L’Art de la Guerre : Sommes-nous prêts pour la bataille ? (4/5)

par François Ruffin 25/04/2017 paru dans le Fakir n°(55) mai - juillet 2012

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Les financiers ont déjà aiguisé les couteaux, lubrifié les canons, préparé les munitions.
Et nous ?

Ils ont l’argent, nous avons les gens. Ils ont les millions, nous sommes des millions. Mais c’est compter sans un divorce, qui perdure, entre les “deux cœurs sociologiques de la gauche”...

« Le peuple, si on compte sur lui, tout ce qu’il veut, c’est consommer. » « Qu’est-ce que tu peux espérer des ouvriers ? Ils sont juste vautrés devant TF1. » « On part en vacances, et on s’est retrouvés au milieu de tous ces cons en short. » Voilà un florilège, glané au fil de mes tournées–parmi les militants d’Attac, des Amis du Monde Diplo, dans les cinémas « art et essai ». Et comme dans un miroir, je pourrais citer les piques récoltées chez les prolos contre « les bobos », « les intellos », « les fonctionnaires qui pondent des règlements », etc.
Quel gâchis.
C’est un fait historique, politique, majeur que ce divorce entre les deux cœurs sociologiques de la gauche : les classes populaires et la petite bourgeoisie intellectuelle (dont je suis). Car dans notre passé, de 1789 à 1848, de 1936 à mai 68, rien de grand ne s’est fait sans cette jonction : une situation révolutionnaire éclate, énonçait Lénine, lorsque « ceux d’en bas ne veulent plus », « ceux d’en haut ne peuvent plus », et « ceux du milieu basculent avec ceux d’en bas ». Alors, si nous souhaitons cette réunion – et nous la souhaitons ! – il faut bien mesurer toutes les blessures discrètes, mais profondes, de notre histoire récente.

[**Bases matérielles*]

Cette fracture a des bases matérielles.
Au début des années 70, le chômage est « frictionnel », très faible, pour toutes les « catégories socio-professionnelles ». Et c’est encore le cas, en 1982, pour les cadres (3,2 % de chômage) ou les professions intermédiaires (3,6 %) – tandis que les ouvriers sont déjà largement frappés (8 %).
Trois décennies libérales plus tard, en 2012, le fossé s’est creusé. Chez les cadres, cette proportion est restée assez stable (4 %), tout comme pour les professions intermédiaires (4,9 %). Tandis que, d’après les statistiques officielles (et donc correctement déguisées), 13,5 % des ouvriers sont aujourd’hui inscrits à Pole Emploi – un chiffre qui grimpe à 19,6 % parmi les non-qualifiés. Bref, du chômage de masse pour les uns, à la marge pour les autres. Et une donnée n’apparaît pas ici : les salariés du secteur public, où se recrutent nombre de militants, d’élus, de députés des partis de gauche, n’ont pas subi ce mal directement. Et tant mieux pour eux.

Durant cette période, le diplôme a joué comme un filet de sécurité. Et l’échec scolaire, comme un couperet. Un à quatre ans après leur formation, 44,3 % des non-diplômés, ou des titulaires du brevet, sont au chômage en 2010. Contre quatre fois moins, 10,7 % pour les étudiants passés par l’enseignement supérieur.

Une cassure se dessine également, quant à l’argent.
Entre 1984 et 1994, le revenu des ménages employés ne bouge pas (0 %). Celui des ouvriers non qualifiés diminue (- 5 %). Celui des ouvriers qualifiés progresse légèrement (+ 4,4 %). Les cadres, eux, ne connaissent pas la même austérité (+ 13,2 %). Quand les professions libérales ramassent discrètement le pactole (+ 38,7 %).
Voilà qui permet, notamment, aux uns de « placer » dans un immobilier de rendement ou de loisir, dans des résidences secondaires, tandis que les autres peinent à se loger correctement.
Et sous le titre : « Les cadres : un appartement en ville, une maison à la campagne », les géographes Christophe Guilluy et Christophe Noyé peuvent écrire :

