Les zinzins du buffet

par Pierre Souchon 17/03/2015 paru dans le Fakir n°(64 ) février - avril 2014

On a besoin de vous

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Michel était trop gros, et ces kilos lui coûtaient des emmerdes artérielles et diabétiques en cascade. « C’est à cause des cocktails, faut que j’arrête. » Des quoi ? À Bruxelles, ce pique-assiette se faisait tous les buffets avec sa bande de potes.
J’étais pressé de les rencontrer : j’allais m’en payer une tranche, ripaillant à la table des grands en se foutant abondamment de leur gueule, réquisitionnant petits fours, champagne et richesses en bolchevique rabelaisien…

[*
25 mars 2013 – Aire de Solaize
L’autostoppeur*]

« À bientôt chez Total !  », me sourit la dame sous un panneau Croq’malin. Un café à la main, je sors de cette aire d’autoroute lyonnaise. Je me roule une clope, je... Mais c’est ma bagnole, là-bas ! Qu’est-ce qu’il fout ? Un type... Il est en train de charger plusieurs gros sacs dans mon coffre. Je le regarde de loin... Il finit par s’installer sur le siège avant en se lissant la moustache, l’air vachement content.
Je me permets de rentrer dans ma caisse :
« Vous allez où ?, il se renseigne.
– En Ardèche.
– Bon, ça m’avancera un peu, deux cents bornes, quoi. On y va ? »

Comme il avait l’air pressé, j’ai pas voulu le contrarier, et on est partis tout de suite.

Marseillais de naissance et de cœur, Michel s’est fait bruxellois il y a bien longtemps, dans les débuts de Mitterrand. « J’étais à la fac, et tous les profs nous gonflaient avec l’Europe. Là y avait du boulot, là c’était l’avenir, il fallait bâtir le monde de demain, et les traités européens, et la libre circulation, et qu’il y aurait bientôt de nouvelles institutions... Bruxelles, c’était une espèce de paradis. On nous disait d’y aller, bon, du coup j’ai suivi, j’ai fait un master de droit européen. À l’époque, c’était la voie royale pour être fonctionnaire à la Commission. » Simplement, par la suite, Michel en avait passé plein, des concours. Et y avait plein de Michel qui les passaient aussi, et des étudiants brillants, et encore plus armés, et encore plus diplômés – Michel avait pas tenu le choc de la concurrence libre et non faussée. Par conséquent son paradis européen c’était devenu rapidement l’enfer des stages à la con, des petits boulots dans les institutions, des bouts de missions, de la consultance bidon, et pour finir, depuis des années, le chômedu, le vrai. Pas grand-chose en poche, juste de quoi bouffer – impossible de payer un billet Bruxelles-Marseille pour aller visiter sa famille.

« Ça fait sacrément chier, de faire du stop à 55 balais. »
Je considérais avec Michel sa trajectoire brisée contre le mur de la compète sans merci. Ça convenait bien à mon marxisme ardéchois, son précariat dont on identifiait ensemble les coupables, libéraux, Delors, socialos et l’habituelle compagnie capitaliste. Mais y avait la grand-mère. Son ombre terrible envahissait la bagnole au fur et à mesure que Michel l’évoquait, cette vieille dame qui l’avait élevé, morte il y a trente ans – «  je ne suis pas allé à son enterrement », il tempêtait maintenant avec la voix qui montait. Cette saloperie de vieille était responsable de ses malheurs, du sale état de son existence, de presque toute sa déchéance, «  pourquoi, pourquoi mon père ne s’est jamais opposé à elle ?
– Mais qu’est-ce qu’elle t’a fait ?
– Un seul exemple, le pire, pour te donner une idée. J’avais 25 ans, je vais dormir chez elle un soir. Elle me dit ’tu te couches à 20h30’. Tu te rends compte ? À 25 ans ! Elle me donnait mon heure de coucher ! À 20h45, j’étais dans ma chambre, elle voit la lumière allumée... Elle est allée tomber le disjoncteur ! Plus de lumière ! Pour que je dorme ! À 25 ans ! T’imagines ?
– Je...
– Je me suis couché, bien obligé. Quand t’as été élevé comme ça, c’est difficile de s’en sortir, tu vois ? »

Je voyais pas très bien, moi. La mamie responsable de tout, je la sentais effectivement un peu curieuse, mais guère plus. Y avait un machin qui merdait, chez Michel, c’était bien sûr, ça se sentait, une affaire brisée, un poil de cinglerie, c’était fêlé, mais ça me plaisait.

