Weinbourg, 462 habitants, ses maisons à colombage, ses collines verdoyantes, ses vergers en lisière de forêt… à 45 km de Strasbourg, dans le Parc Naturel Régional des Vosges du Nord, le petit village du Bas-Rhin coulait des jours heureux, jusqu’à la perspective de voir s’installer un parc solaire de… 43 800 panneaux photovoltaïques, sur 27 ha de terres agricoles. Mais les panneaux solaires, c’est écolo, non ? Eh ben, ça dépend de comment c’est fait…
« Agrivoltaïsme » à Weinbourg : « On nous prend pour des moutons ! »

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« On nous prend pour des cons, tout était déjà plié d’avance ». Hector, membre du collectif d’habitants, soupire. « Les enquêtes publiques, les processus de consultation, tout ça, c’est bidon… » À Weinbourg, en Alsace, les habitants découvrent fin 2023 la tenue d’une enquête publique sur un « projet de construction d’une centrale agrivoltaïque ». Autour du projet : aucune communication, silence radio. Quelques habitants se bougent pour alerter leurs concitoyens. Et ça fonctionne : 1000 personnes signent une pétition, des habitants participent à l’enquête, les médias se déplacent, et le porteur de projet est finalement contraint d’organiser une réunion. Une petite victoire, déjà. « En bons citoyens, on a joué le jeu institutionnel en nous saisissant de l’enquête publique, raconte Hector. En vain : le permis de construire a été délivré par la préfecture malgré les oppositions. Dans les faits, la population n’est ni informée ni consultée. Et quand les habitants donnent leur avis malgré tout, ils ne sont pas écoutés. Pas étonnant qu’ensuite les gens se sentent méprisés, soient résignés. La démocratie, elle commence ici, la politique aussi… Ce qui est dommage, c’est que ces procédés en catimini, eh ben ça nourrit la défiance à l’égard des énergies renouvelables. Pourtant, près de 7 français sur 10 y sont favorables… »
Hector, un copain fakirien, me racontait à intervalles réguliers les aventures du parc qui doit se construire près de chez lui, et des habitants qui résistent, encore et toujours. Je faisais la moue. Les énergies renouvelables, c’est bien, non ? Même si, c’est vrai, on entend monter de plus en plus de critiques contre les parcs de panneaux photovoltaïques. « Ben oui, parce qu’il faut associer les habitants au projet dès le début, qu’ils aient leur mot à dire sur l’emplacement, la gestion et le devenir des installations, mais ce n’est jamais le cas, plaide Hector. Et du coup, quand on s’en passe, on risque le rejet, et puis ça finit en confrontation. D’ailleurs, nous, on s’est monté en collectif pour lancer un recours… »
Déshabiller Paul pour habiller Jacques
« Bon votre asso c’est bien joli, mais elle ne sert à rien ». François Zind, l’avocat écolo du collectif, leur annonce d’emblée la couleur. « Depuis la loi ELAN de 2018, une asso doit avoir un an d’existence pour contester un projet. Officiellement c’est pour lutter contre les recours abusifs, mais en réalité c’est pour tuer dans l’œuf toute contestation. » En réaction, France Nature Environnement et Greenpeace ont saisi le Conseil constitutionnel, puis l’ONU, carrément, pour dénoncer « des violations majeures par la France du droit d’accès à la justice du public en matière d’environnement ». Bref, « pour nous, ça commençait mal, admet Hector. Mais heureusement, la Confédération paysanne a volé à notre secours en acceptant de porter le recours.
– Pourquoi la Confédération paysanne se penche sur le sujet ?
– Déjà, la Conf’, elle récuse la notion même d’agrivoltaïsme. Pour elle, ça relève du « marketing et vise à légitimer un opportunisme foncier et financier ».
– Carrément ?
– Ben oui, le danger, c’est l’artificialisation des sols, la perte de leur vocation nourricière des sols. Même Arnaud Gaillot l’ex-président des Jeunes Agriculteurs, donc d’un syndicat pas franchement proche, politiquement, est lui aussi très critique. »
C’est vrai. Avec des arguments qu’on pourrait signer des deux mains, même, à Fakir ! « Transformer les exploitations agricoles en fermes solaires parce que les pouvoirs publics n’ont pas su préserver notre souveraineté énergétique, ça revient à déshabiller Paul pour habiller Jacques. Nous voulons bien contribuer à l’effort national, mais si c’est pour qu’on importe notre alimentation demain, c’est non ! ». « Et ce qui est dingue, c’est que ses aînés, à la FNSEA, voient d’un bon œil le développement de l’agrivoltaïsme… », râle Hector.
