Thomas en Françafrique

par Cyril Pocréaux, François Ruffin 27/06/2018 paru dans le Fakir n°(84) Date de parution : Février Mars 2018

On a besoin de vous

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Je suis tombé amoureux.
C’était au self de l’Assemblée nationale.
Entre le poulet et l’île flottante, Thomas Dietrich nous a baladés entre le Tchad et la Centrafrique, entre le désert du Sinaï et les prisons de Bangui. Un genre de Don Quichotte au Congo, ou un Tintin de gauche en Françafrique, qui narre ses aventures et tortures avec un mélange étrange de naïveté et de combativité.
L’idéalisme à l’épreuve de la brousse...

Je suis tombé amoureux.
Je ne devrais pas le crier, comme ça, tout haut dans ces colonnes, mais bon, entre nous...
C’était un midi, au self de l’Assemblée nationale.
On recevait Thomas Dietrich, l’ancien secrétaire général de la Conférence nationale de santé, démissionnaire (voir Fakir n°82). C’est un jeune gars, de 27 ans, à la pâleur de linge, et déjà, pour moi, c’est fascinant qu’un jeune gars comme ça soit à la tête d’un truc officiel, et qu’il tienne tête à une ministre, et qu’il claque la porte sans crainte et sans remords.
« Sur les vaccins, a demandé Johanna, comment tu as lancé la consultation ?
— Ah non !
j’ai protesté. On n’en cause pas maintenant ! »
Juste après le déjeuner, on devait tourner, ensemble, une petite vidéo pour ma chaîne YouTube. Et c’est un truc que j’ai, ou un tic : juste avant un entretien, surtout, ne jamais au grand jamais discuter du sujet avec l’invité. Sinon, après, c’est de la resucée, du tout mou, « comme je vous l’ai dit tout à l’heure ». Je prends une comparaison : c’est comme un dentifrice, tu vides le tube, eh bien, ensuite, essaie toujours de faire rentrer la pâte dedans ! La parole, c’est pareil.
Donc, il allait falloir tenir entrée‑plat‑dessert.
À ne surtout pas causer des vaccins, ni de la santé.
Il s’agissait de meubler.

« Au fait, comment tu t’es retrouvé prisonnier en Afrique ? » j’ai lancé comme ça. J’avais lu cet épisode sur sa fiche Wikipédia, et aussi, une fois, par SMS, il m’avait écrit « Je ne peux pas te répondre. Je suis en Égypte », et pour moi qui franchis avec peine les frontières de la Picardie, ça le plaçait d’emblée au sommet du globe‑trottisme.
Et là, à la cantine du 101, rue de l’Université, le temps s’est suspendu, vous savez, un de ces instants magiques où vous restez accroché aux lèvres du conteur, où comme des enfants vous avez envie de répéter « Et après ? Et après ? ». Car entre le poulet et l’île flottante, Thomas nous baladait entre le Tchad et la Centrafrique, entre le désert du Sinaï et les prisons de Bangui. Il me fascinait, moi, ce boy‑scout qui narre ses aventures et tortures mais, vous savez, platement, modestement, comme si ça allait de soi, un mélange étrange de naïveté et de combativité, l’idéalisme à l’épreuve de la brousse, il m’amusait, aussi, un genre de Don Quichotte au Congo, ou un Tintin de gauche en Françafrique.
Alors, on s’est dit, tiens, pour une fois...
D’habitude, on laisse ça au Monde diplo, mais si, pour une fois, on jouait les grands reporters ? Si on vous emmenait, vous lecteurs, au‑delà des frontières et des mers ? Avec Thomas pour guide, c’était tentant comme excursion éditoriale... en direct du self !

Un Alsacien en Centrafrique

Fakir : Au fait, comment tu t’es retrouvé prisonnier en Afrique ?

Thomas Dietrich : D’abord, j’ai beaucoup de mal avec le terme générique « l’Afrique ». Dans ce terme, on voit les femmes qui pilent le manioc, le chapeau colonial… Je préfère dire « les Afriques ».

Fakir : Nous, c’est pareil, quand on dit « la Picardie », ça nous vexe. Alors qu’il y a la Thiérache, le Santerre, le Vimeu... Faudrait dire « les Picardies ». Sans déc, comment toi, Alsacien, tu t’es retrouvé là‑bas ?

T.D. : Bon, déjà, mon père était médecin, l’humanitaire était toute sa vie, et du coup, il s’occupait de deux dispensaires au Togo. Il faisait des allers‑retours. Il y consacrait des congés sabbatiques. Et moi, enfant, même pas adolescent, j’ai passé du temps là‑bas...
Et puis, en 2007, j’ai intégré Science‑Po.
Les cours, les amphis, je m’y ennuyais.
Du coup, j’ai fréquenté les assos d’étudiants africains. Et à l’occasion d’une conférence, j’écoute Ibni Oumar Mahamat Saleh. C’était le chef de l’opposition au Tchad, un type bien. Un mathématicien, un gars très carré, tu vois ? Je suis ensuite devenu ami avec ses enfants, qui étudiaient en France.

Fakir : Comment tu les rencontres, eux ?

