Les Contis en voyage de classe

par Sylvain Laporte 25/08/2016 paru dans le Fakir n°(71) Juillet - Août 2015

On a besoin de vous

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C’était l’été. Les ex-Contis en profitaient eux aussi pour faire du tourisme : ils allaient retrouver leurs petits camarades allemands.

« Bon, les gars, on essaye de se disperser dans les trois bus. Que si la Polizei en arrête un à la frontière, on soit pas trop bloqués. Et on évite de jouer avec le feu ! Normalement ils nous attendent, on sera tranquillement escorté jusqu’à l’usine dans Aix-la-Chapelle... »
C’est le voyage de classe, en cette fin d’année scolaire, pour les ex-ouvriers de Continental. Pour améliorer leur allemand, ils s’en vont à la rencontre de leurs camarades d’Outre-Rhin. Et ça me disait bien, moi, ce tourisme industriel…
« Tu vas voir, l’Allemagne, c’est ‘‘richtig richtig’’, ils ironisent. On connaît bien.
- Ah, vous y allez souvent ?
- Juste en 2009, au moment du conflit. Le plus loin que je suis allé en vacances sinon, c’est les plages du Nord. »

Sur les vestes de l’usine, les autocollants sont bilingues, et les tracts recto-allemand verso-français bien rangés.
« On avait été invité par Jorg, le syndicaliste allemand. On était quoi, quatre ou cinq mille, parce qu’en même temps que nous ils fermaient l’usine de Stöcken. Je m’en souviendrai toute ma vie. On était carrément un train entier, qu’on avait fait venir juste pour nous. Et l’arrivée… L’arrivée à Hanovre, c’était hallucinant, je m’attendais pas à ça, sur le quai, dans la gare, ils étaient tous là, les ouvriers allemands et nous qui débarquions, c’était quelque chose ! C’est là que j’ai regretté de pas parler allemand, parce que t’aimerais bien causer leur langue à ce moment-là. J’aurais pu, hein, ma mère elle est allemande, elle voulait que je l’apprenne, mais mon père, intraitable. J’ai pas appris un mot.
- Pourquoi il voulait, pas ton père ?
- L’est Picard... »

Au passage de la frontière, la météo est décevante : « Ils nous ont déjà piqué notre boulot, ils vont pas en plus nous prendre le soleil ! »

Henri : « Tu vois mes dents, là ? »

« On a une de ces vues sur ce pneu, mais venez, venez voir !
- Oh, Henri, tu te crois à la plage ?
- C’est ma sortie, laissez-moi en profiter là ! On n’a pas fait quatre cents bornes pour qu’on puisse pas profiter de ce magnifique ciel gris allemand !
- Pourquoi on les fait pas cramer les pneus, plutôt ?
- Parce que je suis assis, dessus, voilà pourquoi. Regarde, j’ai ma casquette, je suis bien.
- C’est même pas une casquette Conti !
- Hé, regarde, regarde, t’as le logo là c’est Uniroyal, c’est l’ancien propriétaire du site. Et avant lui, il y a eu Englebert. Eh bah j’ai connu les trois. Continental, Uniroyal, et Englebert, trente-trois ans j’ai fait dans cette usine ! Trente-trois ans, oui Monsieur ! Et même six ans après la fermeture, t’es là à Aachen, à rempiler avec les pétards…
- Oui, enfin, 400 bornes…
, elle proteste doucement, la femme d’Henri.
- Ma femme elle voulait pas venir, il rigole Henri.
- Mais vous êtes là quand même…
- Le bonhomme, moi, je l’ai ramassé à la petite cuillère après Conti. Alors voilà, ça m’embête un peu, mais je vais pas lâcher.
- Je vais te dire,
se lance Henri. Là, tu me vois aujourd’hui, regarde bien, j’ai grossi, maintenant j’ai du diabète. Quand l’usine elle a fermé, je me suis mis à boire. Mais à boire vraiment. C’était un litre, deux litres par jour. Du whisky, du pinard et tout. Je me suis mis à fumer. J’étais au fond du trou, au fond du trou à cause de leurs conneries d’actionnaires à Hanovre. Eh bah, j’aurais jamais tenu sans ma femme, elle m’a toujours soutenu, j’en serais pas là sans elle. Eh bah, regarde-moi là, j’ai plus touché un verre depuis des lustres, plus une clope, rien. T’imagines, elle en a marre. Depuis 2009, elle nous suit partout, elle est là, elle soutient, elle encourage et tout…
Souvent, on te dit :
‘‘Les Conti vous avez lutté, vous avez lutté.’’ Ouais, ouais, mais on lutte toujours ! On lutte toujours ! Et pas qu’en balançant des pétards et en distribuant des tracts en Allemagne. L’usine elle a fermé, mais notre passé à nous, il est bien réel : t’es un Conti, t’es fiché. Même à ma fille, ils lui ont dit ! A ma fille, tu te rends comptes. Là elle bosse comme assistante de direction à la Seco, c’est une usine d’engrais, à Ribécourt. Pour un entretien, avant ce poste, un recruteur lui a dit : ‘‘Je vois que vous êtes la fille d’un Conti.’’ Recalée.