Du coup, sur le terrain, la Conf’ et les Jeunes agriculteurs ciblent les projets « alibis » pour lesquels l’agriculture n’est qu’un prétexte à l’installation de panneaux. Weinbourg en est un parfait exemple : par deux fois, le projet a été refusé. Après les échecs d’installation de ruches et de culture de légumineuses sous les panneaux pour faire passer la pilule, le promoteur a tenté le pâturage de moutons sous les panneaux. Bingo : cette fois-ci, c’est passé.
Les moutons-tondeuses
Pourtant, la commission de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) « s’interroge sur la présence effective d’ovins à moyen et long termes ». La Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) a rendu un avis défavorable à « ce projet qui ne permet pas l’absence d’atteinte au caractère et à l’intérêt des paysages naturels sur le site ». Faut dire que le parc solaire est prévu pour 35 ans, minimum : impossible de garantir que le pâturage des moutons perdure sur une période si longue quand on connaît les aléas de l’agriculture. Et en cas d’arrêt du pâturage ovin, ces terres seront perdues pour l’agriculture. Or aucune autre activité agricole n’est possible avec des panneaux situés à 1,2 mètre du sol : une vache mesure 1,5 m au garrot, trop grandes, donc, les vaches, le blé pousse à 1 mètre, trop haut, le blé, le maïs jusqu’à 3 mètres, n’y pensez même pas. Sans parler de la taille des engins agricoles… « Et surtout, les panneaux solaires recouvriront 45 % des terres, alors que l’INRAE, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement recommande de ne pas dépasser 25% pour qu’une activité agricole reste possible…
– Et le pâturage, qui l’organisera ?
– Il doit être sous-traité à un éleveur rémunéré 13 500 euros par an pour amener ses moutons brouter sous les panneaux. On est plus proche d’une prestation d’entretien que d’une activité agricole, en fait : les moutons vont servir de tondeuse ! »
Reste qu’il nous faudra bien du photovoltaïque pour assurer la transition énergétique, il va en falloir, des panneaux, on suggère à Hector. « C’est sûr, oui, mais même l’Ademe dit que les gisements photovoltaïques à privilégier, ce sont les toitures, les parkings et les friches industrielles, et tu sais pourquoi ? ‘‘Pour éviter d’occuper des sols agricoles et de nuire à l’image de cette énergie renouvelable.’’ Bref, tout ce pour quoi on se bat, et c’est une agence gouvernementale qui le dit. Juste à côté de Weinbourg, y a la zone d’activités d’Ingwiller, sur 35 hectares. Eh ben on a eu beau chercher, on n’a pas trouvé un seul panneau solaire sur les toitures et parkings là-bas… »
Le marché tout puissant
« Et vous lui avez dit, ça, au promoteur qui porte le projet ?
– Bien sûr ! On lui a dit, d’aller installer ses panneaux sur la zone d’à-côté, sur le parking du Super U, les toitures du Lidl… Tu sais sa réponse, cash ? ‘‘le retour sur investissement est trop long. » C’est moins rentable, donc ça ne l’intéresse pas. Et c’est normal qu’un investisseur réfléchisse ainsi, OK. Mais est-ce que la quête du profit doit être l’unique boussole ? Est-ce que le développement des énergies renouvelables doit obéir aux seules lois du marché ? »
En Macronie, évidemment oui, que ça marche comme ça. Depuis deux décennies, l’État mise sur le privé pour déployer le solaire et l’éolien. Malgré l’inefficacité de cette politique – la France est à la traîne – nos dirigeants s’obstinent avec encore plus de marché, toujours plus de marché. Ainsi la loi APER « d’accélération de la production des énergies renouvelables » de 2023 a pour but de « lever les freins » et d’encourager l’investissement privé. Avec la bénédiction du gouvernement, les terres agricoles sont livrées à l’appétit des énergéticiens. C’est leur nouvel eldorado : surfaces immenses, installations aisées, et profits assurés. Avec à la clef, une rentabilité décuplée pour les industriels de l’énergie… mais des champs recouverts de panneaux solaires et toujours rien sur les zones déjà artificialisées.