T.D. : Bah, en fait, le 3 février 2008, survient une attaque rebelle au Tchad. Les rebelles sont à 300 mètres du palais présidentiel, mais les hélicoptères français les arrêtent. Ce jour‑là, Sarkozy et Kouchner sauvent le pouvoir, et sans doute la peau, du président Déby. La garde présidentielle du pays en profite pour boucler les leaders de l’opposition démocratique, des pacifistes, pas du tout engagés dans la lutte armée. Ibni se fait arrêter, il disparaît et est éliminé, même si on n’a jamais retrouvé son corps. On pense qu’il est mort le 5 février au soir, juste après son arrestation. C’est un médecin militaire français qui aurait constaté son décès. Sarkozy et Kouchner étaient au courant de sa mort.
Ça m’a choqué.
C’est après sa disparition que j’ai rencontré ses enfants, ils sont devenus des amis. J’ai lié des amitiés très fortes avec le milieu des opposants tchadiens en exil.

Fakir : C’est le déclencheur de tes voyages en Afrique ?

T.D. : Sciences Po, ça ne me disait rien, en fait. Alors, j’ai juste validé la première année, puis j’ai fait des années de césure, et je suis parti au Tchad. Les Tchadiens sont très durs, très courageux, aussi. Je les ai vus comme des chevaliers du désert. J’ai aimé ce pays, ces gens, par idéal romantique, parce que j’ai vu chez eux de la dignité, de l’honneur. Comme Lawrence d’Arabie, si tu veux. Voilà. Et en même temps, partout, la peur. Quand tu vas à N’Djamena, tu lis la peur dans les yeux des gens. Ils ont peur du régime, de la police politique. Une fois, je suis allé dans un restaurant où l’on mange de la viande de mouton, on parlait de l’opposition avec des amis, et moi, je me suis mis à causer un peu fort, ça m’arrive souvent. Les gens sont sortis les uns après les autres. On s’est retrouvés seuls.

Fakir  : Tu te bagarrais toujours à propos de l’opposant, Ibni Saleh ?

T.D. : Oui, mais ça n’a jamais bougé, l’enquête n’a jamais avancé. Côté politique, Ibni était membre de l’Internationale socialiste. À l’Assemblée, en 2010, le groupe PS reçoit ses enfants, fait des grandes déclarations du genre :
« Quand on sera revenus au pouvoir, ça va changer, on va faire toute la lumière sur l’affaire… » Ils ont juré qu’ils les aideraient, mais dès qu’ils sont revenus au pouvoir, ils ont tout oublié. Le Drian est même devenu un grand ami de Déby. Dans quelques mois, ça fera le dixième anniversaire de sa disparition.
Mais c’est en Centrafrique que mes ennuis ont vraiment démarré...

Balkany et les mallettes

Fakir : Ah. Alors, comment tu t’es retrouvé là‑bas ?

T.D. : À Paris, j’avais rencontré un colonel centrafricain, le commandant de la garde présidentielle. Il fut comme un père, pour moi, j’ai d’ailleurs vécu chez lui, à Bangui.

Fakir : C’était un opposant ?

T.D. : Pas du tout. C’était un militaire dans toute l’acceptation du terme : il essayait de ne pas se mêler de politique. Et d’ailleurs, moi, je me suis installé sur place pour servir cet État. J’ai bossé dans l’administration, au ministère du Commerce puis de la Défense.

Fakir : Ah ouais ! Carrément aux armées !

T.D. : Et c’était extraordinaire, vraiment intéressant. Il fallait tout recommencer de zéro. Tout était à refaire. La Centrafrique souffrait depuis la colonisation. Bokassa s’y était fait couronner empereur comme Napoléon. Au ministère du Commerce, on trouvait, encore en vigueur, des accords passés avec la Yougoslavie de Tito !
J’ai alors découvert, pas seulement la Françafrique, mais son délitement.
En 2003, c’est le Tchad, avec la bienveillance de la France, qui a placé Bozizé au pouvoir. Mais, quelques années plus tard, arrive le problème de l’uranium, avec Areva. Bozizé estime que la Centrafrique doit toucher plus de royalties, autant que les autres pays, pour que la compagnie puisse exploiter l’uranium sur son sol. Il ne veut pas signer l’accord. Et idem pour le pétrole, il négocie avec les Chinois. Alors, Sarkozy l’appelle, l’insulte au téléphone : « C’est nous qui t’avons mis là ! On te dégage si tu ne signes pas ! » Et il envoie Balkany ! Balkany qui arrive avec les mallettes, distribue de l’argent, arrose tout le monde, et pense que ça va suffire pour faire plier Bozizé.
Mais ça ne suffit pas. Tout ça avec l’appui du Tchad. Déby a toujours considéré Bangui comme sa sous‑préfecture, parce qu’il n’y a pas d’armée solide en Centrafrique, parce qu’il y a du pétrole, des diamants, que le sous‑sol est riche.

Fakir : C’est ce que révèle le documentaire danois, là, The Ambassador ?

T.D. : Oui. On voit cet ancien légionnaire, un barbouze, Guy‑Jean le Foll, qui travaillait pour Bozizé comme conseiller. Il vivait là‑bas, était marié à une Centrafricaine. Mais il en savait trop. Le consul de France l’avait dit, à l’époque : « Il est allé trop loin. » En 2011, on l’a appelé pour un rendez‑vous derrière le stade, il y est allé, et il s’est fait tirer dessus. On soupçonne même que ce soient des Français qui l’aient assassiné.
À la fin de cette année‑là, d’ailleurs, la crise s’ouvre. À Bangui, où chrétiens et musulmans avaient toujours vécu en harmonie, vraiment, sept musulmans se font tuer. Certains étaient d’origine tchadienne. Là, Déby envoie son fils sur place, qui humilie le président centrafricain, le fait attendre deux heures dans la pièce voisine… Déby, il faut comprendre ça, c’est l’homme fort de l’Afrique. Il remplace Kadhafi.
À cette époque‑là, il veut étendre son aire d’influence sur le Cameroun, la Centrafrique…

La tête dans un baquet d’eau

Fakir : Mais toi, pendant ce temps‑là, qu’est‑ce que tu fais dans les ministères ?

