Les compagnons d’abord

par Cyril Pocréaux 17/09/2019 paru dans le Fakir n°(89) Date de parution :juin 2019

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On pensait trouver des gueules cassées, des abîmés de la vie, des SDF paumés, chez Emmaüs. Mais non : un cadre sup’, un conseiller financier, une agent immobilier…

« Je bossais pour des multinationales, dans un cabinet de conseil en droit. Je n’avais jamais de doutes. Mais aller n’importe où en France pour faire des plans sociaux, un jour, ça vous bouffe. Alors, je suis venu ici. Je me suis mis dans le collectif. J’ai abandonné la pression.
Jamais je n’aurais pensé que ce serait aussi beau.
C’était il y a cinq ans, et je suis toujours là. »

On était dans l’enclave d’Emmaüs Lescar-Pau. 130 habitants, 70 baraques. Un territoire libéré du capitalisme. Sans doute pas parfait, non, pas une utopie, mais une expérience, sa ferme alternative, ses cochons, ses poules, ses champs pour le blé, ses maisons en éco-habitat. Et son patron-fondateur, Germain. Qui s’était présenté, d’emblée, le matin : « Des chaussures de moine, une tête de missionnaire, mais entre les deux, c’est Satan qui domine. » Un diable, donc, avec un projet politique : « On a de suite voulu faire autre chose que de la gestion du misérabilisme. On veut renverser le système, proposer autre chose. »

Côté compagnons, on s’attend à des gueules cassées, anciens SDF, sortis de la rue.
« Et alors, comment vous en êtes arrivés là ? », relance le rédac’ chef.
Jean-Pierre, l’ancien conseiller des multinationales, la cinquantaine, poursuit :

« Quand j’ai vécu la mort de mon frère dans mes bras, ça a tout changé. Je suis d’abord venu pour quinze jours, puis je suis rentré, j’ai tout vendu, tout liquidé, et je suis revenu. Ici, je fais plein de choses dont je ne me pensais pas capable. Quand on arrive au village, on est un peu consommateur, on a besoin de se refaire. Puis on devient acteur. Ici, si quelqu’un veut créer quelque chose, il le fait. »

Telma, une jeune quadra, a elle aussi fait sa révolution. « J’avais envie de changer de vie. Avant, j’étais agent immobilier, je ne doutais de rien : je travaillais de 8 heures à 21 heures, et je ne voyais pas mon enfant. J’ai eu beaucoup d’argent, mais je ne profitais pas de la vie avec lui : on avait de l’argent, mais pas de temps. Je suis arrivée il y a cinq ans, un peu par hasard, et je ne suis pas repartie. »

Les mêmes histoires se succèdent, avec ça à chaque fois : la quête d’un sens, fuir des vies qui n’offraient plus d’horizon, étouffantes. Didier, un grand gaillard, la cinquantaine avancée, se lance.

« Je suis le dernier arrivé, y a six mois. Avant, je vivais la maltraitance des ouvriers chez les sous-traitants. Deux ou trois copains qui se sont mis des coups de fusil. Un parent, de chez Orange, s’était suicidé, un copain récupérait ses gamins à l’école. C’était terrible. J’ai tenu le coup pour élever le mien, de gosse, payer ses études. Une fois qu’il a été sorti d’affaire, il avait 23 ans, j’ai tout lâché, du jour au lendemain. Je suis parti du Lot pour ici. J’ai pris mon sac à dos et les quatre sous que j’avais, et j’ai marché. J’ai mis vingt jours à venir. J’ai dormi chez des gens, ou dehors. Mon idée, c’était de vivre en communauté, pour le collectif. »

Il y a aussi Gérard, « arrivé par nécessité, après un divorce qui s’était mal passé », parce que sinon il aurait « fini derrière les barreaux ». Aujourd’hui, il est « responsable d’atelier » dans « un projet qui avance, et qui n’arrête pas de grandir ».

En face de moi, un autre compagnon, jeune, timide. Il hésite, triture son bout de pain : « Je viens d’une famille très, très aisée, parents de gauche, vous voyez, une famille chrétienne. J’avais une envie, je demandais à mes parents. Ils me donnaient 30 000 € par an, comme ça, juste pour sortir en boîte. J’étais très irresponsable.
- Tu faisais vraiment des excès ?
devine François.
- Je me droguais… J’ai essayé beaucoup de choses très tôt.
Ensuite, pour avancer, je suis allé voir soixante-dix entreprises sans trouver de boulot. A la gendarmerie, j’ai été refusé sur les tests de moralité, parce que j’ai dit qu’il fallait défendre les intérêts du peuple, et que j’aurais pas dû. Je me sentais perdu, alors j’ai tenté ma chance ici. Je voulais me prouver que j’étais capable de bien faire. Au début, c’était très difficile, je viens d’un milieu social aisé, et il y avait certaines personnes, je ne les comprenais pas quand ils parlaient. Depuis, ça va clairement mieux. J’ai trouvé exactement ce que je cherchais : être intégré dans un groupe et pas dans une entreprise du Cac40. C’est gratifiant.
- Et tes parents ?
- Depuis qu’ils savent que je suis heureux, ils sont contents. Je ne leur demande plus rien, je ne veux plus recevoir d’argent de quiconque. Je suis en bien meilleure santé qu’avant. Ça fait du bien, parfois, de ne pas avoir d’argent. »

Marzena, elle, a débarqué à Emmaüs à 20 ans, en 1996, depuis sa Pologne natale : « Ici, c’est pas le chemin classique de la société : on n’est pas là pour un patron ou pour des bénéfices. Ailleurs, les gens sont formatés à ça. On est devenus des robots, juste bons à bosser et payer. Je ne veux pas de cette vie-là.
- Et les Gilets jaunes, t’en penses quoi ?
- Je me reconnais dedans ! Mais j’ai très mal vécu la réaction vis-à-vis d’eux. Je pensais que plein d’associations comme Emmaüs allaient faire une tribune pour dire qu’elles étaient d’accord avec leur cause. Mais non. Et pour moi, c’est une trahison du monde associatif envers les Gilets jaunes. Une trahison pour l’Abbé Pierre ! J’ai pris une gifle. Ils les ont abandonnés. On ne doit pas juste vouloir gérer la pauvreté. Moi, je veux que ma fille soit fière de moi. Et je suis fière de vivre dans ce village Emmaüs. »

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