Renaud Lambert : "Avoir un objectif clair : que cela ne nous inquiète pas"

par L’équipe de Fakir 22/04/2016

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La place de la République est remplie, et des Nuit debout ont essaimé en Province, et même à l’étranger. Très bien, la première étape est remplie.
Mais doit-on s’en contenter ?
Le 20 avril, à la Bourse du Travail, on invitait avec les commissions Convergence des luttes et Grève générale, à réfléchir sur l’après. On publie en intégralité l’intervention de Renaud Lambert, journaliste au Monde diplomatique.

Chers amis,
Ils s’imaginaient que troquerions l’espoir de changer le monde contre la possibilité de changer de portable,
Ils s’imaginaient que nous nous satisferions de voir, tous les cinq ans, le pire succéder à l’identique,
Ils s’imaginaient nous avoir imposé tant d’échecs, de reculs et de défaites, que nous baisserions les bras…
Ils se sont trompés.
Ils se sont trompés et ils s’inquiètent. Car, nos adversaires le savent bien : ils ne gagnent pas quand nous perdons, mais quand nous renonçons. Et, comme le montre Nuit debout, nous ne renonçons pas !
 
[*La mobilisation contre la loi El Khomri, dans les rues et sur les places,*] nous a offert à tous un bol d’air frais. Enfin !, quelque chose de neuf, à gauche, une source d’espoir.
Mais si l’espoir renaît, c’est également qu’émergent à nouveau des ambitions sur lesquelles nous avions laissé s’accumuler la poussière.
Des ambitions qui, hier déjà, avaient armé les combats d’autres mouvements sociaux, les confrontant à des questions semblables à celles qui se présentent à nous aujourd’hui : Comment orchestrer la convergence concrète de luttes éparses ? Comment rendre compatibles l’idéal de l’horizontalité et la quête d’efficacité propre aux combats politiques ? Comment engager une réflexion sur la façon dont on lutte en s’assurant de ne pas perdre de vue ce pour quoi on lutte ? Comment faire en sorte qu’une fois l’exaltation retombée, une fois les rues balayées, le mouvement n’ait pas disparu, emportant avec lui l’espoir auquel il avait donné naissance ?

Si l’histoire a été érigée en musée de l’ordre par les puissants, elle peut également constituer une science du changement. Tourner notre regard vers le passé, pas forcément très lointain, peut nous aider à mieux naviguer entre les innombrables écueils qui se présentent à nous.
A commencer par celui de l’inutilité. Car, ne nous faisons pas trop d’illusions : si nous n’avons pas renoncé, nous n’avons pas gagné. En tout cas, pas encore. Et il n’est pas certain que nos rassemblements suffisent à plonger nos adversaires dans une insomnie durable.
 
[*Nous ne sommes pas les premiers à nous réunir sur des places,*] pour y parler d’un monde différent.
En mai 2011, dans les grandes villes espagnoles, un mouvement similaire apparaissait : le 15-M bientôt rebaptisé « Mouvement des Indignés » par des médias qui préfèrent l’indignation à la colère.
Qu’y a-t-on observé ?
Un phénomène similaire à celui dont nous sommes les témoins – et parfois les acteurs – place de la République à Paris, place du Capitole à Toulouse, et dans bien d’autres villes en France.
Des gens se rassemblent, prennent la parole, écoutent… Mieux, ils entendent. Soudain, les Espagnols n’ont plus besoin des grands médias pour s’informer, entre eux, de ce qui les préoccupe vraiment. La question de la corruption des dirigeants politiques, par exemple, jusque-là absente des radars médiatiques, émerge sur les places comme une préoccupation fondamentale, un moteur de la mobilisation. De la même façon, l’ampleur de la crise immobilière – tue par les Laurent Joffrin ibères – prend corps à travers les témoignages qui s’échangent jusqu’au bout de la nuit.
Sur les places, on réinvente la politique pour réinventer le monde.
La politique était l’apanage des crânes d’œufs en costumes ? Chacun peut désormais s’exprimer. La politique imposait ses hiérarchies et le cadre du « raisonnable » à la société ? La voici qui fomente l’égalité, qui conspire à la liberté. Les places font table rase des tracasseries associées à des formes jugées anciennes de la politique politicienne : la bureaucratie, les drapeaux, les hiérarchies, la verticalité. Emerge l’espoir de faire naître un monde meilleur par le simple fait d’adopter un mode de fonctionnement meilleur…