T.D. : J’écris des rapports sur tout, pour construire une ligne de chemin de fer avec le Soudan, pour mettre en valeur les zones touristiques… Mais, à ce moment‑là, ma plus grande crainte, c’est qu’on dépèce ce pays. La Centrafrique, c’est un sous‑sol béni des dieux, avec sept cents indices miniers, mais c’est une éponge : elle absorbe les problèmes de tous les pays voisins. Je sentais que Déby voulait reprendre le rôle du pompier pyromane laissé libre par Kadhafi, faire exploser une zone pour ensuite y faire main basse.
Alors, je l’ai dit au président, et à son fils : « Attention, le Tchad et la France vont découper le pays. » Le souci, c’est que, au même moment, je suis accusé sur un blog d’être l’adjoint d’un chef rebelle.

Fakir  : Mais Bozizé, il ne l’a pas cru ?

T.D. : Je ne sais pas. Bref, j’embêtais des gens, je gênais des intérêts…
Un jour, je suis dans mon bureau, et discrètement tout le monde s’en va. Je me retrouve tout seul, plus personne. J’ai songé : « Ouh là… ». Bon.
J’attends qu’on vienne m’arrêter. Mais quand même, j’appelle ma mère. Elle me dit d’aller à l’ambassade de France. Je ne voulais pas y aller au départ, je n’avais pas confiance dans ces diplomates français que je critiquais tout le temps. Finalement, j’y vais, mais c’est une erreur, le consul me met dehors, en me racontant n’importe quoi, que je ne dois pas m’inquiéter, qu’il n’y a aucun danger. Il rassure aussi mes parents en disant qu’il a fait Sciences Po comme moi. J’ai vérifié, il n’a jamais fait Sciences Po ! Je l’ai supplié de rester dans l’ambassade, de me protéger. Ils ont juste répondu « non », m’ont jeté dehors. Et aussitôt, je me fais coffrer. Et secouer.

Fakir : Ça veut dire quoi, « secouer », pour toi ?

T.D. : ...

Fakir (d’un signe de tête) : ... ?

T.D. : Je me fais taper dessus. Ils me mettent la tête dans un baquet d’eau, la totale, quoi.
Je peux te montrer, c’est plus parlant.
(Il remonte son pantalon, montre les brûlures de cigarette sur ses pieds, encore visibles sept ans après.)

Fakir : Tu parles plus facilement de géopolitique que de la torture...

T.D. (Silence) : Parce que ce ne sont pas des moments agréables.

Fakir  : Tu en ressens de la honte ?

T.D. : Je me suis vu, parfois, me dire que j’allais y passer, là, seul, et ce qui m’embêtait, alors, c’était de me dire : « Qui va savoir ? Qui va raconter ? Qui va me comprendre, finalement ? »
Mais j’ai eu de la chance. Un officier m’a sauvé la vie. Il m’a aidé à fuir via le Cameroun.

Fakir : À quel âge, tout ça, rappelle‑moi ?

T.D. : 21 ans.
Ça enseigne l’humilité. Parce qu’un jour tout le monde te connaît, te respecte peut‑être, et le lendemain tu n’es plus rien. C’est humiliant, dur, violent, au bout de trois ans passés dans le pays.
C’était très douloureux, plus que la torture. Parce que, ces gens, je les connaissais. Je répétais sans cesse : « Regardez, on a fait tout ça ensemble, je me suis battu pour ce pays, vous savez très bien qui je suis. » J’ai été obligé de fuir. C’était fin août 2011.
La Centrafrique, c’était fini. Je n’y suis jamais retourné depuis lors. Une vraie leçon de vie.

Fakir : Donc, tu rentres en France ?

T.D. : Oui. Sciences‑Po aurait pu décider de me foutre dehors, avec mes absences, mais non. Je suis retourné en Master.

Fakir : Tu as connu l’arrestation, et tu reviens t’asseoir sur les bancs des amphis ? Tu ne te sentais pas en décalage ?

T.D. : C’était étrange, oui : j’avais l’impression d’avoir vécu toute une vie, déjà, là‑bas. Mais ce déphasage, ça ne me changeait pas. J’étais un enfant hyperactif. À dix ans, j’ai été diagnostiqué grand surdoué. Donc, ici, j’étais en déphasage, oui, à la fois « trop » et aussi complètement « en‑dessous ». Du coup, autant s’échapper vers l’ailleurs, en Afrique, au moins, là‑bas, c’est peut‑être plus normal d’être en décalage.
À Paris, durant ma reprise d’études, je décide d’écrire un bouquin, Là où la terre est rouge. Pour expurger, une sorte de catharsis.
L’écriture, ça peut être très important, elle te sauve, d’une certaine manière.

Monsieur Frantic et les barbouzes

Fakir  : Du coup, tous les événements de cette année‑là, en Centrafrique, au Tchad, au Mali, tu les vis devant ton téléviseur…

T.D. : Devant la télé, oui. On est en 2012, et c’est le moment où, contre Al Qaïda au Maghreb islamique, contre Ansar Dine, Hollande a besoin d’hommes au Sahel, pour l’opération Barkhane.
Des hélicos, des blindés, des drones, il veut bien mobiliser ça, mais pas des soldats au sol.