« Et dire que c’est moi qui ai aidé ma femme à préparer ses concours de fonctionnaire européenne... Flore les a réussis sans avoir le bac ! » D’un coup, Flore allume la voiture. Michel l’évoque à mots comptés, mais elle est là, sa force, il est ici, son équilibre, dans ce prénom de nature qui semble le sauver du terre-à-terre, et même de toutes ses histoires de santé : il est trop gros, ces kilos lui coûtent des emmerdes artérielles et diabétiques en cascade.
« C’est à cause des cocktails. Faut que j’arrête.
– Comment ça ?
– Ben par exemple au Parlement européen avant-hier, y avait une délégation de députés du Kazakhstan. Donc tu écoutes pendant trois heures tous ces gens importants t’expliquer que le Kazakhstan est une formidable démocratie, avec des élections transparentes, qui permettent au président d’être élu sans arrêt avec 99 % des voix depuis 1990, où y a une liberté de la presse incroyable, pas de répression, des prisons vides, et puis tu vas au cocktail offert par ces grands démocrates ! »

Michel explose de rire.
« Les Kazakhs, ils sont connus pour mettre le paquet ! Champagne local – il est excellent, très sur le fruit, perlé en bouche –, et les petits-fours, des spécialités, une merveille ! Il y a le kazy, c’est un saucisson de cheval, c’est relevé et doux à la fois, les chachliks, des petites brochettes assez épicées, très goûtues, et leurs samsas, des chaussons fourrés, délicats ! Tu regrettes pas de t’être tapé ta conférence en kazakh !
– Non mais tu déconnes ? C’est en kazakh ?
– Ben ouais ! Mais t’as un casque pour la traduction. Bon, tu l’enlèves vite, et puis tu pionces, tu peux pas résister dix minutes à autant de conneries... Et toi, tu fais quoi ?
– Je suis journaliste.
– Alors ça c’est la planque ! À un moment donné, j’avais un pote journaliste à I-Télé, il me faisait rentrer dans des cocktails... Ils se gavent, les mecs ! Tu comprends tout de suite à quoi ça leur sert, une carte de presse ! Avec eux, ce qui est bien, c’est les délégations ministérielles. Je me souviens, on était allés voir un ministre russe de l’Industrie... Passionnant, le type, la Russie est un paradis pour les multinationales, le tourisme et tout ce qu’on voudra, venez investir chez moi, bon, t’as un tas de mecs en taule, la misère, les journalistes s’en foutent, personne ne pose de questions, ils sont là pour le buffet ! Et les Russes, faut voir, c’est la diplomatie du buffet ! Tu te pètes la gueule quelque-chose de correct, t’enchaînes les toasts ! Là c’est mon pote Malik qui avait déconné, il roulait sous la table, la sécurité l’avait sorti... Mais lui, c’est vraiment le plus fort de la bande.
– Parce que vous y allez en bande ?
– Ouais, on se retrouve aux cocktails, on se refile les bons plans... Malik lui il est toujours dans les meilleurs coups. Il est homo, et il est hyper beau, tu vois, père kabyle et mère argentine... Ça fait un mélange incroyable. Donc lui il va dans les cocktails pour bouffer, mais aussi pour choper. À un moment donné il avait réussi à se taper l’ambassadeur d’Italie. Il était marié, le mec, trois gosses, il avait craqué pour Malik – là, je te raconte même pas les cocktails ! J’ai fait toutes les régions d’Italie, les produits fermiers, les bruschettas, les vins siciliens... J’avais pris huit kilos, quand Malik était avec lui. Ensuite il s’est mis avec un diplomate slovène, mais là, c’était nul, les cocktails. J’en ai fait deux, j’y allais plus, y avait trois sandwichs au jambon pour trente personnes, bon... »