Rapidement, toutefois, le mouvement se trouve traversé par deux forces diamétralement opposées, dont l’exercice simultané entrave son progrès. Un mouvement centrifuge, d’abord, d’agglomération gloutonne de toutes les revendications de la société ; un mouvement centripète, ensuite, d’introspection tout aussi infini, conduisant à sans cesse interroger les moindres mouvements de cette âme collective.
Dans les assemblées du 15-M, chacun s’exprime en son nom propre. Pour deux raisons principales, qui se rejoignent : la peur de la « récupération politique », d’abord ; et le rejet de la démocratie bourgeoise, que chacun avait pris l’habitude d’appeler « démocratie représentative ». Pourtant, le principal problème qu’elle posait aux yeux des Espagnols était sans doute moins le fait qu’elle n’était pas « directe » ou qu’elle ne reposait pas sur une Assemblée générale permanente, que le fait qu’elle était « bourgeoise » : c’est-à-dire au service de quelques-uns. Bref, qu’elle n’était pas « réelle », pour reprendre le slogan des places espagnoles : « Démocratie réelle, maintenant ! »

[*Il n’en reste pas moins que, dans les AG, toute parole collective*] est rapidement perçue comme une menace : une abdication face à la tentation verticaliste, un retour dangereux aux travers du système que l’on cherchait à détruire. Sans possibilité de porte-parolat, d’expression « au nom » de structures pré-existantes, le mouvement se prive peu à peu des apports, du travail politique, de l’accumulation préalable de ses prédécesseurs.
Dans les AG espagnoles comme dans les nôtres aujourd’hui, l’unité de base de la participation se résume donc à l’individu. Dans ces conditions, les mots d’ordre se succèdent aussi rapidement que les intervenants. Un phénomène par ailleurs renforcé par le mécanisme naturel qui veut qu’on a davantage le sentiment de « participer » lorsqu’on présente sa propre priorité, distincte des autres, que lorsque l’on explique partager celle de la personne qui vient de s’exprimer avant soi.
Comme sur la place de la République, se succèdent très vite les appels à mettre un terme aux expulsions de réfugiés et à protéger les vers de terre, à lutter contre l’exploitation capitaliste et à soutenir les petits entrepreneurs, à défendre les revendications féministes et à instaurer le tirage au sort des élus, etc. Un phénomène d’accumulation qui, cumulé au refus d’organiser les priorités ou de les échelonner dans le temps, se double d’une autre difficulté : bien que juxtaposée, bon nombre des revendications se révèlent malheureusement incompatibles entre elles. En d’autres termes, l’AG ressemble bientôt à un manche à air : elle accompagne le sens du vent contestataire soufflé par le dernier intervenant. Or, en politique comme ailleurs, les manches à air ne constituent pas toujours les meilleures boussoles…

Voici pour le côté centrifuge. Côté centripète, maintenant : le temps passé à réfléchir au fonctionnement des AG ne diminue pas, au contraire. Les heures passées à discuter de l’opportunité d’ajouter, ou non, tel ou tel point à l’ordre du jour ; les discussions sans fin pour savoir s’il faut voter… sur la nécessité de voter ; les échanges infinis sur le rôle et les fonctions des commissions, lesquelles se comptent bientôt en douzaines, accaparent un temps précieux.
Or, le temps est aussi inégalement partagé dans la société espagnole qu’en France. La pratique de l’assemblée n’est donc pas ouverte à tous de la même façon. On est plus efficace lors d’une réunion de plusieurs heures qui s’achève à minuit quand on a eu la possibilité de faire une sieste que quand on a passé la journée derrière une chaîne de montage. De sorte que bientôt, les assemblées espagnoles se voient désertées par les salariés épuisés, par les personnes ayant des obligations familiales, bref, par toute l’Espagne « qui se lève tôt ». A mesure que s’éclipsent les classes populaires, la concentration des AG en hyper-militants extrêmement disponibles atteint des niveaux problématiques.

[*Après quelques mois, le mouvement des places s’est tari*] et l’Espagne a peu changé. Pour un membre du mouvement que j’ai rencontré là-bas, le 15-M a péché par excès d’idéalisme : « Par souci de ne pas perdre notre âme en nous organisant davantage, nous avons refusé de mener bataille. C’était une posture très éthique, c’est sûr. C’était pratique, ça permettait d’avoir le sentiment d’avoir raison, tout en restant au chaud, entre nous. »
Pendant qu’on discutait sur la Place de la Puerta del Sol, la gauche de droite, le Parti socialiste local au pouvoir, bientôt remplacée par la droite de droite du Parti populaire, ont expulsé plus de deux millions d’immigrés, laissé le chômage exploser et des dizaines de milliers d’Espagnols perdre leurs logements.
Ce constat a conduit certains, quelques années plus tard, à tenter d’adosser l’idéalisme du 15-M à une dose de pragmatisme, dont il avait manqué. En Espagne, la démarche a consisté à organiser des organisations de lutte contre les expulsions, de défense de la santé, de l’éducation : ce fut le mouvement des « Mareas ». Elle a aussi visé à tenter de prendre le pouvoir politique : pari réussi dans le cas de villes comme Madrid, Barcelone ou Salamanque ; moins dans celui de Podemos qui visait le pouvoir central.