« Les cadres et professions intellectuelles supérieures sont les grands bénéficiaires des mutations socio-économiques et urbaines récentes. Depuis vingt ans, le niveau de vie de cette bourgeoisie n’a cessé de s’éloigner de celui des couches populaires. Seuls eux ont aujourd’hui les moyens de se loger en centre ville ou dans les communes huppées des proches banlieues. »

[**Chocs politiques*]

La « libre circulation des marchandises et des capitaux » a ainsi tracé, comme un fil à couper le beurre, une ligne entre vainqueurs et vaincus.
D’où, forcément, des chocs politiques.
La petite bourgeoisie intellectuelle a continué, bon an, mal an, à suivre la gauche de gouvernement, un parti socialiste qui épousait « la mondialisation heureuse ». Les profs ont, en majorité, ratifié Maastricht, puis le Traité constitutionnel européen, non par adhésion enthousiaste à ce libéralisme, mais par « passivisme » – parce qu’ils n’étaient pas directement frappés par cette « concurrence libre et non faussée » étendue à la planète entière. Et aujourd’hui encore, 40 % des « cadres et professions intellectuelles » optent pour François Hollande dès le premier tour.
Quant aux ouvriers, maintenant. En 1981, ils votaient à 74 % pour François Mitterrand au second tour de la présidentielle, et ils votaient massivement. Depuis, eux se sont réfugiés dans l’abstention (à 37 % au premier tour cette année), dans le sarkozysme (pour moitié) en 2007, dans la contestation avec le Front national (35 % ce 22 avril, en tête chez les ouvriers – et recueillant 49 % chez les non-diplômés).
Le référendum de 2005 a servi de révélateur : 79 % des ouvriers ont alors tranché pour le « non », tout comme 67 % des employés, 53 % des professions intermédiaires – contre seulement 35 % chez les cadres (et donc, là, 65 % de « oui »). Voilà le résultat d’un sondage grandeur nature sur le libre-échange.

Mais il ne suffisait pas que les classes populaires soient défaites socialement. Il fallait encore qu’on les moque publiquement.
L’intelligentsia de l’après-guerre, les Aragon, Sartre, Signoret et mille autres, s’était solidarisés avec le prolétariat, parfois compagnons de route d’un Parti qui leur assurait écoute, influence et subsides. Mais les bastions industriels
sont tombés – les mines, la sidérurgie, le textile. Le PCF fut laminé dans les urnes.
Les bleus de travail, manifestement, ne promettaient plus aucun lendemain qui chante, incarnant plutôt la tristesse et le déclin. La petite bourgeoisie intellectuelle, en ascension elle, ne s’est pas contentée d’abandonner les ouvriers : elle les a ridiculisés, en plus. Du beauf de Cabu aux aboiements des Deschiens, en passant par Charlie Hebdo ou Dupont Lajoie, toute une production culturelle en a fait son beurre, des décennies durant, de ce mépris des gueux – eux qui tirent leur caravane sur les autoroutes, s’installent dans le même camping tous les étés, jouent à la pétanque, picolent du pastis, un bob Ricard vissé sur le crâne, forcément xénophobes et machos, etc.
« Populaire » était devenu une injure, un mot sale. Sans parler de « populiste »
Ce fut la double peine : à la chute sociale s’ajoutait la condamnation morale.

[**Rapprochements*]