Fakir : Parce qu’il risque des pertes ?
Parce que l’opinion accepte des guerres, mais sans morts chez nous...

T.D. : Voilà. En un sens, on sous‑traite à une main‑d’oeuvre moins coûteuse, économiquement et politiquement. Donc, pour avoir des troupes, Hollande appelle Déby, qui est un vrai guerrier, dont l’armée est réputée. « D’accord », négocie Déby, mais en échange, il va rentrer en Centrafrique. Il veut le pétrole, les diamants et construire son empire. L’Élysée donne son feu vert.
Du coup, Déby crée la Seleka, une horde de mercenaires qu’il envoie sur Bangui. François Bozizé appelle les Sud‑Africains à la rescousse.
Le président Zuma envoie 400 hommes, et la Seleka est repoussée. Alors, les hélicos tchadiens attaquent : quinze morts chez les militaires sud‑africains. On se retrouve avec une guerre entre deux armées étrangères sur le territoire d’un pays tiers ! Là, Zuma prend peur, des pertes humaines sur un sol étranger, ça ne sera pas toléré par son opinion. Il retire ses troupes.
La Seleka entre à Bangui. Elle commence des massacres, notamment sur les chrétiens. Et là, en réaction, les milices anti‑Balaka, à majorité chrétienne, se lancent. Mais ils ne tuent pas seulement les combattants de la Seleka, mais aussi les musulmans qui avaient toujours vécu à leurs côtés, en paix. La Centrafrique est détruite, notamment par l’influence des pays voisins.

Fakir : Et toi, tu fais quoi ?

T.D. : Je me fais convoquer par la DGSI. « Que se passe‑t‑il en Centrafrique ? » ils me demandent ! Les mecs sont nuls, ils ont complètement décroché, à côté de la plaque. C’est pour cette raison que je parlais du « délitement de la Françafrique ». Ils ont loupé le coche, et à la limite, les meilleurs, ce sont encore les barbouzes, les anciens de l’époque Foccart, qui connaissent le mieux l’Afrique.
Bref, j’arrive dans les locaux de la DGSI, à Levallois. Un des gars me dit s’appeler « monsieur Frantic », des noms complètement bidons pour m’impressionner. J’avais connu pire ! Moi, je leur avais amené le manuscrit de mon premier livre. Cinq ans après, j’attends encore leur retour critique !

Fakir : Finalement, malgré les périls, tu es retourné au Tchad.

T.D. : Je n’ai jamais cessé, en fait, d’y faire des allers‑retours, notamment quand j’étais en Centrafrique.

Sa plaie béante

Fakir : Tu as vécu une histoire d’amour, aussi, là‑bas ?

T.D. : Ah… (Silence.) c’est ça que tu veux savoir ?

Fakir : On ne s’engage pas, je crois, pour des concepts, la « liberté », « l’anticolonialisme », mais pour des gens, pour un peuple.
Et si en plus, il y a de l’amour en toile de fond...
(Silence. C’est évidemment sa grande douleur. Sa plaie à jamais béante.)

T.D. : C’était une princesse, une vraie princesse, une fille de sultan. Elle, elle a toujours porté son pays dans les yeux. (Silence.)
C’est peut‑être pourquoi je l’ai tant aimée.

Fakir : ...

T.D. : Tu as raison, on lutte pour des gens toujours, pour des visages... L’« injustice », tout ça, ce ne sont que des mots quand on ne les vit pas. Au Tchad, j’ai connu des hommes qui sont morts dans des geôles. Quelqu’un comme
Adouma Hassaballah, un chef rebelle, on l’a enlevé, lui aussi, sans nouvelles. J’ai connu des hommes torturés, des leaders étudiants,
Nadjo Kaina, Bertrand Sollo Ngandjei, à qui on faisait boire de l’eau jusqu’à ce que, désolé, elle leur ressorte par l’anus. J’ai vu la misère, des familles qui courent après un bout de pain, et à côté, des fêtes où les fils du président jetaient aux musiciens des billets de 200 euros.

Fakir  : Et avec ta compagne, comment ça s’est fini ?

T.D. : Avec ma compagne ? Ma femme ? (Silence.) On s’est mariés en secret, on a joué à Roméo et Juliette.

Fakir  : Ça ne se termine pas très bien, Roméo et Juliette…

T.D.  : Il y avait beaucoup de pression de sa famille, les choses se sont détruites…
Et puis, le régime s’en est mêlé.

Fakir : C’est cette histoire que tu racontes dans ton second roman, Les Enfants de Toumaï ?

T.D. : Plus ou moins, oui. C’est largement inspiré de faits réels. Au Tchad, malheureusement, il y a une fracture. Pas religieuse mais en fonction de l’origine, du fait qu’on vienne du Nord ou du Sud. Et ça empêche même les gens de s’aimer.

Fakir  : Dans tes deux livres, il y a un côté « eau de rose », romantisme, l’amour à la vie à la mort...

T.D. : C’est mon côté Cyrano : je peux combattre cent hommes devant la Tour de Nesle, mais je redeviens un enfant devant Roxane. Enfin bon, ce roman à l’eau de rose, comme tu dis, il me vaut quand même une interdiction du sol tchadien.

Fakir  : Et pourtant, tu n’as pas pu t’empêcher d’y retourner ?

T.D. : Oui, j’en avais besoin. Je me sentais utile aux côtés des gens, je me sentais : Et pourtant, tu n’as pas pu t’empêcher d’y retourner ?