J’arrive plus à m’arrêter de rigoler.
« Et la Chinoise !, m’achève Michel. C’est la plus forte, elle est partout ! Des cocktails de la Westphalie aux vernissages d’expos sur Brueghel... Elle parle que le chinois, elle comprend rien, mais elle prend des notes pendant des heures ! Elle noircit des quantités d’idéogrammes ! Dès que c’est fini, elle court, et elle défonce tous les buffets. T’as intérêt d’y arriver avant elle, elle est redoutable ! Faut voir la descente qu’elle a ! »

Les deux cents bornes sont vite passées.
« Tu m’invites à Bruxelles, Michel ? Je me ferais bien un cocktail avec vous...
– Ça marche. T’oublieras pas ta carte de presse, comme ça tu m’emmèneras dans des bons trucs. »

Le « bon truc », c’est Michel qui l’a trouvé : « Salut Pierre, il m’a écrit un peu plus tard. On se retrouve le 7 juin à 18h30 au 38 rue de Livourne, métro Louise. C’est l’institut culturel italien, en général ils mettent la gomme sur le vin. Amitiés. »
Je me bidonnais d’avance d’assister à la « conférence du directeur du Centre d’anthropologie et de littérature méditerranéenne à l’université de Calabre », en compagnie de Michel et sa bande de terroristes mondains magnifiques.

[*7 juin 2013 – Assemblée générale de GDF-Suez
Vrais-faux-semblants*]

« Tu fais semblant de parler italien », me conseille Michel.
À l’entrée de l’institut culturel, trois mecs en costards me font des sourires très avenants en me posant plusieurs questions. J’évacue rempli d’aplomb leur insistance d’un « grazie, grazie mille », et je rentre. Michel me rejoint cinq minutes plus tard : la conférence commence. Il soupire :
« Ça va durer un moment, et je suis allé regarder dans la salle de réception, le buffet a pas l’air terrible... »
Pendant que je me plonge dans « Il patriota e la maestra, un ouvrage majeur » avec un air de plus en plus inspiré, Michel s’énerve, tousse, souffle, me parle fort, et je sens qu’on va nous foutre dehors, vu qu’on dérange les trois vieilles dames italiennes juste devant qui nous font les gros yeux.
«  On se casse, y a un meilleur truc ! C’est Jeff qui vient de m’écrire... Viens ! »
On sort de la salle presque en courant.
« Grazie, grazie mille », je remercie poli les trois types à l’entrée qui nous regardent complètement sidérés.
Michel me pousse dans un tramway.
« C’est l’assemblée générale des actionnaires belges de GDF-Suez ! Là, ça va envoyer ! »

Dans un l’immense hall d’un hôtel luxueux, quatre hôtesses nous barrent la route.
Actionnaire pressé, Michel s’approche :
« Vous êtes monsieur ?
– Ricoeur. Michel Ricoeur.
– Ah... Je suis désolée, monsieur, nous n’avons pas ce nom-là.
– C’est impossible. Ricoeur, R-I-C-O-E-U-R.
– R-I-C... Non... Attendez, c’est peut-être parce que vous vous êtes inscrit par internet ?
– Oui, pourquoi ?
– Ah mais c’est ça, nous avons eu des problèmes avec l’inscription en ligne... Je vous rajoute. Michel Ricoeur. Bien. Et vous, monsieur...
– Souchon. Pardonnez-moi, je me suis inscrit par internet aussi.
– Effectivement, vous n’êtes pas enregistré... Souchon. Voilà, c’est fait. Je prends vos vestes ? »

On se retrouve face à Gérard Mestrallet, le PDG, qui affiche un air ravi : «  Sur le gaz de schiste, les choses vont bouger ! Jusqu’ici, on était en campagne électorale, chacun avait besoin des écolos... Ce n’est plus le même contexte. » Le camarade patron a ainsi aligné les excellentes nouvelles sur la santé financière de sa boîte, le « traitement de l’eau résiduaire industrielle » et la « mise en service commerciale de 3217 mégawatts de nouvelles capacités électriques au Moyen-Orient ». C’était parfaitement intéressant. La fin de l’AG est à peine signalée que Michel se lève comme un ressort et fonce dehors, dans un jardin arboré plein de sculptures, de haies compliquées et de petits fours. On se sert du pinard et des verrines, et on squatte une petite table en marbre.
« Ça y est, les copains arrivent. »
Chargés de sandwichs jusqu’à la gueule, un tas de verres à la main, les potes de Michel s’installent autour de nous.

