Comment j’ai viré un intérimaire

par Hector Vogler 29/02/2024

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J’avais prévu un barbecue, je me suis retrouvé à la gendarmerie dans le costume d’un facteur...

« C’est quoi ces trucs blancs sous les arbres ? » Ce samedi soir d’été, avant l’apéro et le barbecue en famille, on se balade Mia et moi autour d’Uttwiller – le petit village d’Alsace où j’ai grandi – quand elle m’interpelle en pointant du doigt les sous-bois. Je me fraie un chemin entre ronces et fougères, m’écorche un peu les mollets pour atteindre ces taches blanches clairsemées au milieu des broussailles. Je tombe sur une, puis deux, puis trois, puis des dizaines, des centaines d’enveloppes éparpillées. à proximité, des liasses entières de courriers. Cartes postales, Télé 7 jours, lettres recommandées… Il y a de tout, et fraîchement tamponné. Les destinataires varient mais la commune reste la même : Niedersoultzbach, le village d’à côté. On ramasse l’ensemble et on repart, les bras lourdement chargés.

« Y en a des kilos ! On va en faire quoi ? La Poste est déjà fermée et demain c’est dimanche. Y a peut-être des factures à payer, un billet pour l’anniv du petit-fils, une lettre d’amour…
—  Y a plus grand monde qui envoie des mots d’amour par courrier… »
me rétorque Mia.
On échafaude différentes hypothèses pour comprendre ce qui a bien pu se passer. Une Kangoo de la Poste qui s’est fait braquer, sa cargaison jetée dans la forêt ? Un facteur trop pressé qui a voulu terminer plus vite sa tournée ? De retour à la maison, on en discute avec mes parents.
« En ce moment, on ne voit plus la factrice habituelle, nous dit ma mère. J’espère qu’elle n’est pas malade. L’autre jour j’ai signé un accusé de réception et c’était une dame que j’avais jamais vue. Alors je lui ai dit que si jamais y a personne à la maison, elle peut aller à l’école à côté, que mon conjoint y travaille. Elle m’a regardé avec des grands yeux et m’a dit : "Vous croyez vraiment que j’ai que ça à faire ? Vous viendrez au bureau de poste comme tout le monde." Et elle est partie ! La fois d’après c’était encore un autre facteur, ça fait que de changer. »
—  Faudrait déposer tout ce courrier à la gendarmerie, continue mon père. Ils s’en occuperont.
—  Hum… Pas trop mon truc d’aller chez les flics, je risque de mettre un facteur dans la merde… »

Malgré mes états d’âme, je dépose un gros carton rempli de courriers le lendemain à la gendarmerie. Après tout, si c’est bien un postier qui a bazardé tout ça dans les bois, il n’en a pas trop eu, lui, des états d’âme… Quelques jours plus tard, je reçois un coup de fil. « Bonjour monsieur Vogler, je suis responsable locale de la Poste. La gendarmerie nous a déposé le carton de courrier. Je souhaitais, au nom de l’ensemble du service, vous remercier pour votre démarche et m’excuser pour ce désagrément. Soyez assuré que nous avons fait tout le nécessaire pour qu’une telle situation ne puisse se reproduire.
—  De rien, de rien. Faut bien que les gens reçoivent leur courrier. Mais dites, vous entendez quoi par
"fait le nécessaire pour que ça ne se reproduise plus" ?
— Nous avons immédiatement mis fin au contrat de l’intérimaire en cause, et nous n’en resterons pas là. C’est une faute lourde. »

Voilà précisément ce que je craignais. J’en ai, dans mon entourage, des gens qui ont bossé comme facteur, pour quelques semaines, quelques mois. Leur témoignage est toujours le même : tournées à rallonge, cadences impossibles à tenir, changements incessants d’emploi du temps ou de lieu de tournée, tout ça pour le SMIC, avec des heures supplémentaires à gogo et pas toujours payées. Comme souvent dans la sous-traitance, des conditions de travail ultra-précaires pour un salaire de misère.
« Vous ne pensez pas que si on avait des vrais facteurs et pas des intérimaires, ça n’arriverait pas ? Il est peut-être là le problème…
—  J’entends bien,
répond la responsable. Mais ce n’est pas moi qui décide de ce genre de choses. Et pendant les vacances d’été, on a encore plus besoin des intérimaires : il faut remplacer les congés. On n’a pas le choix. Et puis, un intérimaire doit avoir la même conscience professionnelle qu’un CDI.
—  Permettez-moi d’en douter. On travaille mieux quand on a un minimum de sécurité et un salaire correct, non ? »

À qui la faute ? Pas la responsable, simple rouage qui applique une politique managériale venue d’en haut. Pas le facteur intérimaire, victime de ce management qui pressurise les travailleurs et peut les conduire à bâcler leur travail, à tout envoyer balader, y compris le courrier.

Loin d’être anecdotique, cette petite histoire est symptomatique, il me semble. Et l’Histoire, la grande cette fois, est connue : c’est celle de la destruction méthodique des services publics depuis les années 1990, de leur « libéralisation », « privatisation », non, pardon, « ouverture à la concurrence » comme disent les décideurs. La Poste est à l’avant-garde de ce mouvement, avec un recours massif à la sous-traitance (plus de 50 % d’intérimaires selon les secteurs), des bureaux de poste fermés les uns après les autres (1 800 fermetures entre 2015 et 2020), du courrier mal distribué, avec au final un service qui dysfonctionne, des usagers (désormais « clients ») insatisfaits. Postiers employés en intérim, profs recrutés en speed-dating…. C’est la même dynamique à l’œuvre, partout, à la SNCF, chez EDF, même dans l’éducation nationale. Sauf que les conséquences en cas de négligence ou de travail mal fait peuvent être autrement plus graves que pour du courrier non distribué : un train qui déraille, une centrale nucléaire qui pète, des écoliers sacrifiés…
Enfin bref : voilà en tout cas comment j’ai viré un intérimaire…

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