T.D. : Oui, j’en avais besoin. Je me sentais utile aux côtés des gens, je me sentais capable de changer les choses, bien que je ne sois pas Tchadien de base. Je voulais soutenir la société civile, ses quatre leaders avaient été emprisonnés juste au moment des élections, bien évidemment truquées...

Fakir : Ils t’ont accordé un visa ?

T.D. : On s’est rendu au Cameroun, avec un ami tchadien, et là, à l’ambassade, on a pipeauté le conseiller aux affaires économiques, comme quoi on se rendait au Tchad pour un mariage…
Il ne me connaissait pas, il m’a mis le tampon. Le gars a perdu son poste, après, même si on a bien expliqué qu’on lui avait menti. Une fois arrivé au Tchad, des hommes de la police politique viennent chez mes amis, et m’arrêtent. Ils m’emmènent au commissariat central.
Jusqu’à 18 heures, ça se passe pas trop mal. Et puis l’un d’entre d’eux dit : « On va tous aller à la mosquée. » Bon, ça me semblait un peu bizarre, ça ne collait pas, mais pourquoi pas. On monte en voiture, mais on ne prend pas vraiment la bonne direction. On s’approche d’un bâtiment entouré de grands murs, je réalise que je suis tout seul, mon ami n’est pas dans la même voiture que moi. Bref, on m’amène aux « RJ ».

« Si on ne te tue pas ce soir… »

Fakir : Ça veut dire quoi, « RJ » ?

T.D. : « Renseignements généraux ». Ben, oui, c’est bizarre, j’ai jamais compris pourquoi, mais tout le monde prononce « Erji ». Bref, on m’amène aux RJ,derrière la présidence, un endroit avec des grands barbelés, et quinze mecs de la garde présidentielle avec des Kalash m’attendent. Là, je me suis dit « Ouh là, il va falloir serrer les dents ». Le chef de la police, Tahir Erda, un analphabète complet, se met à me crier dessus, en français ! C’était incompréhensible.
Moi, je lui réponds en arabe tchadien. Là, arrive le ministre de la sécurité publique, un fou du nom d’Ahmat Bachir. Je le connaissais d’avant, quand il venait en Centrafrique. Et, truc surréaliste, on commence par prier ensemble.

Fakir : Tu es musulman ?

T.D. : Oui, je me suis converti en 2012. Une pratique très libérale, hein. Je me sens obligé de le préciser… J’ai étudié tous les textes possibles, de la Torah au Coran en passant par la Bible… La foi m’aide à être plus ouvert aux autres, à les comprendre au lieu de les juger.

Fakir  : Donc, vous priez…

T.D. : Oui, mais quand on a fini, ça change. On m’attache, on me met un pistolet sur la tête. « Espèce de colon ! », on me crie. Ça, je l’ai souvent entendu. Qu’on me traite de colon, alors que je critique justement la présence militaire de la France au Tchad. Mais ce jour‑là, c’était avec le canon sur la tempe. Je me dis : « C’est fini. »

Fakir : Et pourtant, t’es là, avec nous.
Alors, qu’est‑ce qui s’est passé ?

T.D. : Ils appellent Déby. Je les entends, dans une pièce, juste à côté, ils parlent à « Dougouli », ça signifie le lion. C’est le surnom de Déby. J’entends un truc : « Est‑ce que son père est au courant ? »
Quand ils reviennent, je leur demande ce que c’est, cette histoire avec mon père. Mais je me prends une baffe. Puis ils appellent l’ambassade de France. « Madame l’ambassadeur, celui qu’on tient là, c’est ce délinquant qui a démissionné avec fracas de la fonction publique ! » (Rires.)

Fakir : Mais tu ne voulais pas en profiter, justement, pour parler avec l’ambassade ?

T.D.  : Après avoir crié, partout, que la France était complice de cette dictature ? Non. À un moment, faut assumer.

Fakir : Bon. Et alors ?

T.D. : Là, l’aide de camp du ministre me regarde et me dit : « Toi, si on ne te tue pas ce soir, tu vas pouvoir écrire un bouquin dessus. » J’ai répondu : « Ah ben, c’est la chose la plus intelligente que j’aie entendue depuis que je suis arrivé ici ! »

Fakir : Ils te font sortir ?

T.D. : Non, ils m’emmènent dans une geôle.
Il y a juste un rai de lumière qui passe sous la porte. Il y a d’autres détenus, des rebelles, qui n’ont pas vu le jour depuis un an. Seule la Croix‑Rouge passe une fois par mois. Finalement, ils reviennent me chercher et m’annoncent :
« On t’expulse tout de suite vers le Cameroun. » Je ne suis resté que vingt‑quatre heures en détention. Ils avaient peur d’un scandale médiatique.

Fakir : Et cette histoire avec ton père ?

T.D. : Je rentre à Paris via le Cameroun, et, quand j’arrive, j’apprends que mon papa est décédé. D’une crise cardiaque dans la nuit, au moment où j’étais arrêté.

Fakir : C’est pas un hasard, non ?

T.D.  : C’est probablement le ministre qui a appelé mon père pendant que j’étais en prison. Qui a dû lui dire qu’il allait me faire souffrir, me tuer. Et il en est mort.
C’était terrible pour moi.
J’avais failli y passer. J’étais plutôt content d’être en vie… et la foudre tombe. Avec la culpabilité, aussi : c’est de ma faute, je me dis, même s’il était habitué à mes frasques, mon père. Quand je dis que j’ai sacrifié beaucoup de choses pour le Tchad, il y a ça aussi, papa.