Il n’y a pas de fatalité, pourtant. L’État a les moyens de réguler le marché, fixer des règles, mettre en place des garde-fous. Ou de reprendre carrément le volant. Dans l’après-guerre, les pouvoirs publics ont décidé de mettre le paquet sur le nucléaire et s’en sont donné les moyens en formant des ingénieurs, en structurant une filière, en construisant des centrales un peu partout en France et dans le monde. Quoi qu’on pense de l’atome, cette politique a été un succès. Le même volontarisme devrait animer aujourd’hui nos dirigeants pour développer les énergies renouvelables. En attendant, les panneaux prévus à Weinbourg arrivent de Chine par conteneurs, et l’industrie solaire européenne s’effondre face à la concurrence asiatique…
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Jean-Luc Westphal, une success-story alsacienne
À l’entrée de Weinbourg, un panneau discret indique « Groupe Hanau ». Moins discrets, les cinq gigantesques hangars solaires situés quelques centaines de mètres plus loin, avec l’autoproclamée « plus grande centrale photovoltaïque agricole en toiture intégrée au monde ». Jean-Luc Westphal, un gars du village, dirige le Groupe Hanau. C’est lui qui porte le projet agrivoltaïque qui viendra s’articuler autour des hangars existants, portant à 40 hectares (soixante terrains de foot !) la surface dédiée à la production solaire à Weinbourg.
L’histoire commence il y a quarante ans lorsque Jean-Luc reprend la ferme familiale. Avec l’aide de son frère Daniel, il la modernise et l’agrandit jusqu’à atteindre 200 ha aujourd’hui. Finies les pâtures, place aux grandes cultures intensives. Le succès est au rendez-vous. Selon le sens du vent (et surtout de l’argent), il s’essaye à différentes activités qu’il abandonne aussitôt que la rentabilité baisse : engraissement de bovins, poules en batterie, cultures énergétiques. Dans les années 2000, il fait le bon pari en misant sur le photovoltaïque. Il recouvre d’abord ses poulaillers de panneaux, puis change d’échelle en 2008 avec la construction des hangars photovoltaïques. « Quand j’ai déposé le permis, ils ont pensé à une erreur, qu’il y avait un zéro en trop. Mais non, c’était bien 36 000 m2 de panneaux » se plait-il à raconter. « C’était du jamais vu à l’époque. On a même dit que Sarkozy allait venir pour l’inauguration ! » Qu’importe qu’il ne soit jamais venu, l’installation n’en est pas moins colossale.
À l’époque, l’énergie solaire en est à ses balbutiements. Pour encourager son développement, l’État garantit un prix de rachat élevé. Jean-Luc a flairé la bonne affaire : en faisant du volume, jackpot, il s’enrichit rapidement. Il crée la société Hanau Energies qui revendique aujourd’hui la construction de deux cents centrales en France et à l’international. Jusqu’en Iran où il installe des panneaux solaires avant les sanctions internationales de 2018. Au pays des mollahs, l’opposition des riverains ne devait pas être un frein.
Grâce à sa fortune, Jean-Luc se lance dans une « diversification sur tous les fronts » comme l’expliquent les Dernières Nouvelles d’Alsace en 2018 : « Hanau Energies s’est diversifié dans l’aviation d’affaires. Le groupe est aujourd’hui l’actionnaire majoritaire de l’école d’aviation EATIS […] qui s’est développée autour du Honda Jet de M. Westphal. La holding de Weinbourg gère aussi une flotte de bateaux de plaisance aux Caraïbes […]. Depuis 2014, elle est également propriétaire d’un domaine viticole dans le Gers, le château de Saint-Aubin, où l’agro-entrepreneur s’emploie à produire un armagnac très haut de gamme […]. Dans un tout autre genre, Jean-Luc Westphal a investi dans les biotechnologies. Il est aujourd’hui au capital de Symbioken, une start-up toulousaine spécialisée dans la régénération cellulaire ».
En tant qu’actionnaire unique de Hanau Energies, Jean-Luc Westphal en perçoit la totalité des dividendes : 2,3 millions en 2022, 3,5 en 2021, etc. Celui qui se réclame des « valeurs du capitalisme familial rhénan » doit certes son succès à son sens des affaires, mais surtout à l’État qui, pendant des années, a racheté l’électricité photovoltaïque à un prix très élevé. L’origine de sa fortune, c’est de l’argent public. C’est donc nous, les citoyens, qui le rémunérons, et doublement : comme consommateurs par notre facture d’électricité, comme contribuables avec nos impôts qui subventionnent le rachat de l’énergie solaire. Alors, a minima, on pourrait avoir notre mot à dire sur ses projets, non ?