« Julien, voilà Pierre, un copain journaliste. Julien fait tous les cocktails,
nous présente Michel.
– Alors, vous pensez quoi de celui de GDF-Suez ? Les sandwichs sont pas terribles, non ?, je me poile, complice.
– La vision de Gérard Mestrallet sur l’hydroélectricité est très pertinente. Je m’intéresse beaucoup aux énergies propres, qui n’émettent pas de gaz à effet de serre, vous savez ?
– Euh... Oui, je... »

Il a l’air vachement sérieux, Julien, il doit être balèze pour le second degré, il... Non, il fuit mon regard amusé, l’air gêné. Michel me l’avait pourtant présenté comme un tuyauteur terrible sur les meilleures combines pour s’en foutre plein la lampe.
Je me tourne vers Jeff – « il a une action petit four dans chaque multinationale implantée à Bruxelles », se marre Michel –, en lui demandant s’il trouve le champagne à la hauteur : « Voyez d’autres gens que moi, je n’ai pas un gros portefeuille d’actions. »
Il rattaque son sandwich.
Surpris, je me rapproche de Michel :
« Ils veulent pas trop me parler, tes potes, j’ai l’impression...
– Putain, il a réussi à rentrer !
, il s’étonne en me montrant un quadragénaire allemand en costard, accompagné d’une brune fortement maquillée. À force de bouffer comme un porc, il s’est fait repérer et blacklister de partout ! Regarde ses décorations... »
Je détaille la boutonnière du type très bien mis, entièrement placardée de médailles et d’effigies : c’est des pin’s. Il fonce à travers la foule... Me bouscule, sa brune sur les talons... C’est Mestrallet qu’il accoste ! En civil parmi les actionnaires, une flûte à la main ! L’allemand lui parle... Le congratule... « Extraordinaire... Projets... Merci... » Il sort un iPhone ! «  Un souvenir... Cette magnifique soirée... » La brune prend Mestrallet par l’épaule ! Photo ! « Bravo... Félicitations... »
Le PDG sourit, remercie.

« Ah ! Voilà ta meilleure cliente... Geneviève, là-bas. »

Michel désigne une dame d’une cinquantaine d’années qui dévore un sandwich, toute grise, toute maigre, toute triste.
« C’est bizarre, elle est pas avec son fils... Il est toujours là, normalement. Il a quinze ans, je l’ai vu grandir de cocktails en cocktails... »
Un jeune cravaté s’approche de nous.
« Salut Nicolas !
– Tiens, quel plaisir ! Comment allez-vous, cher monsieur ? J’ai compté, Geneviève en est à son quatorzième sandwich. Quatorze ! Elle en a mangé quatorze ! »

Je me dirige vers elle.
« Bonjour madame, je suis un ami de Michel, qui est là-bas... Il me racontait que vous aimiez bien les cocktails.
– Qui êtes-vous ?
– Un ami de Michel, je suis journaliste et je...
– Je n’ai rien à vous dire. Allez-vous-en.
– Mais je voudrais juste...
– Laissez-moi ou j’appelle la sécurité. »

Elle fonce vers un vigile ! « Ce monsieur », j’entends... «  Ce monsieur, là-bas... Il me suit... » Le vigile la dévisage autant que moi. Je reste de marbre... Décontracté, l’air de rien... Geneviève me montre du doigt... Elle disparaît dans la foule.
Je reviens vers Michel et Nicolas :
« Elle a appelé les vigiles !
– T’inquiète, elle est hyper bizarre. »