Je l’imagine sans grande activité, Henri, pour vadrouiller ainsi en pleine semaine de l’autre côté de la frontière.
Ce que j’aurais aimé, c’est un contrait aidé, CUI, CAE, quelque chose comme ça. Mais c’est compliqué. J’en ai trouvé un, un chantier assez génial à l’Abbaye de Chiry-Ourscamp. C’est un grand monastère, il est pas mal connu parce qu’il y a encore des moines qui y vivent et qui y travaillent. Et ils ont besoin de personnes pour refaire la clôture. Enfin la clôture… C’est des grands murs en pierre, gigantesques, et puis le terrain est immense. Mais c’est pas viable, t’as deux contrats de six mois, tu travailles que vingt heures par semaines. J’aurais aimé, vraiment, avoir plus, faire ça plus longtemps, parce que c’était super intéressant comme job.
En plus tu retrouves beaucoup de mecs dans la galère, des jeunes, des cas sociaux, des mecs pour qui c’est pas évident non plus, et voilà, on bosse, on bosse. Moi ça me plaisait. Je faisais des détours d’une heure pour aller chercher les mecs, les emmener au travail et puis pour les ramener. Le plus drôle, c’est que toi, à la limite, bon tu t’en rends un peu compte que tu fais partie de ces mecs-là, pas cas social de 18 ans, mais voilà, précarisé. Mais quand tu vois deux ou trois collègues, des Conti, qui débarquent sur le même chantier parce qu’ils ont trouvé que ça, comme toi, pour boucler les fins de mois, là ça te fout les boules ! Donc maintenant on est au chômage tous les deux avec ma femme, et j’essaye de passer mon permis bus, y a un peu de boulot dans la conduite de passagers, entre Ribécourt et Beauvais. Depuis que j’ai touché mon premier fenwick à l’usine, j’ai toujours aimé conduire. Et puis ça voudrait dire recommencer à se lever tous les jours à 6 heures du matin, dans un bus, vraiment ça serait plaisant.
- Tu te sens en galère, alors ?
- Financièrement, on s’en sort. Mais c’est surtout les trucs à côté que tu perds. Tu vois mes dents, là ? Regarde. J’avais une dentition parfaite avant la fermeture ! Toutes sur pivot, blanches et tout. Maintenant je peux rien faire et ça me fait chier, voilà ! Avec ma femme on paye 170 euros, par mois ! A deux ! La mutuelle. 170 euros ! Eh bah, il faudrait 2 400 euros pour que je fasse tout refaire, dont la moitié de ma poche ! Plus la vue, parce que ma vue elle baisse. C’est beaucoup moins, ça doit être 60 euros, à payer, pour les lunettes, mais nous on avait jamais eu à payer ça avant, c’était la boîte qui prenait en charge, on était couverts, compris dans notre salaire. Après, on a du pot : on a terminé de payer le crédit de la maison un an avant la fermeture de l’usine. Donc le chèque qu’ils nous ont filé pour le reclassement, à Continental, on a pu le placer, pour toucher un peu d’intérêts. Mais avec mon diabète, le dentiste, et puis le divorce de mon fils et de ma fille, aussi, on a dû financer tout ça… »