Atteinte à la sûreté de l’État

Fakir  : Bon, c’est fini quand même ?
Tu ne comptes plus y retourner ?

T.D. : Si. J’irai. Encore. Même si je dois en mourir. Je ne me suis pas seulement battu pour une femme, il y avait encore plus que cela, je me suis battu pour un pays que j’aime, que j’aime plus que tout. Je veux voir les gens de ce pays libres. Je veux les voir vivre ensemble, quelles que soient leurs origines et ne plus se haïr. Alors je retournerai aider si je peux à la révolution. Même si c’est compliqué. Maintenant, la France m’empêche de circuler librement...

Fakir : Comment ça ?

T.D. : Ils ne veulent pas renouveler mon passeport. Tu vois, celui‑là, il est plein, toutes les pages sont tamponnées. Niger, Tchad, Centrafrique, Congo, je ne sais plus trop, bref, il date de 2012 seulement, mais il est plein à ras bord. Or, certains pays demandent à tamponner des pages vierges pour que tu puisses y entrer.
Du coup, j’ai demandé un nouveau passeport à la mairie de Mulhouse, comme tout bon citoyen.

Fakir : Et alors ?

T.D. : Normalement, il faut deux à trois semaines pour en obtenir un. Au bout de deux mois, je n’avais pas de nouvelles. Je les appelle après l’été, et j’apprends que « des investigations complémentaires sont en cours ».
Peu après, un ami élu m’apprend que je suis fiché S pour « atteinte à la sûreté de l’Etat ».

Fakir  : Quand même…

T.D. : Qu’est‑ce que ça veut dire ? Je ne comprends pas. Je ne fréquente pas de salafistes.
Si mon dernier bouquin tombe entre les mains de Boko Haram, ils ne vont pas me louper. Mais j’ai compris un truc : chaque fois que je passais à la douane, ces derniers temps, le douanier ouvrait mon passeport, et avait un mouvement de recul. Chaque fois, je me retrouvais dans le petit poste, juste à côté, tu sais. On m’asseyait là, j’y restais pendant trente minutes, on ne me posait aucune question, puis on me laissait repartir. Je me doutais bien que c’était lié à mes engagements en Afrique. C’est pas Marisol Touraine qui allait demander mon arrestation…

Fakir  : Un dangereux terroriste, donc...
Mais qu’est‑ce qui te pousse là‑bas ?

T.D. : La révolution ne se fait pas que sur Internet ou sur les réseaux sociaux… Il y a l’écriture, bien sûr. Mais si je peux apporter sur place ma contribution, même si elle est modeste, c’est quand même mieux.

Fakir  : Et finalement, donc, tu reviens tout de même en Afrique, fin 2016…

T.D. : Oui, mais pour un festival international de mode, le FIMA, qui se tient au Niger tous les trois ans, à Agadez. Cela faisait longtemps que j’avais envie de le voir, et j’avais été invité, ainsi qu’à la fête nationale, qui avait lieu le lendemain. Mais là, je suis arrêté sur l’ordre du Tchad. Maintenant, ils ont si peur de moi qu’ils viennent me chercher à l’étranger ! Ils ont même demandé aux autorités nigériennes, leurs alliées, de m’extrader en douce vers le Tchad mais heureusement ça ne s’est pas fait. J’ai juste été expulsé du Niger, c’est le quatrième pays dont je suis renvoyé !

Le vrai – faux prisonnier cubain

Fakir : Comment ça s’est passé ?

T.D. : J’ai été arrêté à Agadez, dans le nord du Niger, donc. On était dans une maison avec des amis tchadiens et touaregs, et on voit les militaires l’encercler. Je leur dis que je suis là pour un festival de mode, ils me répondent que je pars rejoindre la rébellion tchadienne.
Ils m’emmènent au poste. Là‑bas, le chef des policiers discute avec moi. Il est sympa, il semble comprendre mon combat. Il me prévient même que Déby a demandé qu’on me livre au Tchad. Il me dit : « Bon, ton téléphone est là. Je vais sortir de la maison, et à mon retour je n’aurai rien vu de ce que tu auras fait pendant ce temps‑là.
Tu as cinq minutes. »
En gros, il me laisse juste le temps de prévenir mes amis, les médias…
Le lendemain, on m’emmène par avion vers la capitale, Niamey. J’avais l’impression d’être Ben Laden… Une fois là‑bas, on me conduit en prison, ils me disent : « Bon, on va te mettre dans une cellule anti‑terroriste. » Ça ne sentait pas bon.
Et là, un mec passe. Il n’était pas en tenue militaire, pas en tenue de prisonnier, et il leur dit : « Attendez, je le connais, lui, c’est un gars bien. »
Les gars se mettent à chercher sur Internet avec leurs portables, voient des trucs écrits sur moi, et disent : « Ah mais c’est vrai, c’est bien, ce que tu fais, tu te bats pour les Africains. » J’y comprenais rien.
Le mec qui m’avait défendu continue à parler, et j’entends qu’il discute au téléphone en espagnol.
Je m’approche, je lui parle, et il me raconte son histoire. « Je suis Cubain, en fait. J’étais en Norvège, et comme on ne pouvait pas m’expulser vers Cuba, on s’est arrangé pour me renvoyer, dans un pays que je connais même pas. Maintenant, je suis bloqué ici, je n’ai pas d’argent pour repartir à Cuba. »
Bon. Je lui pose des questions anodines, pour vérifier s’il disait vrai. Il m’assure qu’il connaît aussi la France, qu’il peut m’aider, que je n’ai qu’à lui donner des contacts, il les appellera, il préviendra les gens pour moi. Je lui donne des numéros de journalistes. Il les appelle, leur explique la situation. De temps en temps, discrètement, il me prête son téléphone. Je finis par faire une interview avec un journaliste de RFI. Une interview depuis la prison ! Déby n’a pas aimé, à ce qu’il paraît. Pendant deux, trois jours, comme ça, il m’a aidé. Finalement, après discussions, le Niger décide de m’expulser directement en France. Juste avant Noël. Ça me faisait plaisir de pouvoir le passer en famille.
Au final, c’était assez cool, la prison au Niger.
Ce fut plus dur lors d’autres détentions.