Nicolas, malgré ses 25 ans, est « un cocktaileur confirmé », me garantit Michel. Ils se croisent régulièrement, se font des sourires polis aux vernissages d’expos, aux soirées culturelles, en passant par les réceptions de la Commission européenne. Comptable dans une PME, dont il semble regretter le trop modeste intitulé, Nicolas tient à me rassurer :
« L’entreprise grandit, nous sommes en train de gagner des parts de marché. Et vous, monsieur, que faites-vous ?
– Je suis un ami de Michel, je suis journaliste...
– Ah bien, très très bien !
, il se réjouit mondain.
– Je me demandais, pourquoi tu fréquentes ces cocktails ? »
Nicolas rajuste sa cravate.
« Je rencontre des gens très intéressants. Par exemple tout à l’heure, je parlais avec un actionnaire de Fortis. Il avait près de deux millions d’euros d’actions lors de la crise de 2008, et à ce moment-là, il a perdu un tiers de sa mise. Il a perdu 700 000 euros ! Vous vous rendez compte ? C’est tout de même... C’est..., il admire, les yeux perdus dans le vague, ces milliers d’euros dilapidés comme une grandeur.
– Moi j’ai rien perdu  !, se gondole Michel.
– D’ailleurs vous-même, monsieur, que faites-vous ? Nicolas appuie sur le « monsieur ». Je ne vous l’ai jamais demandé ?
– Je suis chômeur », articule Michel bien fort, entre deux bouchées.
Nicolas sursaute. Il sursaute pour de vrai, un peu comme dans les dessins animés, il fait un écart :
« Mais... Ça fait longtemps ?
– Sept ans,
Michel avale difficilement.
– Sept ans ? Chômeur depuis sept ans ? Vous... Vous subissez la dégressivité des allocations chômage ? »
Posée sur le ton d’un présentateur télé, la question n’émeut pas Michel :
« Ah moi y a bien longtemps que c’est plus dégressif, je suis au tarif le plus bas. 418 euros par mois.
– Je ne pensais pas que vous... Ça doit être...
– Je me plains pas, tu vois, je suis bien, je fais plein de cocktails.
– Comme moi, finalement »
, Nicolas retrouve ses marques un instant.
Il se tourne vers moi :
«  J’ai 25 ans, et je suis là. C’est quand même... Il y a beaucoup de gens, ici, des gens importants, et je les fréquente. C’est quand même pas mal, à mon âge. Vous ne trouvez pas ?
– C’est... C’est sûr »,
je confirme, ahuri.

[*
7 juin 2013 – Hôtel de ville, Bruxelles
À la santé du sénateur*]

On est partis les derniers, avec Michel. J’étais troublé, un peu. Je m’attendais à rencontrer une bande de rigolos, sa bande de potes, une sacrée tripotée d’allumés, de militants contre la connerie humaine et mondaine, même, qui porteraient la contestation en pique-assiettes, ripaillant à la table des grands en se foutant abondamment de leur gueule, réquisitionnant petits fours, champagne et richesses en bolcheviques rabelaisiens. Michel m’avait fait marrer comme rarement, avec ses histoires de Kazakhstan, et j’étais venu m’embusquer avec lui en rigolade, franc-tireur des puissants, fraternisant au banquet des ironiques. Ses potes étaient effectivement allumés, mais allumés bizarres, pas bien, azimutés finalement, cachant un mauvais malaise derrière des vigiles, des fables d’actionnaires, de fausses décorations à la boutonnière. Je pensais m’en payer une bonne tranche, et je m’étais pas fendu du tout, au bout du compte, face à leurs regards qui se dérobaient – à leur lourd silence entre eux, aussi, silhouettes muettes qui se cherchaient, se reconnaissaient et se regroupaient sans un seul mot, partageant seulement une sévère ingurgitation accélérée de canapés saumonés, avalés avec leur fierté, leur statut social sur l’estomac.

