Patrick n’aime pas le sport

par François Ruffin 04/02/2019

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Carnon (80), samedi 16 juin 2018.
Ça charrie plein de choses, un tournoi de foot en bas de l’immeuble : de la broderie, du suspense et de la colère, crêpes et souvenirs d’enfance. Et des gamins qui rigolent.

« Et dire que je déteste le sport ! Surtout le foot ! »
Au bord du terrain, Patrick tire sur sa vaporette.
C’est un ancien ouvrier de Goodyear, Patrick, l’un des 1173. Un peu spécial. A l’usine, il prenait de l’avance sur la chaîne, dix minutes, un quart d’heure, pour lire tous les Rougon- Macquart de Zola, Ulysse de James Joyce, Crimes et châtiments de Dostoïevski. Durant ma campagne, l’an dernier, dans son appartement bourré de livres, et de CD, des milliers de CD, de la musique rock, mais aussi afghane, africaine, tout, il a organisé des projections de Merci Patron ! pour son immeuble. Et là, maintenant, comme député, façon de me présenter aux habitants, il organise un petit tournoi.

« Et pourtant, je déteste le sport », il marmonne encore, doucement.
Il y a deux jours, il a reçu un courrier de l’Opsom, l’office HLM, lié à la Chambre de Commerce, propriétaire de son logement et de ce terrain de hand. La directrice estimait qu’il s’agissait là d’une « manifestation politique » : « Si effectivement l’intention est honorable et source de convivialité, je ne regrette de ne pouvoir y apporter une suite favorable. En effet, il s’avère que les affiches stipulent que cette manifestation est organisée avec monsieur le Député de la circonscription. L’Opsom ne peut cautionner une manifestation dès lors qu’un parti politique est mentionné. » Ils interdisaient notre match, quoi. J’étais à Paris, Vincent m’a appelé, avec Patrick à ses côtés. Ils proposaient d’annuler, de reporter, par crainte qu’ils ne le virent de son F4, qu’ils ne lui cherchent des noises. « Ah non ! je pestais. On y va ! Tu te rends compte, comment la peur ronge nos cœurs ? La démocratie, la liberté, ça commence par jouer au foot ! Ils vont pas interdire à un député de faire des jongles ! On verra bien s’ils envoient les CRS ! » Y a rien de tel qu’un peu d’opposition pour me stimuler.
« Tiens, c’est mon voisin du dessous, Franck, qui m’a remis ça pour toi. »
Patrick me tend un polo brodé : devant, y a inscrit « François », derrière, un Lafleur jouant au foot.
« Je vais le remercier, Franck. Il habite où ?
- C’est mon père, je vais le chercher ! »
s’exclame fièrement un minot, qui s’échauffe en short.
Franck descend avec sa femme :
« Merci ! C’est vraiment super !
- C’est rien, on voit que vous défendez les gens comme nous.
- Mais comment vous vous êtes lancés dans la broderie ? Je croyais que c’était fini, moi, la broderie...
- J’étais intérimaire. Mais à un moment, l’intérim, c’est usant, le boulot dans les usines ça manque, faut courir à droite à gauche... J’en avais marre.
- On vous a jamais proposé un CDI ?
- Jamais. Je me suis dit
‘‘Faut s’en sortir. Je vais monter mon entreprise’’. Ma passion, c’est la pêche, et au début, je pensais à ouvrir un élevage de truites...
- Ouh la, ça doit être cher, ça ! Peut-être un million d’euros...
- Oui, c’était trop gros, trop compliqué. Et un copain de pêche me dit :
‘‘Ecoute, Franck, j’avais une idée, je te la donne : des tee-shirts brodés. J’ai tout regardé sur Internet...’’ On a acheté la machine, et voilà.
- Elle coûtait combien ?
- 2500 euros.
- Ah, c’est moins cher que la pisciculture... Et ça marche ?
- On se lance, là, depuis l’automne. Mais oui, par Facebook, par le bouche à oreille, on s’en sort.
- C’est quoi, comme statut ? Vous êtes auto-entrepreneurs ?
- Oui, c’est une micro-entreprise. Il va peut-être falloir passer à la taille du dessus. Pour la machine aussi, d’ailleurs, on envisage une plus grosse.
- Et alors, un grand, comme le mien, normalement vous le vendez combien ?
- 35 euros.
- Et vous arrivez à en vivre, à ce prix-là ?
- Oui, et plutôt confortablement.
- Ah, ça va. Moi, quand je vois le petit autocollant
‘‘fabrication artisanale’’, je me dis ‘‘putain, combien je vais douiller quoi...’’, mais 35 euros, ça va, pour un beau cadeau, c’est raisonnable.
- Faut que ça reste abordable.
- Ben, écoutez, je vais le porter avec fierté, peut-être même un jour à l’Assemblée nationale. Mais là, ça va me revenir à 1400 euros, à l’arrivée... »