Voilà treize années qu’on oeuvre, à Fakir, en visitant les usines, en dénonçant l’intérim, en réhabilitant le camping, le foot du dimanche (et même la « métaphysique du tuning » !), voilà treize années qu’on oeuvre, à notre mesure, à cette jonction – ou plus simplement : à rappeler à la petite bourgeoisie que les ouvriers existent.
Depuis ces treize années, des choses ont changé.
La petite bourgeoisie intellectuelle, en effet, n’est plus cette couche triomphante qui, aussitôt sortie d’une école supérieure de journalisme, de design, de communication, se voyait ouvrir les portes des grands médias, des agences de publicité, des marques de luxe dans les années 80. Aujourd’hui, de stages en CDD, les diplômés rejoignent les rangs du précariat.
Et aussi : la « réduction des déficits » en cours, avec la suppression d’un fonctionnaire sur deux, les postes d’enseignants qui se raréfient, touche non plus seulement les ouvriers du privé, mais le tout-venant du public.
Dès lors, le râleur qui s’attaque à la mondialisation, à l’Europe, au libre-échange, ne passe plus pour un « archaïque recroquevillé sur ses acquis », pour une « moule accrochée à son rocher ».
Ce discours critique se répand, presque devenu un lieu commun, y compris dans les classes intermédiaires :

« Longtemps, les délocalisations n’ont posé de problèmes qu’aux partis dont les électeurs payaient le tribut des fermetures d’usines et d’ateliers, remarque Serge Halimi. Mais il ne s’agit plus seulement d’ouvriers spécialisés. La base sociale des gouvernants est attaquée quand des employés qualifiés, des juristes, des programmateurs informatiques voient leurs emplois filer au nom des logiques qu’ils jugeaient plus exaltantes à l’époque où elles se choisissaient d’autres victimes. (…)
Les effets positifs du libre-échange pourraient bien ne plus seulement être mis en doute par des ouvriers populistes mal dégrossis. Si des ingénieurs, des diplômés de troisième cycle, des polyglottes entrent dans la danse de la contestation, l’ordre libéral va devoir trouver autre chose comme réponse à l’inquiétude générale que le rabâchage des théories de Ricardo. Et si demain des économistes, des essayistes, des nouveaux philosophes pakistanais ou mauriciens faisaient concurrence aux économistes, avocats, journalistes, essayistes et nouveaux philosophes occidentaux, le néolibéralisme serait en difficulté » (ibid.).

C’est sans doute lié : « le racisme de l’intelligence » se résorbe – même s’il subsiste. Le mépris de classe n’est plus une valeur aussi cotée.

« La pétanque atteint une nouvelle cible, jeune et branchée. » Ça n’avait l’air de rien, mais cet article du Monde, publié durant l’été 2010, avait retenu mon attention :

«  Le long du bassin de La Villette, à Paris, les amateurs de pétanque ont la trentaine et portent baskets, jean ou bermuda. Les filles aussi sont de la partie. Claire, 25 ans, chargée de communication web pour des entreprises publiques, mesure la distance entre le cochonnet et deux boules à l’aide d’un centimètre. “J’ai appris à y jouer en vacances, avec mon grand-père, dans les Deux-Sèvres”, confie-t-elle. Aujourd’hui, son partenaire est un jeune journaliste, Sleman »...

C’était un signe de plus, pour moi.
Dans les cinémas « art et essai », avec Western, les Virtuoses, Paroles de Bibs, etc., le social avait déjà signé son retour. Et qu’il semble loin, aujourd’hui, ce Lionel Jospin qui, en 2002, refusait de rencontrer des P’tits Lu en plein plan social, qui n’osait pas prononcer ce vilain mot d’« ouvrier », symbole du passé. Alors qu’en 2012, les candidats à l’Élysée en ont plein la bouche – et que ça se bouscule au portillon des Petroplus et autres Lejaby, reçus à l’Élysée...

[**En deux temps*]