« C’est vrai, on ne se parle pas », dit Michel.
On boit une bière devant l’hôtel de ville.
Michel se planque pas, lui. Il raconte pas des histoires sur l’hydroélectricité, des machins sur son portefeuille d’actions, à l’inverse de ses copains, prêts à appeler les vigiles pour qu’on ne les dérange pas dans l’apparence costumée qu’ils s’inventent, superbes de délire. Lui le revendique bien haut, bien fort, son statut de chômeur ripailleur. C’est que je l’avais surpris à poil, mon autostoppeur, dans sa nudité d’aire d’autoroute, sans un rond pour faire trois ou quatre cents bornes. Qu’il me rencontre dans un cocktail bruxellois, journaleux inquisiteur, et il m’aurait sans doute servi un étourdissant numéro de négation de l’évidence, comme tous les autres. Seul le hasard, terrible de réel, m’avait permis d’ouvrir la porte sur cette comédie.
« Cette mairie, ça me rappelle... »
Michel pleure de rire !
« C’était Jean-Louis Bianco, tu sais, le directeur de campagne de Ségolène Royal en 2007 ? Bon, en tant que député provençal, il se faisait du souci pour ses producteurs de lavande. Les paysans de chez lui se font de plus en plus bouffer par la lavande chinoise... Du coup il était venu à la Commission et à la mairie pour plaider leur cause, c’était une énorme délégation. Y avait une sécurité monstrueuse... La première hôtesse me laisse passer, j’avais prétexté que j’avais oublié mon invitation. Je vois arriver la deuxième haie de vigiles, là, je me dis que je suis cuit. Je fais mine de faire mon lacet... Putain ! Là, par terre, le badge bleu-blanc-rouge du sénateur Besson ! ’Jean Besson, sénateur socialiste de la Drôme’ ! Je me l’accroche à la chemise, discretos, je me redresse, j’avance... Les vigiles se précipitent sur moi !
’Bonsoir monsieur le sénateur ! Je vous en prie, monsieur le sénateur ! Je vous accompagne !
– Merci, merci !’, je leur réponds... J’ai passé les barrières de sécurité en grillant tout le monde ! Une hôtesse me prend par le bras, ’je vous emmène dans la salle de réception, monsieur le sénateur...’ Je me retrouve dans la salle d’honneur de la mairie, un buffet ! Ah putain les producteurs de lavande ! Un truc de cinglé ! Y avait du caviar, je bouffe... Un député belge me demande comment je vais, depuis le temps !
’Ça va, merci, et vous ? Vous n’avez pas changé !’, je lui réponds.
Et le mec se met à me parler de politique ! Je suis vite parti aux chiottes et j’ai enlevé mon badge, parce que j’avais la trouille de tomber sur le sénateur, le vrai... Il était dans la salle ! Tu vois le truc, si on s’était croisés ? »

On a sabré une bouteille à la santé du sénateur Besson.

[*
8 juin 2013 – Galerie La Part du feu, Bruxelles
Bienvenue chez vous*]

Le lendemain, on a croisé Juan dans le tramway.
« On fait tous les cocktails ensemble depuis des années ! », rigole Michel.
Juan, son pantalon louche, sa ficelle en guise de ceinture et ses lunettes cassées possèdent un plan d’enfer : les photos sur le genre d’Anne-Sophie Guillet, à la galerie La Part du feu. On fonce.
« S’il-vous-plaît monsieur, Juan interrompt la conversation du galeriste avec une vingtaine d’étudiants. Nous sommes avec un journaliste français, il voudrait voir les photos, on peut rentrer ?
– Je vous en prie, je vous en prie ! Tenez monsieur, voici ma carte... Célestin Pierret me prend le bras. Allez-y...
– Je vous remercie. »

