Leïla Chaibi : "Macron, le lobbyiste d’Uber"

par Cyril Pocréaux 07/12/2021 paru dans le Fakir n°(96) Date de parution :

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Notre copine Leïla Chaibi, qui bataillait, étudiante, contre le mal-logement, est maintenant députée européenne. Aux premières loges pour voir comment, à Bruxelles, Macron et les siens cherchent à couvrir le système des plateformes… Alors qu’elle remporte aujourd’hui la bataille contre les plateformes, Fakir publie cette interview réalisée il y a un an.

Fakir : à Bordeaux, les coursiers ont fondé leur coopérative, à Nantes ils ont manifesté la semaine dernière, demain il y a une grève dans cinq villes…

Leïla Chaibi : C’est une des nouveautés, depuis deux ans, en gros. Partout dans le monde, ces travailleurs vont devant les cours de justice et obtiennent une requalification en contrat de travail. Ils prouvent le lien de subordination, parce qu’un algorithme les surveille. Partout ça bouge : en Espagne, Yolanda Dìaz, la nouvelle ministre du Travail, une communiste, est en train de leur donner les mêmes droits que les salariés. De plus en plus de livreurs se bougent, y compris chez les sans-papiers. Chez Frichti, la moitié des travailleurs étaient sans-papiers et travaillaient à vélib ! Les gens du Clap ont bloqué les cuisines plusieurs vendredis soirs de suite, dont le soir de la Saint-Valentin. Deliveroo a perdu beaucoup d’argent. un réseau international des Geek workers, créé par Tito, un livreur espagnol, a vu le jour, en plus d’un réseau de travailleurs ubérisés qui existe déjà aux états-Unis. Ces boîtes sont organisées à l’international, il faut donc, en face, s’organiser de la sorte. Une des premières victoires qui a eu un retentissement est celle d’ABS, l’an dernier, en Californie, où tous les jobs des travailleurs ont été requalifiés en contrats de travail. Au Parlement européen, j’ai rencontré les lobbyistes d’Uber et de Deliveroo. Eh ben je peux te dire que leur gros flip, c’est que ça se passe comme aux états-Unis…

Fakir : Un combat s’engage, donc, à Bruxelles ?

L.C. : C’est dans la feuille de route de la commission, avec ce qu’on appelle le Digital Service Act. Tout le monde est persuadé qu’il faut bouger, dans un sens ou dans l’autre. L’idée est d’empêcher les législations nationales de faire ce qu’elles veulent de cette question. Et pour ça, on aura besoin d’un texte contraignant. D’une directive. On harcèle le commissaire Schmidt, qui a le dossier en charge, en ce sens : le 12 décembre 2019, on a fait venir 80 coursiers à vélo au Parlement, mais aussi des taxis espagnols, des chauffeurs de Californie, une mobilisation énorme. Ils ont fait une AG, ont interpellé la Commission européenne. Dans l’entourage du commissaire, ils disent que ça les aide, dans le rapport de forces. Et là, je me suis rendu compte qu’il y avait en fait vachement plus de consensus que ce qu’on pensait, sur cette question. Même à droite, on trouve des alliés, faut les chercher, OK, mais on en trouve. On crée un arc de forces. En fait, seuls les macronistes sont contre, vent debout !

Fakir : Parce que là, pour l’instant, Uber profite du flou ambiant sur le statut de ceux qu’ils font travailler…

L.C. : Beaucoup de livreurs ont compris une chose, désormais : leur statut, c’est une vraie porte d’entrée pour casser le code du Travail : de faux indépendants, qui sont tous pris pour des salariés. Mais chez Uber et autres, ils ne veulent pas du salariat. Le piège dans lequel ils veulent nous amener, c’est ce qu’on appelle le « troisième statut ».

Fakir : Qu’est-ce que c’est ?

L.C. : Une sorte de statut entre indépendants et salariés. En fait, il légalise le fait que ces chauffeurs sont des indépendants, avec un petit peu de protection sociale. Bref, on institutionnalise la précarité. Et c’est un vrai piège, du pain béni pour les plateformes. Bien sûr qu’elles sont d’accord pour prendre à leur charge un tout petit peu de protection sociale, avec une charte par exemple : ça les exonère de tout ! ça leur évite des procès ! Elles peuvent faire travailler n’importe qui sans avoir besoin de les salarier. Ils ont un discours bien rodé, que j’ai entendu dès que je suis arrivée au Parlement, puisque tu imagines bien qu’ils ont des lobbyistes très actifs. Ils te disent : « Oui, c’est vrai, il faut plus de protection pour les travailleurs, et nous on veut les fidéliser, mais ce sont eux qui ne veulent pas être salariés ! Ils veulent être libres ! » Et Deliveroo, pareil.

Fakir : Et le gouvernement français, quelle est sa position ?

L.C. : Ben, là-dessus, ce sont les Français qui sont à l’offensive…

Fakir : Dans quel sens ?

L.C. : Ils veulent imposer ce troisième statut ! Pour le lobbyiste de Deliveroo, Macron, c’est le modèle… D’ailleurs, Sylvie Brunet, une eurodéputée, est clairement envoyée par l’élysée pour ce faire. Tout le monde est d’accord pour progresser, aller dans le bon sens, sauf elle, qui ralentit les choses. Déjà, la loi LOM, la loi d’orientation des mobilités, de fin 2019, voulait protéger les plateformes, avec une charte contre tout risque de requalification des emplois en contrats de travail. D’ailleurs, les lobbyistes à Bruxelles regrettent que le Conseil constitutionnel n’ait pas validé l’idée…

Fakir : C’est la protection sociale d’Uber, plutôt que la protection des salariés, en fait...

L.C. : Surtout qu’au-delà des plateformes, il faut penser à la suite. Parce que ce statut, il pourra être utilisé, tiens, par l’agence de la BNP que tu vois en face, ou pour faire bosser le serveur qui nous amène un café, là. Pour l’instant, on est juste sur le transport et les livraisons, mais qu’est-ce qu’on va inclure dans ce statut ? Pendant le Covid, on a vu que Monoprix, par exemple, passait par Staff Me, une plateforme. Eh ben ils se sont dit que c’était quand même super pratique pour se séparer des gens. Les plateformes, c’est la version 2.0 de la sous-traitance. Amazon, Deliveroo, ils ont tous vu la crise comme une aubaine. Des gens se faisaient livrer un kit kat à domicile, tu te rends compte ! La crise a aussi mis en lumière la précarité de ces travailleurs.

Propos recueillis par Cyril Pocréaux.

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