Disons-le tout de suite : la démarche de Podemos n’est pas la nôtre. Mais faudrait-il pour autant se résoudre à voir notre mouvement déchiré sous la double contrainte de l’introspection stérile et de la démultiplication infinie de ses priorités ?
Je ne le crois pas : pas plus que les élections ne constituent le seul rendez-vous de l’action politique, la forme parti n’offre la seule possibilité de doter ce mouvement des outils lui permettant de passer à l’étape suivante de son développement.
Certains s’inquiéteront peut-être de voir ré-émerger des termes tels que « priorités » lorsque nous évoquons nos objectifs ou de « discipline » lorsque nous parlons de notre organisation. On leur rétorquera que nos objectifs s’organisent d’ores et déjà autour d’une priorité très claire – faire échouer la loi El Khomri – et que cela ne nous inquiète pas.
Et pour ce qui est de la discipline, tous ceux qui ont participé à une AG de Nuit debout ont été frappés par la discipline de ses participants, qui écoutent, lèvent la main, font la queue… Pourquoi s’alarmer que ce que nous considérons comme une qualité aujourd’hui se mue en tare demain ?
 
[*Chers amis, ensemble, nous avons identifié un adversaire : le pouvoir de l’argent.*] Ne le sous-estimons pas.
Lorsqu’il se trouvera réellement menacé – et nous entendons bien le taquiner –, il réagira. Nul ne peut exclure qu’il entende alors mieux que nous la consigne de Jules Guesde aux révolutionnaires : obtenir gain de cause « par tous les moyens, y compris légaux ».
Lorsque l’heure arrivera, mieux vaudra pour nous avoir su nous organiser.

[(Photo piquée à Eric Coquelin de Reporterre. Vous pouvez retrouver leur article de la soirée en ligne sur leur site.)]

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Messages

  • Un mot un seul, TOUT est là : OR-GA-NI-SA-TION !!

    Eux le savent et le sont !! (warren buffet : Tout va très bien pour les riches dans ce pays, nous n’avons jamais été aussi prospères. C’est une guerre de classes, et c’est ma classe qui est en train de gagner)

    Une petite histoire : les enfants du laboureur, Esope (déjà ...!!) :

    La discorde régnait parmi les enfants d’un laboureur. Il eut beau les exhorter : ses discours n’arrivèrent pas à changer leurs sentiments. Il résolu donc de mettre sa morale en action. Il les pria de lui apporter un faisceau de baguettes de bois et, quand ils eurent fait ce qu’il leur avait dit, il leur donna les baguettes toutes ensemble, en leur commandant de les rompre. En dépit de leurs efforts, ils ne purent y arriver : le père délie le faisceau et leur donne maintenant les baguettes une à une, et comme ils les cassent sans peine : "Eh bien ! voilà ce qui vous attend, vous aussi, mes enfants, leur dit-il : UNIS, VOUS SEREZ INVINCIBLES ; DIVISéS, VOUS ETES à LA MERCI DE VOS ENNEMIS."

  • Hélas ce message n a pas été perçu, pire il a été sublimé par le suivant plus. Consensuel et la fin de l assemblée à ressemblé en tout point à l application de cette démonstration.

  • Je partage totalement ce point de vue. J’ai d’ailleurs rédigé avec une amie qui l’a publié sur la page Facebook de Nuit-Debout à Lorient le message suivant qui va dans le même sens : https://www.facebook.com/groups/LorientDebout/165864960478585/?notif_t=like&notif_id=1461491022372061
    "Nous étions hier à la nuit debout du 54 mars et nous ne sommes pas intervenus car c’était notre première ND et nous voulions d’abord prendre le temps de saisir où on en était du mouvement qui nous semble s’éteindre par trop d’horizontalité sans horizon, malgré le désir d’action que l’on sent plus concret chez les organisateurs que nous félicitons d’entretenir « la flamme » et d’accepter démocratiquement des prises de positions qui freinent l’efficacité potentielle du mouvement en le maintenant dans une « horizontalité » molle /.../

  • C’est bien beau de dénoncer le manque d’organisation, mais je n’ai pas trouvé la moindre proposition concrète d’organisation dans ces propos. Je pense qu’a un moment qu’il faudrait arrêter de dire ’ORGANISONS-NOUS’ et de plutôt proposer une forme organisation et de sa mis en place.
    Des formes d’organisation horizontales existent et sont déjà utilisées efficacement dans plusieurs organisations dans le monde, dans des coop par exemple.

  • Après Nuit debout ou comment parler pour ne rien faire, je propose l’Action en marche (de jour comme de nuit) Hé hé je suis curieux de voir le nombre de volontaires prêts à partir au contact. Quoiqu’il arrive cela aura au moins le mérite de pouvoir faire le distinguo entre les faux-semblants, les figurants et ceux qui sont prêts à l’affrontement.