Les photos sont jolies. Je regarde un peu... Je flâne... Un quart d’heure... Merde. J’ai paumé Juan et Michel. Je fais le tour des pièces... Là, y a... Une porte... Putain, mais... Mais c’est chez le type, c’est chez Célestin... C’est sa cuisine, son salon... Il a disposé là tous les petits fours, bouteilles de vin, amuse-gueules, en attente de les proposer aux visiteurs, tout à la fin du vernissage... Mais Michel et Juan les ont trouvés... Ils ont sifflé une bouteille de rouge, presque. Michel est assis en plein dans le salon de Célestin, dans un grand fauteuil à accoudoirs boisés. Un verre à la main, il trône comme un pape, et il se gave de cacahuètes. « Tu veux un verre ?, il me demande. Prends-en un, ils sont derrière toi... » Célestin rentre ! Stupéfait ! « Mais... Mais...  », il bafouille. Michel lui propose un coup à boire ! L’autre accepte ! Estomaqué ! On est installés dans sa baraque ! Juan vante ses olives aux anchois ! « Excellentes, mon cher, excellentes ! C’est vous qui les faites ? » Célestin Pierret a l’air de plus en plus largué. On a envie de lui dire de faire comme chez lui, de pas hésiter à repasser, tellement il a l’air emprunté. « Merci, c’était très bien », a commenté Juan en sortant. « Parfait, vraiment  », Michel a souligné. Il devait rentrer. On s’est donné le rendez-vous le lendemain au « barbecue de la MJC de Bronks, en général c’est pas mal ».

[*8 juin 2013 – Quartier des Marolles, Bruxelles
Champion du networking*]

Juan m’a emmené dans un quartier populaire boire un verre.
« Comment ça, monsieur ?, il interpelle le serveur. Vous n’avez pas la bière de mon cher ami Jean-Philibert Holder, brasseur à Begijnendijk ? Je suis son distributeur, je le signalerai.
– Pardonnez-moi, je ne connais pas ce nom-là. »

Pour signifier notre vengeance, on a commandé sévères deux Heineken.
« J’ai beaucoup d’amis brasseurs et vignerons, m’explique Juan. Ils me sollicitent énormément pour vendre leurs produits, faire leur branding, du benchmarking... Ça me prend un temps fou. Je vends aux galeries d’art, aux collectivités locales, par le biais de mon site internet, JuanWineAcademy... J’ai deux collaborateurs en full time et on s’en sort à peine.
– Vous avez tant de boulot que ça ?
– Plus encore que tu ne peux imaginer ! C’est le problème avec le networking, il n’y a pas de limites. Je viens aussi de monter un site internet sur la ville, ses sorties culturelles, ses enjeux politiques, BruxellesDiplomacy. Je travaille jour et nuit, ça génère un trafic monstre. On est number one en pagerank. c’est une question de réseaux, tu dois bien connaître ça, en tant que journaliste... Excuse-moi. »

Juan prend son téléphone... Il relève la tête, heureux !
« Regarde ce que c’est, avoir du réseau ! »
Je lis le texto :
« ’Vous êtes convié à une conférence de Hassen Chalghoumi, imam de Drancy et président de la Conférence des imams de France, lundi 10 juin 2013 à Bruxelles.’
– Tu vois ? C’est du boulot. Je suis crevé... J’arrête pas. »

Juan a développé comme ça une bonne heure avec un tas de mots anglais la profusion de ses activités bruxelloises, européennes et internationales. C’était presque un fardeau, de connaître autant de gens importants : on était sollicité sans arrêt, on ne venait jamais au bout du boulot, à être toujours au top de l’info. J’étais décidément trop naïf. J’avais cru en rencontrant Juan et son look de clochard pas franchement céleste qu’il compagnonnait en infortune avec Michel, à l’affût de toute occasion de se faire rincer pour pas un rond : c’était l’inverse. Juan en réalité était à la tête de plusieurs sociétés internet, des sortes de start-up très florissantes, qui l’obligeaient par-dessus le marché à d’harassantes tâches de management. Je buvais donc une bière avec un PDG, et je réfléchissais que ça devait être la première fois de ma vie que ça m’arrivait. Juan, habitué lui à fréquenter les journalistes, députés, ministres et commissaires européens, devisait mondain, balayait les sujets du moment en voltigeant. Le mariage homo ? « La destruction de la famille, qui est le noyau de notre civilisation. » Nathalie Kosciusko-Morizet ? « Elle a ses chances, pour conquérir Paris. Elle a du caractère, elle peut convenir aux bobos et ratisser à gauche. » Éric Zemmour ? « Un bol d’air frais dans le politiquement correct. » Bayrou ? « Quel échec ! C’était enfantin, de voir que cette stratégie en solitaire n’allait jamais fonctionner ! Enfantin ! » Borloo ? « Fin politique, mais l’UDI n’ira pas très loin. » Depardieu ? «  Perdre le plus grand artiste français à cause du matraquage socialiste, c’est une honte !
– Faut arrêter de déconner, là, Juan. Les socialistes matraquent ? Ils matraquent qui ?
– Mais les investisseurs, mon cher Pierre, les investisseurs ! On ne peut plus investir en Europe ! C’est terminé ! Voilà pourquoi tout le monde va en Chine... Et crois-moi, ce n’est pas fini !
– C’est vrai qu’en ce moment, on redoute les exécutions massives de patrons décidées par Manuel Valls...
– Pierre, tu es journaliste, tu dois regarder la réalité en face ! Toutes ces mesures découragent les marchés ! On asphyxie l’économie ! Regarde-moi : je veux embaucher une secrétaire. C’est impossible à cause des charges ! Je ne peux pas. Dis-moi comment je fais. »

