Dossier : Macron, lobbyiste d’Uber ! [Extrait]

par Cyril Pocréaux 07/03/2024

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C’est l’une des vertus de la fronde des agriculteurs : avoir mis en lumière qu’à Bruxelles, Macron et son gouvernement négociaient, ni vus ni connus, un accord de libre‑échange avec l’Amérique du Sud. Les avoir pris les doigts dans la confiture. Les travailleurs d’Uber, Deliveroo and co ont eu moins de chance : dans l’ombre, depuis deux ans, la Macronie sabote systématiquement, toujours à Bruxelles, les avancées sociales qu’ils arrachent...

Paris, le 14 novembre 2023

« Et je me suis dit que ce serait bien d’écrire un livre pour raconter tout ça : mon mandat de députée européenne, les coulisses de l’UE, des négociations, l’action des lobbys à Bruxelles…
—  Ah ouais, super idée !
—  … mais j’ai plein de négociations à mener, je n’ai pas le temps… Du coup, ça te dirait qu’on l’écrive ensemble ?
—  Bien sûr, chouette projet !
—  Ah ben parfait, je suis contente. J’ai déjà eu l’éditeur, on a un créneau. Faut juste que le livre soit écrit dans trois semaines…
—  T’es sérieuse ??? »

C’est Leïla Chaibi, la députée européenne, qui me faisait la proposition, quelques semaines avant Noël, en plein bouclage du dernier numéro de Fakir.
Mais on s’est lancés, malgré les délais.
Et au fil de nos discussions, j’ai découvert, moi aussi, l’envers du décor européen. Le faste, le cérémonial, la politesse feutrée entre députés et services de l’UE, tout ça qui « endort la colère » et la volonté de changer les choses, même pour une députée activiste, militante, formée à Jeudi Noir et Génération Précaire comme Leïla. La pesanteur de l’institution.
J’y ai vu un nouvel exemple, surtout, du rôle des lobbys, pour le transport aérien, le forage en mer, Coca ou Mercedes. Pour Uber et Deliveroo, les géants des plateformes. De leurs lobbyistes, et du plus puissant d’entre eux : Emmanuel Macron.
Macron, souvenez-vous : celui-là même qui répondait finement, à ceux qui lui signalaient que les livreurs Uber n’avaient ni droits, ni assurance, qu’ils étaient exploités pour quelques euros de l’heure, qu’il n’allait « pas interdire Uber et les VTC, ce serait les renvoyer vendre de la drogue à Stains » (2/11/2016) – en grand connaisseur qu’il est de la Seine-Saint-Denis.

Alors, on vous refait le fil de l’histoire. On vous raconte l’envers du décor, ce que la Macronie préfère cacher, avec les « bonnes feuilles », comme on dit dans le jargon, de notre bouquin*.

[...]

À cent contre un !

« Madame la députée, je serais heureux de vous rencontrer prochainement pour vous exposer… »
Un mail tombe, ce matin – nous sommes à la fin de l’année 2019 –, le représentant d’une association, une ONG peut-être, dont le dirigeant est le « chargé des relations institutionnelles ».
Il parle de mobilités, de déplacements. Je suis curieuse : enfin quelqu’un d’extérieur au Parlement qui vient nous rencontrer.
Simon, à l’époque l’un de mes attachés parlementaires, passe la tête par-dessus mon épaule, lit l’écran de mon ordi. « Ah, ça, c’est un lobbyiste », glisse-t-il. Il connaît décidément tous les rouages de cette maison.
Me voilà plus curieuse encore : l’occasion d’en voir un en vrai, de ces fameux lobbyistes dont j’entends tant parler. (…)

Quelques jours plus tard, c’est un « chargé d’affaires publiques » qui pousse ma porte. Je saute, là encore, sur l’occasion, l’invite à s’asseoir : ces rencontres sont décidément instructives…
Rien à voir avec le premier : tiré à quatre épingles, costume impeccable, coiffure impeccable, bronzage surfait, une sorte de Ken blond, sans Barbie mais avec un accent anglais à couper au couteau. Il représente, il ne s’en cache pas, les intérêts de Deliveroo. La principale différence avec le premier ? Lui ne s’est visiblement pas renseigné sur qui il avait en face. Mais alors pas du tout, du tout : puisque je suis Française, il sort la carte Macron, ou plutôt "Macwon", qu’il adule, visiblement.
« Votre président, Macwon, il a tout compris ! Tout ! C’est un génie !
—  Ah oui ? Racontez-moi comment vous voyez ça…
—  Son histoire de Charte, c’est formidable ! Les plateformes étaient ravies ! »

Quelques mois plus tôt, en France, la LOM, pour Loi d’orientation des mobilités, prévoyait en effet la signature d’une simple charte, entre livreurs et plateformes, sorte de code de bonne conduite non contraignant, pour régler la question.
« Quel dommage vraiment que votre machin l’ait censurée, cette charte… Votre truc, là, comment déjà ?
—  Le Conseil constitutionnel.
—  Oui, voilà ! Quel dommage… La semaine prochaine, je rencontre le gouvernement espagnol. Je vais leur dire : il faut faire comme Macwon ! »

C’est vraiment un gros bourrin, que j’ai devant moi.
Mais je saisis une chose, pour la première fois – ce ne sera pas la dernière : Macron revient partout, à chaque fois, dans cette affaire. Il est cité en modèle, immanquablement, par les lobbyistes d’Uber, Deliveroo, Amazon et autres.
Je sais, désormais, contre qui et quoi je me bats : le tiers-statut, et l’influence de Macron en faveur des plateformes.