Pierre : « Il y a pas eu une radiation, pas une ! »

« Allez, messieurs, messieurs, s’il vous plaît, arrêtez les pétards, s’il vous plaît. C’est la police qui nous demande ça, vous savez que dans la législation allemande, les pétards on n’a pas le droit. Messieurs, s’il vous plaît…
- Si on a pas le droit de les faire péter, on peut les fumer au moins ? »

Pierre, c’est le GO de chez Conti, le Gentil Organisateur, lui qui tient l’agence de voyage. Aujourd’hui, il s’ennuie un peu, la routine :
« On est tranquilles, là. C’est vrai qu’en matière d’activités, on a su prévoir des choses plus intéressantes, plus diversifiées et plus pédagogiques. Stands de cramage de pneus, atelier cuisine merguez-saucisse, séances musicales, création artistique pour les banderoles, pour les slogans. Bon, là, on fait péter trois pétards, pour le symbole.
- Ça se monte comment alors, ton office de tourisme ?
- C’est le comité de lutte du début, énormément. On a monté une asso, on a reçu des dons de partout en France. Le voyage, là, c’est encore grâce à cette cagnotte qu’on peut l’organiser.
On se débrouille. Au début, on faisait tout au local syndical de l’usine, et puis après chez nous quoi. Les 900 tracts de ce matin, c’est ma Brother qui les a photocopiés. Une fois recto, une fois verso. Je dois en être à 50 ou 60 000 papiers imprimés sur cette imprimante, un petit truc de bureau quoi. Je commande moi-même les cartouches en Angleterre, pas cher, et on fait tout chez moi. Pareil pour la mise sous pli, pour tous les courriers pour les procédures, avec deux copains, et ma femme et mes deux filles. On achète les paquets d’enveloppe par mille, et c’est parti, ça imprime, on plie en trois, et on met sous pli. Et encore, à l’époque, fallait coller les timbres sur les enveloppes ! C’était un boulot de petites mains, quoi.
Ça me prenait tout mon temps, je m’en tapais des nuits blanches, à penser à tout, à me refaire les réunions des négos en long et en large. Quand on s’est battus pour le reclassement, on a récupéré les clés du local syndical, à Clairoix, et tous les jours j’allais à l’usine, comme si j’allais au boulot. Parce qu’on savait que leur cellule de reclassement, Altedia, là, et leurs reconversions, ça marcherait pas. On savait que les mecs finiraient à Pôle emploi, qu’ils seraient dans la merde. J’ai jamais autant travaillé que depuis qu’on a fermé ! Tous les jours, parfois même le dimanche, j’allais au local, 9h-19h. Ça fait six ans que j’ai pas pris de vacances, six ans. L’usine était vide, y avait personne au boulot évidemment, mais on était là, pour faire la permanence, pour aider les copains. Le pire, c’est qu’au bout des trois ans, les mecs à la direction ils voulaient qu’on rende les clés ! ‘‘Vous comprenez monsieur Sommé, vous ne faites plus officiellement partie de l’usine maintenant, vous n’avez plus rien à faire ici.’’ Mais j’en ai rien à foutre, moi, du officiellement et de tout ça ! Ça fait trois ans que je m’occupe des gars, que je ramasse les conséquences de toutes leurs conneries à la petite cuillère. Je veux bien rendre les clés, mais eux, ils nous rendront les emplois ? Alors j’ai gardé les clés un an de plus.
- Les collègues passaient souvent ?
- Tout le temps ! Plus de deux cents collègues auraient dû être radiés de Pôle emploi. Parce que c’est de l’administratif, des courriers, des procédures, plein de choses un peu nouvelles. Quand t’en as jamais eu trop à chercher du travail et que tu retrouves comme ça, un peu du jour au lendemain dans un système comme Pôle emploi, que tu connais pas, pour s’y retrouver y a rien d’évident. Y avait plus de 1 100 personnes à Clairoix, il y a pas eu une radiation, pas une. Parce que dès qu’il y avait un souci, les gars venaient au local, et moi j’ai le contact du directeur de Pôle emploi de Compiègne, alors on se passe des coups de téléphone tout le temps, on s’arrange, le mec comprend. On se connaissait tellement bien, à un moment, qu’il m’appelait le soir, comme ça. Je lui demandais s’il y avait un problème, mais non, non :
‘‘Je viens juste pour prendre des nouvelles Monsieur Sommé.’’