Juan masquait mal sa misère vestimentaire, ses dents manquantes, les verres cassés de ses lunettes. Michel me l’avait dit, d’ailleurs, « il n’a pas de quoi se payer un billet dans les transports, il ramasse tout le temps des prunes ». Mais il cachait tout ça, vent debout contre l’évidence, patron imaginaire maudissant ce que les patrons maudissent pour en être, désespérément. Ce terrible numéro de mensonge en terrasse me foutait un sale vertige – je l’aurais rêvé confident, Juan, à la Michel, me racontant sa solitude, ses récifs et ses rochers, ses rêves évanouis. J’aurais pu voir dans cette condition niée un sens de la fiction magnifique, un fameux pas de côté, un effet poétique. J’aurais pu penser que de la boue arpentée Juan faisait un or de fable finement ciselé. Mais j’étais mal, dans ce conte délirant, j’en suais de malaise, Juan maintenant chantait :

« C’est nous les Africains qui arrivons de loin,
Venant des colonies pour défendre la patrie
Nous avons tout quitté parents, gourbis, amis
Et nous gardons au cœur une invincible ardeur
Battez tambours, à nos amours,
Pour le pays, pour la patrie, mourir au loin
C’est nous les Africains ! »

On plongeait en plein dans le temps béni des colonies.
J’ai craqué.
Je lui ai dit, à Juan, qu’à force de vouloir en être, du monde des puissants, qu’à force de les singer, de cocktails en réceptions, il en avait pris les pires traits, caricaturé leur imbécillité. Qu’il devrait abandonner son racisme et ses aspirations très droitières de façade mondaine pour un intérêt de classe bien compris, celui des petits. Un instant seulement, il a eu l’air de vaciller – il s’est repris : « Mais je suis entrepreneur, mon cher, tu l’oublies un peu vite. »
J’ai fini ma bière, et j’ai salué mon PDG.
J’ai quitté Bruxelles comme un voleur.

[*
11 juin 2013 – Saint-Julien-du-Serre, Ardèche
Tu viens ?*]

Michel m’a écrit trois jours après :

« Salut Pierre,
Hier, on a eu une excellente soirée : 2 vernissages + 1 remise de prix (en échappant à 90% du discours) avec du très bon chardonnay-viognier et des brochettes tomate-mozzarella, + 1 walking-dinner avec du magret de canard, un petit peu de foie gras et des brochettes de scampis.
C’est quand même très dommage pour toi que tu aies raté tout ça !
Actuellement, je suis à l’inauguration du jardin d’une bibliothèque flamande. C’est simple, mais plutôt bon : cava, chenin blanc-colombard, prosecco, et je n’ai pas encore goûté le rouge d’Afrique du Sud – avec un peu de moelleux au chocolat et des brochettes de fruits.
A 18h30, je serai à l’institut culturel hongrois pour une soirée croate ; normalement, il devrait y avoir de bons vins ; je suis moins optimiste pour la bouffe, souvent trop grasse, comme en Croatie.
Tu viens ?
Michel »

J’ai promis de revenir.

Pierre Souchon

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