Tout de même : je me renseigne, avec mon équipe, sur ces drôles de pratiques. Sur la présence des lobbyistes, à tous les niveaux, à chaque étage du Parlement, de la Commission, du Conseil, eux qui chuchotent, visiblement, à l’oreille des gouvernements.
Puisqu’ils doivent être officiellement inscrits auprès de l’UE, puisqu’ils disposent de leur propre badge pour circuler librement en ces lieux (quand le citoyen lambda doit s’astreindre à un vrai parcours du combattant), on peut les compter : ils sont 70 000, rien qu’à Bruxelles ! 70 000 pour 12 500 officines de lobbying, 70 000 pour 700 députés – et les commissaires, et les ministres, mais enfin, la proportion est là : cent contre un !
Après Washington, la capitale belge est le plus gros spot du monde pour ces « chargés de relations ». Ils ont ici leurs bureaux, leurs contacts, leur badge – marron – pour circuler librement, partout. à la cantine ? Assise, tiens, à côté d’un « chargé d’affaires publiques ». à la cafétéria ? Un autre. Dans votre bureau, ils viendront frapper, librement, un plan du bâtiment leur suffit. (…)

Difficile d’échapper à leur influence.
On le sait trop peu, mais toute présidence du Conseil est sponsorisée – Petit rappel : le Conseil, qui rassemble les gouvernements des états-membres, c’est l’une des trois institutions de l’Union, avec le Parlement et la Commission, chaque pays présidant le Conseil à tour de rôle, tous les six mois. Présidence sponsorisée, donc. Coca-Cola, par exemple, est le « partenaire » de la présidence portugaise. Puis de la roumaine. La France est supportée par Renault, Stellantis, et EDF. Pepsi, BMW, Microsoft et tant d’autres sont aussi de la partie, régulièrement. Du coup, leurs logos apparaissent partout, sur les affiches, les bannières, les toiles de fond, les documents. Ils offrent, en début de présidence, des cadeaux aux couleurs du pays – leurs sigles jamais très loin – carnets, gourdes, cravates, foulards… Donnent de l’argent pour organiser des conférences, 40 000 euros de Mercedes ici, autant là, à côté. Une réunion sur les « enjeux du secteur aérien » ? Les interprètes sont payés par les grandes compagnies aéronautiques. « Bienfaits du sucre pour les citoyens européens », « forage dans la mer Baltique » : tous les thèmes y passent, sur notre fil de réunions. Comme ce jour où, arrivée dans la salle, je repère d’entrée les bouteilles de Coca sur les tables, les poufs Coca dans les coins, le chargeur de téléphone aux couleurs de Coca en cadeau.
Il s’agissait, en l’occurrence, d’évaluer l’intérêt d’un « Nutrition label initiative », l’équivalent de notre Nutriscore…

Nous baignons, en fait, parmi les lobbys. Le seul endroit qui leur est interdit : les réunions à huis-clos. Encore heureux.
Les députés ne sont pas obligés de les écouter ? Un point fondamental m’apparaît, soudain : les députés, les commissaires, les assistants parlementaires, dans leur vase clos, dans leur bulle, n’ont qu’eux, pour seuls et uniques interlocuteurs. Rarement un travailleur, jamais un ouvrier. C’est un lieu sans citoyens. Et tout ça sans réel contrôle : si les rapporteurs d’une commission ou les juristes sont censés déclarer tout rendez-vous avec un groupe de pression, aucune mesure n’est prévue s’ils ne jouent pas le jeu. Autant dire que la marge de manœuvre de ces derniers est totale : ils restent dans l’ombre.

Surtout, surtout : quand un élu n’a pas eu le temps de travailler un sujet, noyé sous les réunions, les commissions, les dossiers, le lobbyiste, lui, a tout compris, tout écrit, tout préparé à l’avance. L’argumentaire est prêt, il suffit de le reprendre. « Mais attends, je vais te l’écrire, ton amendement », on nous propose, régulièrement. Produire des amendements, c’est bon pour les statistiques d’un élu. Alors, par facilité… Et ça marche ! En commission, je suis surprise, dans les premiers temps du moins, de voir parfois surgir des élus qu’on n’avait jusque-là jamais entendus sur un sujet réciter des textes tout prêts, mot pour mot l’argumentaire qu’on a vu passer, nous aussi, dans les plaquettes délivrées par nos visiteurs. Jusqu’à des situations lunaires, ou déprimantes, au choix : une députée, un jour, nous lit un amendement pour détricoter un peu plus encore le système de santé… américain.
Elle n’avait pas pris le bon fichier.
à moins que son collaborateur lobbyiste n’ait confondu les fichiers « Bruxelles » et « Washington », entre deux avions…

Pour améliorer le sort des travailleurs, il y a les lobbys, à combattre, donc.
Mais ils ne sont pas les seuls adversaires des travailleurs des plateformes, loin s’en faut. Leïla va bientôt s’en apercevoir…

Extrait du dossier "Macron, lobbyiste d’Uber !". La suite dans le Fakir n° 111 (en kiosque !).

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