Ces proximités, Pierre les cultive. Il flirte avec l’administration, où la lutte s’est déplacée.
J’étais en contact avec tout le monde. A la Direccte de l’Oise, une nouvelle directrice qui débarque, au milieu du conflit. La première fois qu’elle me voit elle me dit : ‘‘Je suis avec vous.’’ Moi je m’en fous qu’elle me dise ça, c’est joli les paroles, alors je lui ai répondu qu’on verrait bien. Première réunion, avec des mecs de la direction, tout le gratin, elle rentre dans la salle, elle passe devant tout le monde et elle vient me voir, moi, pour me dire bonjour, avant tout le monde. Les mecs s’insurgent un peu. ‘‘Madame Duporge, tout de même’’, et vas-y qu’il faut pas s’afficher comme ça, que c’est intolérable et que pourquoi que vous serrez d’abord la main à Monsieur Sommé ? Tu sais ce qu’elle leur a répondu ? ‘‘Monsieur Sommé et moi, on est du même pays. C’est quelque chose que vous ne pouvez pas comprendre.’’ Elle, j’ai appris, elle venait du Nord, issue d’une famille ouvrière. Alors je le dis franchement, je m’en fous : j’irai boire une bière avec elle. Et j’avais tous ces gens-là au téléphone, tout le temps, tous les jours, toutes les semaines.
C’est pas pour me vanter ou quoi, mais si on avait pas fait tout ça, ça aurait été le carnage, ici. Les copains passaient tous les jours, et pas forcément pour des problèmes administratifs. Ils passaient pour parler, pour discuter, sinon ils restent tout seul chez eux. On a un copain un jour qu’est arrivé sur le parking de l’usine, une corde à la main. Il est rentré dans le local, et là il nous sort :
‘‘Les gars, merci pour tout, mais maintenant, je vais me pendre.’’ On lui a pris la corde, quoi, et puis on a appelé la cellule psychologique dans la minute. C’était un appel à l’aide, sinon il serait pas venu. Y en a eu quelques-uns des suicides, quatre ou cinq je crois, mais quand c’est chez eux, tu peux rien faire. Y a quand même un ouvrier qui s’est foutu sous le train qui passe devant l’usine… C’est des trucs, tu peux pas le prouver, mais je te le dis, tout ça, c’est à cause de la fermeture de la boîte. Ca a été une catastrophe, un tsunami, ça a emporté tout le monde. Sur les sept cents qui sont inscrits à Pôle emploi, la moitié a divorcé.
Mais maintenant, je te le dis : aujourd’hui, j’en ai plein le cul. Ma femme a juste un petit boulot, ma grande elle va partir à la fac, moi dans un an j’ai plus de droits et j’ai à peine commencé à chercher du boulot, alors je te dis, dès que je trouve un truc, je lâche. Je veux continuer ma vie, quoi, m’aérer les idées, m’occuper de mes gamines…
- Mais qu’est-ce que tu fiches là, encore, alors ?
- Pour faire chier la direction. Pour les enfiler de quarante millions de plus. Et même d’autres encore s’il faut. Parce qu’ils ont tout détruit. »

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