Ce n’est pas gagné, mais c’est possible.
À l’occasion de cette campagne, avec Pierre Souchon, on a mené une petite enquête sociologique dans notre région. Sans rien de scientifique, à l’intuition, au doigt mouillé : qu’est-ce qui vous préoccupe le plus, vous ?
« Bien sûr qu’on a peur, nous confiait Bernard. Tous les ans on a peur parce qu’ils ferment quelque chose. »
Lui travaillait dans le textile, à Hénin-Beaumont. Son atelier a délocalisé, et lui fut muté en logistique à Prouvy, près de Maubeuge, avec une heure de route. Cette année, on lui supprime le car de ramassage. La dernière usine en France dans son groupe, à Poix-du-Nord, est partie : « Y a sans arrêt des mauvaises nouvelles. Alors c’est vrai qu’on vit toujours avec une épée de Damoclès au-dessus de notre tête. » Dans nos quelques entretiens en terres prolétaires, constamment, plane comme une « menace ».
Professeur des écoles à Amiens, son emploi assuré, Ludovic évoque quant à lui « l’écologie, les problèmes du recyclage, des déchets, de la couche d’ozone » : « C’est quelque chose qui me touche beaucoup, qui m’inquiète. C’est pas pour moi, c’est pour plus tard, même si je fais attention à des petits gestes quotidiens – trier les déchets, limiter la voiture, etc. C’est pour l’avenir de la planète, vraiment. » La question sociale, lui ne l’évoque pas spontanément – tout comme d’autres enseignants, même militants, que nous avons rencontrés.

Les réponses sont ainsi très clivées. Et pourtant, il n’y a pas à les opposer, à stigmatiser « l’égoïsme » des premiers ou le « boboïsme » des seconds. Au contraire, ces aspirations s’additionnent, et elles dessinent notre programme, en deux mouvements.
Aux classes populaires, il faut garantir cette base, la sécurité sociale, au sens large, éloigner « l’épée de Damoclès » de leurs nuques, assurer une vie stable pour eux et leurs enfants, redonner le sentiment d’un avenir maîtrisé – protéger, avec du protectionnisme si nécessaire (et il nous paraît nécessaire). Aucune espérance, aucune transformation positive, ne peut se fonder sur cette « peur », si mauvaise conseillère. Quand on a le nez dans la merde, ou qu’elle vous tombe sur la nuque par paquets, difficile de songer à l’« autogestion  », l’« émancipation », à la « solidarité avec le Sud », au « commerce équitable »... C’est un étau mental à desserrer.
Ensuite, ou en même temps que cette protection sociale, il faut penser la rupture écologique – et y procéder. C’est-à-dire le renoncement à la croissance, la fin du « produire plus pour consommer plus », son remplacement par « consommer moins, répartir mieux », avec les transports à revoir, les zones commerciales, les lieux d’habitation, etc. C’est un impératif universel, ce sauvetage de la planète, un souci qui n’a rien de « bourgeois ».
Mais notre conviction est forgée : on ne construira pas le second étage de la fusée sans le premier.

C’est de notre responsabilité, modeste mais essentielle, quotidienne, de rebâtir des passerelles, discrètes, entre ces deux classes – à la fête des écoles, au concours de pêche, dans les vestiaires du club de foot, etc.
Pour que, demain, elles se tiennent la main…
Et dressent ensemble le poing contre les puissants qui trônent au sommet !

C’est un outil rouillé, mais c’est le plus gros marteau. Il faut s’en saisir : les syndicats.

« Après votre article, je me suis dit : “Ils ont raison. Si on est tout seuls, chacun dans son coin, on ne pèse rien dans la balance”. » Fred est venu nous trouver sur le stand de Fakir, au salon Primevère à Lyon. Et nous dire que notre dossier « Que faire ? » avait compté, un peu, dans sa décision : « Pour défendre mon bifteck, je me suis syndiqué.
— Et alors ? »
, on le questionnait, inquiet.
On est toujours inquiet, dans ces cas-là. Que le lecteur, la lectrice, nous apprenne qu’une fois encarté(e), ils ont découvert toute une bureaucratie, des conflits d’ego, des pesanteurs d’appareil, et qu’on aurait mieux fait de ne pas jouer les guides. Là, pas :

« Eh bien écoute, ça a déjà servi. Je suis aide-soignant dans un centre
pour adultes polyhandicapés, et une collègue avait des fiches d’incidents, alors qu’elle bossait super bien. La direction voulait la licencier. Donc j’ai appelé le syndicat, qui l’a soutenue, et finalement elle est restée.
C’est vraiment des petits pas.
Dernièrement, ils ont supprimé un poste sur la journée. Grâce au syndicat, on a obtenu quelqu’un sur la matinée. Donc ça n’est pas une victoire, mais le recul s’est transformé en un demi-recul. J’ai parlé de grève, d’autres aussi, mais au moment de démarrer, ils n’étaient plus très chauds. »

C’est modeste, mais un lien est maintenu, par temps de reflux, entre les salariés. Et il pourra bien servir, demain, se renforcer, pour passer à l’offensive – si la marée remontait.