Fakir : Et le Cubain, alors ?

T.D.  : Juste avant de partir, je lui propose de lui payer son billet, pour qu’il puisse enfin rentrer chez lui à Cuba. Il me dit : « Non, c’est bon, merci, je vais rester encore un peu ici. » Je lui ai laissé mes coordonnées, mais je suis resté sans nouvelles.
Je n’ai jamais compris ce qu’il faisait là, quel rôle il jouait dans l’affaire. Sans doute devait‑il m’espionner, mais en même temps, il m’a aidé.

Fakir : Je t’avoue que je ne comprends pas très bien. Pour moi, c’est aux Français d’écrire l’histoire de France, et aux Tchadiens d’écrire l’histoire du Tchad...

T.D. : Je ne le dirais pas pour la Centrafrique, ou pour aucune autre nation, mais je considère le Tchad comme mon pays, à égalité avec la France. On peut aimer et se battre pour un pays dans lequel on n’est pas né, non ? D’ailleurs, j’ai été élu président d’honneur de l’association des écrivains tchadiens. J’ai monté un prix littéraire au Tchad, on a publié les meilleures nouvelles du concours, on en a fait un recueil qu’on est en train de distribuer dans les lycées…
On me parle d’Icare, qui est allé voler trop près du soleil, mais c’est un peu ça. Comme tout bon romancier, j’ai un intérêt pour l’abîme. Je ne peux pas le nier. J’ai beaucoup lu Don Quichotte, et j’ai toujours eu un peu ce côté-là, aussi. Don Quichotte, c’était pas un fou, juste un mec qui ne vit pas à la bonne époque. Un temps où les gens ne veulent plus se battre pour de grandes causes, servir les dames, ça ne les intéresse plus, ils veulent juste de l’argent, du pognon. Enfin, faut avouer que j’ai toujours voulu ressembler à Lawrence d’Arabie. Mon père m’avait fait voir le film. Lawrence d’Arabie disait qu’il avait eu la plus belle des vies parce qu’il avait préféré rêver de jour plutôt que de nuit. Peut-être que finalement, je suis un peu comme lui.

Le petit breton à la caméra rouge

Quand j’écoute le jeune Thomas Dietrich, je revois le vieux René Vautier. Ce fut, je crois, ma dernière émission pour Là-bas si j’y suis, en janvier 2014. Un an avant sa disparition.

Quand, au self de l’Assemblée, j’écoute Thomas Dietrich et ses vingt-sept ans, ça me rappelle un autre grand homme, que j’avais croisé au crépuscule de sa vie : René Vautier. Lui aussi m’avait donné cette impression, d’être vraiment Tintin. Un Tintin qui ne serait pas belge mais breton. Un Tintin de gauche, anticolonialiste, antimilitairiste, qui se mettrait souvent en colère. Je m’étais rendu chez lui pour Là-bas si j’y suis, en baie de Cancale, et il m’avait raconté sa plongée dans l’Afrique coloniale, en 1949, à 21 ans, caméra au poing.

François Ruffin : Dans le documentaire Afrique 50, vous avec quoi, vingt ans, vingt‑et‑un ans, et vous vous bagarrez, vous vous déguisez, vous vous cachez… Y a un côté Indiana Jones, ou Belmondo, dans vos aventures.

René Vautier : J’étais parti là-bas avec les Éclaireurs de France, qui avaient envoyé une équipe pour enquêter sur les rapports entre la France et ses colonies. Il y avait des photographes, des peintres, des historiens, des tas de gens. Mais j’ai découvert des choses que je n’imaginais pas : ce qui se cachait sous l’étiquette de la mission civilisatrice de la France.
C’est à partir de là que mes ennuis ont commencé. Le gouverneur m’a dit : « Il est impensable que vous fassiez des choses contre la France. » Mais moi, je lui ai répondu : « Je filme ce que je vois, ce qui est vrai, ce que je sais.  » Le gouverneur a aussi affirmé que je l’avais giflé, mais je ne pense pas que ma main était allée jusqu’à sa figure… Les policiers sont arrivés et l’un d’eux, un Africain, m’a dit : « Si j’ai un conseil à vous donner, et si vous voulez vraiment voir ce qui se passe, quittez Bamako et descendez vers la Côte d’Ivoire. C’est là que la révolte prend naissance. »
J’ai accepté son conseil. Et j’ai suivi la trace de la colonne Folie-Desjardins.
Des militaires, qui étaient chargés de punir les villages mauvais payeurs, qui refusaient de payer l’impôt à la France.

