Les châteaux de nos seigneurs

par François Ruffin 23/02/2022 paru dans le Fakir n°(102) Date de parution : Février 22

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Voilà le mouvement politique qu’on veut produire : déporter les regards du bas vers le haut. De nos immeubles vers leurs châteaux.

« Ah, monsieur Ruffin, faut venir nous voir dans notre immeuble…
— C’est où ?
— Derrière la Citadelle. Avant, on était bien, mais ça se dégrade, monsieur Ruffin, même le bâtiment se dégrade… Et y a de plus en plus, enfin, de vous voyez quoi. De notre temps, on bossait, moi je faisais les usines, avant qu’elles ferment. Là, notre voisin, il ne bouge plus de chez lui depuis des années, au RSA et puis c’est tout… »

Au marché du Pigeonnier, ce dimanche matin, j’étais comme un cahier de doléances ambulant :
« Il a touché 137 milliards, votre voisin ? je demande à ces retraités.
— Ah bah non, sûrement pas, pourquoi ?
— Parce que vous savez, c’est les profits du Cac40, cette année. Mais eux, vous ne les voyez pas, ils n’habitent pas votre immeuble ! »

C’était moins bourrin, à l’oral, pour les ramener à moi, en douceur, comme on ramène une truite sur la berge, ces gens que j’aime vraiment, qui ont perdu leur nord et leur gauche. Mais je vous résume le mouvement, le mouvement politique qu’il faut produire : du bas vers le haut. Qu’on les laisse à leur ordinaire, et ils s’en prennent, forcément, à « l’assisté » d’à côté, à la famille d’immigrés du dessus, aux réfugiés qu’on voit à la télé. Nous devons, nous, faire relever le nez, faire regarder au‑dessus. Nous devons, et c’est pas simple, donner à voir deux invisibles : les invisibles d’en bas, souvent invisibles des médias, invisibles des décideurs. Et les invisibles d’en haut, les hyper‑riches, y mettre des noms, des visages, du concret.

Devant la tente à thé, maintenant.
« Je travaillais en intérim chez Amazon, en principe jusque mi‑janvier. Mais le 19 décembre, juste avant Noël, à midi, mon manager me convoque : "Fin de contrat", pour "baisse d’activité". C’était pas que moi, c’étaient tous les intérimaires, au moins 120 ou 130 intérimaires. "Vous partez." Ce mois‑là, j’ai touché quoi ? 800 €. Un père de famille ! Alors que j’avais calculé avec une paie complète ! Vous imaginez le moral qu’on avait, pour les fêtes ? »

Ca me faisait penser à la mer, cette anecdote. Au bateau du PDG d’Amazon : « Les super‑ingénieurs ont pensé à tout pour concevoir le super‑yacht à 440 millions de dollars du super‑milliardaire Jeff Bezos, raconte Ouest‑France. À un détail près : pour prendre le large, le navire de 127 m va devoir se faufiler sous le célèbre pont De Hef, à Rotterdam. C’est là que cela coince : les trois mâts ne passeront pas sous les 46 m du pont… qu’il va falloir démonter. »

« Les vieux pour eux, c’est de l’or gris. »
Michèle travaillait chez Orpea : « La nourriture, on pesait tout au gramme, c’était pas du tout "tout le monde peut se resservir". Pour le goûter, vous voyez les biscuits Pépito ? C’était un Pépito. Un seul. À 16 heures. On ne pouvait pas en donner plus. De même pour les couches. Vous vous rendez compte ? Une personne qui se fait dessus, on n’a pas le droit de la changer ? »

L’aide‑soignante exerce désormais comme secrétaire : « Je ne pouvais plus, alors que c’est un métier que j’ai choisi, parce que je voulais aider les gens. » Tout est ainsi rationné. Les repas. Les couches. Mais surtout les soins, avec plus de patients pour moins de soignants. C’est l’humain, au final, qui est rationné. La seule chose qui n’est pas rationné, dans ce système, ce sont les profits, par centaines de millions. Une marge bénéficiaire de 25 % ! Et les revenus du directeur, 1,3 million annuel, le double en parachute doré.

Des ministres aux journalistes, des députés aux plateaux télés, chacun crie au scandale. Et avec raison, car c’en est un : nos fins de vie valent mieux que leurs profits ! Mais c’est notre pays tout entier qui est un scandale. Dans les hôpitaux, on rationne les lits, le personnel, les compresses, depuis vingt années. Dans l’Education nationale, on rationne, 8 000 enseignants en moins sous le mandat Macron, l’équivalent de 175 établissements fermés. Les bas salaires, on les rationne, pas de coup de pouce au Smic, et pour «  ces hommes et ces femmes sur qui le pays repose tout entier », comme causait le Président, mais que « nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », un mini‑pourcentage ou rien du tout. Tout ça, Macron le rationne ‑ comme les couches chez Orpea.
Il faut se serrer la ceinture, voilà leur mot d’ordre, partout.

Sauf là‑haut.
Là‑haut, c’est l’orgie.
Là‑haut, on se déboutonne.
Là‑haut, il n’y a plus de limite.

« Les entreprises du Cac 40 annoncent des bénéfices record », indique Le Monde. Total, avec 15 milliards de bénéfices, va faire du jamais vu, jamais connu – alors que les prix à la pompe ont grimpé de 40 % en six mois. Et à qui tout cela va ? « Les géants du CAC40 ont récompensé leurs actionnaires comme jamais en 2021 », titre Les échos. Et la fortune des cinq plus riches familles françaises, Arnault, Pinault, Bettencourt, Wertheimer (Chanel), Hermès, ont quasiment triplé en cinq années de Macron.
Aucun rationnement, là.

Et Macron, en président du C.A. ne dit rien devant ce pillage. Au contraire, il l’encourage, avec la suppression de l’Impôt sur la Fortune, la baisse de l’impôt sur les sociétés. Des milliards, des centaines de milliards, qui pourraient aller pour les bas salaires. Qui pourraient aller, aussi, surtout, pour notre santé, pour l’éducation de nos enfants, pour l’accompagnement de nos aînés. Voilà le Scandale, le scandale majeur, le Scandale à majuscule. Gros comme une vache au milieu du couloir, et qu’ils voudraient pourtant rendre invisible, normal, banalisé, inscrit dans le paysage.

Les seigneurs d’antan avaient leur château au bord du village, et le peuple, d’instinct, d’un coup d’œil, savait, sentait, qui lui volait la prospérité. Parfois, ça brûlait. Dans notre village mondial, les deux se sont séparés, distendus : à nous de les rapprocher, de les lier. à nous de les montrer, les châteaux des seigneurs du numérique, des seigneurs du luxe, des seigneurs du médicament, des seigneurs de l’armement, des seigneurs du sol et du sous‑sol. Que les retraités du Colvert ne se trompent pas de colère, et qu’on les ramène à cette bataille, sinon avec leurs mains, du moins avec des bulletins.

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