[**Passe d’armes*]

C’est l’une de nos faiblesses : le taux, ridicule, de syndicalisation – aux alentours de 7 %, et de 5 % pour le privé.
Parmi nos « que ne pas faire ? », cet automne, on indiquait donc : « Cracher sur les syndicats. » Et de détailler :

« Qui, en France, est encore capable d’orchestrer une manif de masse ? Les syndicats.
Grâce à quoi, l’an dernier, des millions de salariés ont protesté ensemble contre la réforme des retraites ? à l’intersyndicale.
Quels secteurs se sont trouvés à la pointe de cette bataille, alignant les jours et les semaines de grève ? Les raffineries, les dockers, les cheminots, c’est-à-dire dans ces bastions où les syndiqués – particulièrement CGT – se recrutent en nombre, sur une ligne combative.
Et quelles sont les villes qui, bien souvent, deviennent un point de résistance ? C’est là où, au Havre, à Marseille, à Albertville, sur la zone industrielle d’Amiens, subsiste une union locale accrocheuse.
Et si nous avons perdu, l’an dernier, c’est simplement que ces forces-là ont manqué. »

Ça nous paraît encore plus vrai ce printemps. Car après les législatives, la séquence électorale va se clore. Loin des tribunes, la parole reviendra à la rue, au mouvement social, et les conquêtes, ou les régressions, dépendront alors bien moins d’un score dans les urnes que des « points de résistance » que nous serons parvenus à construire ou non :

« Il y a des signes, note Gérard Filoche. Le meeting organisé par la CGT le 31 janvier dernier, notamment. C’était un très gros meeting, avec tous les cadres, autour de la retraite à 60 ans. Et ils avaient raison, parce que ça fait le lien avec 2010, avec les 8 millions de manifestants. Les syndicalistes savent lire ce genre de message. »

La hiérarchie de la CGT elle-même s’apprêterait donc pour une passe d’armes…

[**Mille Florian*]

Tout jeune gars, la voix calme, les cheveux longs, Florian travaille à la Fnac d’Amiens, au rayon livres :

« Ça se passait bien dans mon boulot. Quand un bouquin me plaisait, je pouvais le mettre en avant, je rencontrais les éditeurs, je conseillais les clients… Jusqu’en 2008. Cette année-là, la direction nous a sorti le “pilotage petit magasin” : un logiciel allait commander automatiquement, adapter l’offre à la demande.
De libraire, je devenais juste un employé de libre-service. D’ailleurs, ils ont fait venir des stars de la grande distribution : “La sociologie, ça va plus exister dans cinq ans”, m’a dit le cadre qui me dirigeait. C’était un spécialiste : juste avant, il bossait chez Leroy Merlin ! »

Du coup, lassé, Florian s’est rendu à la Bourse du travail. À la CGT, Joël l’a accueilli, l’a aidé à monter un syndicat en sous-marin. Qui a récolté 80 % des voix aux élections suivantes.
De cinq syndiqués en 2010, ils sont aujourd’hui quatorze, sur 56 salariés. Avec des petites conquêtes : « On peut sortir, maintenant, pendant les pauses. On n’est plus obligés de rester dans notre mini local, entre le bureau de la direction et celui des cadres. Et le Code du travail est respecté, sur les jours consécutifs par exemple. »
Surtout, l’état d’esprit a changé :

