t-il le même hommage posthume de la droite, qui louera son « courage » et son « sens des responsabilités » ? Se félicitant à son tour d’avoir fait le « sale boulot »

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