Extrait de Afrique 50 :
Ici se trouvait le village de Plaka, dans le nord de la Côte d’Ivoire. Le chef du village n’a pu payer un reliquat d’impôt, 3700 francs. Le 27 février 1949, à 5h00 du matin, les troupes sont venues, elles ont cerné le village, elles ont tiré, elles ont brûlé, elles ont tué. Ici le chef du village, Silaki Ouattara, a été enfumé et abattu d’une balle dans la nuque, d’une balle française. Ici un enfant de sept mois a été tué, une balle française lui a fait sauter le crâne. Ici, du sang sur le mur, une femme enceinte est venue mourir, deux balles françaises dans le ventre. Ici, sous cette terre d’Afrique, quatre cadavres, trois hommes et une femme, assassinés en notre nom à nous, gens de France.

F.R.  : A ce moment-là, vous êtes un jeune Français qui sort tout juste de la Résistance…

R.V. : Et je suis révolté par l’attitude de la France envers les Africains, une attitude de domination par les armes, et je filme, et je veux montrer ça après, et je le dis sur mon trajet, là-bas, aux Africains : montrez-moi des choses, que je puisse montrer ça aux Français, parce que ce ne sont pas les Français qui veulent ça, c’est une administration qui ne rend même plus compte de ce qu’elle fait.
(…) Pendant la guerre, je m’étais aussi battu contre le pouvoir de Pétain, de Laval. Il y avait une dichotomie complète entre ma France et celle-là. Et c’est comme si je retrouvais ici une répression semblable à celle que les Allemands avaient mené contre les résistants français.
Cette colonne Folie-Desjardins, elle ne pouvait pas avoir reçu l’ordre d’agir comme ça. C’était un gars qui était devenu fou. Je suis allé le dire au gouverneur de Côte d’Ivoire, je lui ai dit « il est fou ». Et je rentre chez moi, et je tombe sur un gars en train de fouiller mes bagages. Il me dit, ouvertement : « J’ai l’ordre de saisir tout votre matériel. » On se bagarre, je le jette par la fenêtre, il tire des coups de feu en l’air en tombant. C’était un policier ! Il paraît qu’il a eu un bras cassé.

F.R. : Vous avez vingt ans, vous rentrez chez vous, vous voyez un policier qui fouille vos affaires, et vous le jetez par la fenêtre, comme ça…
R.V. : J’étais comme ça. J’étais persuadé d’être le représentant de la France. C’était moi, le monsieur qui allait dire comment ça se passait pour les Africains.

Extrait d’Afrique 50 :
Il paraît qu’il existe de l’autre côté des mers des rouleaux-compresseurs, machines qui sont fort utiles pour construire les routes. Mais en Afrique, pas besoin de rouleau-compresseur : les Noirs reviennent moins cher. Les revenus d’Unilever et de Lesieur montent en flèche. Perfectionner l’équipement, à quoi bon ? Une machine ferait le travail de vingt Noirs ? Bien sûr ! Mais vingt Noirs à cinquante francs par jour reviennent moins chers qu’une machine. Alors, usons le Noir. D’ailleurs, il y a un forgeron sur place pour réparer les instruments. Ses fils peuvent l’aider.
Une école ? Pas besoin de savoir lire pour faire marcher ce soufflet seize heures par jour. (…) Quand les Noirs peinent sous le soleil d’Afrique, c’est toujours pour garnir le coffre-fort des grosses compagnies coloniales.
La colonisation, ici comme partout, est le règne des vautours. Et les vautours qui se partagent l’Afrique ont des noms. C’est la Société Commerciale de l’Ouest Africain, 650 millions de bénéfices en 1949. Compagnie française de l’Afrique occidentale, 365 millions de bénéfices en 1949. L’Africaine française, le Niger français, la Compagnie française de Côte d’Ivoire, c’est le trust anglo-saxon Unilever, 11 milliards 500 millions de bénéfices en une année, 40 millions par jour volés aux Africains.

R.V. : Mais le reportage touche à sa fin. Il faut penser à rentrer, malgré les difficultés, et surtout réussir à faire passer la douane aux bobines.
Je suis tombé très malade, et on m’a collé entre les pattes deux soeurs infirmières. Un copain policier noir a dit « Faut l’évacuer, car ils vont venir pour des arrestations ». Les filles ont dit que j’étais malade, qu’il était impossible de me déplacer.
Alors, elles ont dit : « On va l’enterrer. Un mort, on peut le trimballer, il est recouvert. » On passait parfois devant des policiers au garde‑à‑vous, elles me disaient « Ne bouge pas ! ». Elles m’ont enterré deux fois, comme ça. Mais ce sont elles qui m’ont aidé à faire passer les cinquante bobines de mon film en France, par vingt‑deux voies différentes. Elles les ont confiées à des étudiants, plein de gens, qui les ont mises dans leurs slips, leurs chaussettes. Elles sont toutes arrivées en France, il n’en manquait pas une.

En France, les bobines seront pourtant saisies par la police. Par un énième tour de passe-passe, en mobilisant, aussi, tout son quartier, René Vautier réussira à en récupérer dix-sept. Dix-sept sur cinquante. De quoi monter son film, Afrique 50, qui tournera un peu partout en France, sur douze copies.
On estime qu’un million de personnes l’ont vu à l’époque. « J’avais des gens contre moi, oui, mais j’avais aussi avec moi les gens qui se battent pour qu’une certaine vérité soit dite, une vérité qui n’est pas une vérité officielle. »
Cinquante ans plus tard, les autorités françaises ont envoyé un courrier à René Vautier. Pour le remercier d’avoir commis un film prouvant que, à l’époque déjà, de jeunes Français étaient anticolonialistes…

Une émission à réécouter sur www.la-bas.org
Les Mutins de Pangée ont réédité Afrique 50. Et ils doivent republier Caméra citoyenne : www.lesmutins.org

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