«  On a pris conscience qu’on avait le droit de l’ouvrir, estime Lucie, secrétaire du comité d’entreprise, au rayon téléphonie, elle. On peut s’exprimer, afficher une coupure de presse sur les bénéfices de Pinault, sur les dividendes versés aux actionnaires, et ça change tout avec les collègues. Même politiquement : en 2007, je suis sûre que la moitié votaient Sarkozy. Là, c’est du Hollande, du Mélenchon, même du Arthaud ! On a un groupe qui débraie pour les manifs. »

Ces graines d’espoir, Florian les sème aussi dans toutes les boutiques alentours :

« Avec Joël, on fait signer des “protocoles d’accord” dans les entreprises. Nous, on en fait une dizaine par mois – le DRH, lui, il en verra cinq dans toute sa carrière. Donc on rajoute des choses dedans, des droits pour le salarié. Bon, après, il faut recruter des syndiqués pour avoir un délégué du personnel : on tracte à l’entrée, des fois on est coursés par les vigiles, on met ça sur les pare-brise des bagnoles…
Et chez Brico Dépôt, chez Gémo, chez Conforama, ça fait tache d’huile. »

Une sonnerie nous interrompt. « Allô ? »
La conversation finie, il reprend :

« C’est pour le 1er mai. On fait venir des groupes de musique à La Hotoie… À l’union départementale, je me suis rendu compte qu’ils avaient besoin de sang neuf : ils m’ont ouvert les bras, et je suis aujourd’hui membre du bureau. C’est comme un outil un peu rouillé : qu’on s’en serve et il se dérouille. »

Qu’on songe au boulot, énorme, abattu par un seul Florian. Si, demain, nous remportons quelques victoires, ce sera parce que le pays compte cent, mille, cent mille Florian, qui auront labouré le terrain avec modestie.
Ce travail fait plus que cent ultra-révolutionnaires du verbe…

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  • Merci de republier cet article sur "le divorce des deux cœurs sociologiques de la gauche", qui permet hélas 5 ans après - le chemin est encore long - de comprendre le résultat des élections :
    j’ai des amis de cette même "petite bourgeoisie intellectuelle" (à laquelle j’appartiens) qui "détestent Macron"... mais ont voté pour lui dès le premier tour, plus effrayés par la montée du FN que par le malheur des victimes de l’ultra-libéralisme, et qui croient les ouvriers de Whirlpool irrémédiablement bons à se livrer à MLP.

    Alors bravo pour votre intervention hier à Amiens, passée sous silence par la plupart des medias pour qui seul compte le combat de coq EM-MLP.

  • Article très très motivant. Je suis un ancien cadre qui a subi en fin de carrière ce que subit le prolétariat de puis toujours. Jamais bobo (plutôt écolo, mais sincère, pas Dany quoi) et longtemps indifférent aux malheurs des autres.
    Et puis les problèmes/malheurs sont arrivés (deux licenciements après 50 ans à cause de délocalisations : et la découverte, la révélation : un cadre après 50 ans a 50% (minimum) de chances de se retrouver au niveau d’un employé non qualifié et sans expérience.
    Oui ça m’est arrivé et j’ai terminé comme chauffeur (heureusement que j’avais mes permis).(donc qualifié mais ... plus cadre).
    Ainsi la jonction je l’ai faite : je suis devenu solidaire de ceux pour qui je n’éprouvais au mieux que de l’indifférence, et avec le recul je regrette de ne pas l’avoir fait spontanément ...
    Mais pourquoi tout ça au fond ? Allez, on sait : ultra libéralisme et union européenne concoctée par les amerlos suite à leur conquête en 45.
    Donc si vous ne parlez pas d’envoyer balader ce truc (ue) (avec l’otan qui nous râcle vers la guerre) dès tout de suite et à partir d’à présent sans parler d’immédiatement : vous ne produirez que de la soupe verbeuse. Si vous ne mettez pas le Frexit sur la table, illico, et ne montrez pas aux bobos que si on continue avec cette arnaque, un jour, inéluctable, inéluctable : ce sera leur tour.