Maintenant que j’ai revêtu la tenue, place aux matches.
« Tu ne joues pas, Patrick ? je le taquine.
- Non, je déteste le sport », il sourit.
On répartit les chasubles, rapidos, en trois équipes, deux grands dans chaque. Des ados fumeurs de pét’ rappliquent, on en fait une quatrième. On note les scores sur le pack de Kro. On gagne, on perd, on tire à côté, on laisse les petits arbitrer avec fierté. Y a des accidents, aussi, des minis. Un gosse qui s’est pris le ballon dans le bide, souffle coupé, qui chiale, « Qu’est-ce qui t’arrive ? lui demandent ses copains. D’habitude, Mohamed, tu chiales jamais. » Bien que je me retienne, dans un élan fougueux, je renverse un gamin, la hanche un peu égratignée, le père qui nous regarde depuis le banc de touche. Oulala ! « Le député envoie un minot à l’hosto », ça ferait pas terrible, comme titre dans le journal. Et justement...
Je regarde de loin mais vous savez, c’est comme un film de Chaplin, vous voyez le gag arriver de loin, presque au ralenti, et bizarrement, c’est d’autant plus drôle que tout se déroule exactement comme prévu. Là, donc, sur notre droite, un vélo qui roule le long du terrain, et sur notre gauche un joueur qui poursuit le ballon. Leurs trajectoires doivent se croiser. Elles se croisent. C’est la collision. Moment d’effroi ! Euh, on a quoi comme assurance ? Les deux gosses se relèvent, on rigole aussitôt. Ouf.
Cinq minutes plus tard, une femme débarque.
Elle gueule.
C’est la mère du cycliste.
« Alors, comme ça, vous faites tomber mon fils de vélo ? Qui, qui a fait tomber mon fils ?
- Mais madame, j’interviens, je ne sais plus qui, mais c’est pas de sa faute...
- Comment ça, vous savez plus qui ? Vous le couvrez ! Vous le défendez !
- Mais non mais, c’est pas exprès. Personne n’a voulu faire de mal.
- Ah oui ! Ah oui ! Eh bien, regardez les genoux de mon fils... »

Franchement, ils sont à peine écorchés. Mais elle continue de hurler, d’accuser, de pointer le doigt.
Je mate son tee- shirt.
« Du matin au soir. »
Et au-dessus, un peu caché par un gilet : « ...IANTE. »
Incroyable.
Je me marre.
Intérieurement, je me marre.
C’est écrit dessus !
« CHIANTE
du matin au soir. »

Elle ne trompe pas sur la marchandise, au moins.
(Après réflexion, je douterais. Son gosse, manifestement, est un peu handicapé. Peut-être qu’il est souvent victime, dans le quartier. Et alors, c’est comme un réflexe de mère-tigresse, elle descend et sort les griffes, montre les crocs. Pleine d’amour, au fond.)

Ça va être les demi-finales.
« Mince, on a oublié une coupe ! je regrette. Ça fait toujours bien, une coupe. »
Patrick et sa copine Isabelle ont préparé des monceaux de crêpes, acheté des boissons, amené une table et des tréteaux, mais il faut une remise de trophée, non ?
« J’en ai plein ma cave, je poursuis, en mode obsession. Je vais faire un aller-retour...
- Y en a une chez moi, annonce Patrick.
- Ah bon ? T’as gagné une coupe ?
- Nan, pas moi, je déteste le sport. Isabelle, quand elle faisait du volley-ball.
- Oui, te casse pas la tête, François,
se sacrifie Isabelle. Je vais aller chercher ma coupe.
- T’es sûre ? C’est pas un souvenir de jeunesse que tu abandonnes ?
- Non non, y a aucun souci. Je vais juste la nettoyer, décoller l’étiquette. »

On perd la finale contre les Orange.
C’est l’heure de la remise des prix.
« Bon, un grand merci à Patrick et Isabelle, qui ont organisé tout ça... » Ils sont applaudis. « Et d’autant plus pour Patrick, qui déteste le sport... Tu peux peut-être nous raconter pourquoi ?
- Ça date du collège, de mon année de 5e. »
Et à sa manière de causer, à Patrick, timide, mais narquois, on voit bien encore l’élève de cinquième, l’enfant qui ne l’a pas quitté. « J’étais amoureux d’une fille de ma classe. Et mon prof d’EPS, qui était sadique, avait bien remarqué que je la fixais. Donc, quand on était en gym, et qu’elle sautait sur le cheval d’arçons, il la réceptionnait en lui touchant les fesses, ou les seins, et en me regardant. Il me provoquait.
Un jour, avec ce même prof sadique, j’avais oublié mes affaires de sport. Du coup, il m’a fait courir en chaussettes, qui étaient trouées, et en caleçon dont l’élastique était desserré et que je devais tenir pour qu’il reste en place. Devant toute la classe. Devant cette fille que j’aimais. En me jetant des ballons... »

C’est le fou rire dans les rangs, parmi les ados.
« Et donc depuis ta 5e, le sport et toi, c’est fini ?
- Ah bah oui, oui ! C’est associé à cette humiliation. »

Les jeunes viennent me voir : « Quand est-ce qu’on recommence, monsieur ? Vous êtes encore là samedi prochain ? » Ils confondent député et animateur de quartier...

On ramène les tréteaux, les assiettes, les boissons chez Patrick.
« Encore bravo ! C’était très réussi...
- Maintenant, j’espère juste que l’Opsom ne va pas me virer de chez moi pour ça…
- Mais non, ils ne peuvent pas, il n’y a pas de raison.
- J’espère. Sinon, qu’est-ce que je vais faire de tous mes CDs, vinyles et livres ?
- Ne t’en fais pas. On les stockera à
Fakir  ! On te fera même une carte, les mêmes que dans les bibliothèques municipales, t’auras le droit d’emprunter trois livres à la fois. Et on ne te pénalisera pas trop avec les retards, on s’arrangera... »
Lui se marre moyen.
Un peu inquiet, on dirait.

En retournant à la voiture, on croise le gamin un peu handicapé qui tire un cerf-volant. Sa mère « CHIANTE du matin au soir » est tout là-haut, dans l’immeuble, à la fenêtre. « Bon week-end, madame. » Elle nous salue de la main.
Je regrette, après.
J’aurais dû m’inviter chez elle pour un café.
L’écouter, on ne sait jamais.

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