« Sans amélioration, on trouvera une solution pour mourir » : dans l’enfer des fluoroquinolones.

« Finir ma vie en fauteuil roulant avec des douleurs quotidiennes, c’était pas envisageable… » En février dernier, l’Agence nationale de sécurité du médicament publie deux rapports alarmants concernant la posologie d’antibiotiques connus pour leurs effets indésirables destructeurs : les fluoroquinolones. Le corps en vrac, des tendinites à répétition jusqu’à l’invalidité complète du corps, c’est le drame qu’a subi Léo, un abonné de Fakir.

Publié le 20 mars 2025

« Vous avez déjà entendu parler des fluoroquinolones ?
– Fluo quoi ??? »

Ce midi-là, à Fakir, on discute de nos sujets en cours. Oriane déglutit ses pâtes et répond, du tac au tac : « Ah ça, oui ! J’en ai même pris ! Heureusement, il ne m’est rien arrivé. Mais c’est fou ce que ça peut engendrer… » Si je pose la question, c’est qu’on a reçu un message sur notre boite mail, à Fakir. Contrairement à Oriane, notre abonné en a d’ailleurs bavé, après avoir ingéré les médocs…

« Avec ma femme on part au Panama pour les noces, en février 2024… » Au bout du fil, Léo remonte le temps. À l’époque, tout va bien, enfin presque. « Au bout de quelques jours, je ressens des douleurs pelviennes. Comme on était à l’étranger, j’appelle une cousine qui est médecin en France. Elle me prescrit un antibiotique, contre l’infection. » Les effets des fluoroquinolones, il n’en avait jamais entendu parler. « Dès les premières prises du médoc, j’ai ressenti des effets indésirables. J’avais du mal à marcher, comme si mes tendons aux pieds étaient bouffés. »
Le voyage de noces n’a pas duré longtemps. Les jeunes mariés reviennent plus tôt : l’état de santé de Léo se dégrade trop, il n’arrive plus à marcher.
Au début, difficile d’établir un lien avec les médicaments. D’autant que Léo, 32 ans, est un sportif, qui escalade, voyage à vélo : il a pédalé depuis Lyon jusqu’à Avignon pour le festival ! Il a aussi arpenté les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle… Quand les symptômes lui bouffent les tendons et la moitié de son cerveau, il imagine se flinguer. « Finir ma vie en fauteuil roulant avec des douleurs tous les jours, c’était pas envisageable. » Car les symptômes changent, empirent. « J’avais des palpitations cardiaques, des pertes de mémoire, des insomnies, je ne marchais plus. En cherchant sur internet, en listant mes symptômes, je comprends que c’est à cause des fluoroquinolones… « Les fluoroquinolones, ce sont donc des antibiotiques administrés en cas d’infection. Des antibactériens de synthèse dont la liste des effets indésirables fait un peu flipper, d’autant plus qu’ils sont parfois irréversibles : tendinopathies (inflammation des tendons), faiblesses musculaires, troubles du sommeil, jusqu’aux ruptures d’anévrisme mortelles… Pourtant, ce n’est pas faute de médiatisation : on trouve des articles à foison sur leurs effets. En février 2024, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) publie deux rapports sur leur usage qui montrent une baisse des prescriptions de 50 % depuis 2014. Et confirme la survenue d’effets indésirables certes « très rares » mais « graves, invalidants, persistants et potentiellement irréversibles ». On y apprend aussi que 80 % des prescripteurs sont des généralistes et que « des situations de mésusage sont encore rencontrées, qui exposent au même risque d’effets indésirables ».

Léo, lui, se retrouve dans une véritable errance médicale. Ses symptômes s’aggravent, mais il n’existe aucun test pour prouver que les fluoroquinolones en sont responsables. « Dire que tout arrive par leur faute, c’est de la déduction. Quand je raconte à mon médecin que mes symptômes se manifestent à cause des antibiotiques, il me traite de fou, que tout est dans ma tête. Avec insistance, je réussis à me faire prescrire un IRM. » Au centre de radiologie, les médecins ne voient rien d’alarmant dans son cerveau. Mais « juste avant de quitter le cabinet, une infirmière m’arrête et me montre des taches blanches sur l’image. » En fait, l’IRM révèle des « hypersignaux de la substance blanche ». En clair, Léo est victime de complications cérébrales, ce qui explique ses pertes de mémoire, sa dépression, ses troubles de locomotion. Tout ça majore le risque d’Alzheimer. C’est le début d’un long combat : il quitte son travail de directeur de camping, cherche d’autres personnes qui présentent les mêmes symptômes.

Commercialisés en France depuis les années 80, la norfloxacine, l’ofloxine, la ciprofloxacine, la péfloxacine ou la léméfloxacine ont permis aux fluoroquinolones de devenir des antibiotiques phares pour de nombreuses infections, notamment urinaires. Ils peuvent s’avérer indispensables pour soigner certaines infections, mais leur recours s’avère inutile dans la grande majorité des cas. L’ANSM rappelle que d’autres alternatives médicamenteuses existent et peuvent être prescrites en premier recours. D’ailleurs, lors de la prescription, les médecins doivent informer les patients des potentiels dangers encourus. Or, ils sont très peu à le faire, Léo a pu l’expérimenter. Quand sa cousine – jeune médecin – lui prescrit les antibiotiques, elle ne l’avertit pas des dangers. « À la pharmacie, on m’a juste dit de faire attention au soleil. C’est tout » se souvient-il. Quand il fera part de ses problèmes de santé à sa cousine, elle lui assurera ne pas être au courant des effets pervers des fluoroquinolones.

« Sur Internet, tu découvres les mêmes histoires que toi, tu entends des trucs bien hardcore aussi. Tu deviens parano. » Du coup, il change de médecin, plusieurs fois. « Ils ont tous le même discours, ‘Je ne sais pas ce que vous avez monsieur’. Le pire c’est quand ils disent ‘Vous n’avez rien monsieur’. » À force de recherches, d’échanges avec d’autres victimes des fluoroquinolones, Léo devient un expert. Il fait partie des « floxés », les victimes des antibios. La plupart se retrouvent dans un groupe Facebook, se conseillent médecine chinoise, infectiologue, sophrologie, naturopathe… Il a tout testé, Léo, jusqu’à la Suisse. C’est de l’autre côté des Alpes qu’il tombe sur Manu*, un médecin allemand lui aussi c’est une victime des effets des fluoroquinolones.
« Et tu aurais son contact ? », je lui demande.
Dans un anglais impeccable, au téléphone, Manu (un prénom d’emprunt) se présente comme le fondateur du site FQAD support (FQAD pour Fluoroquinolone-Associated Disability). « L’Europe n’est pas friande des traitements expérimentaux pour contrer les effets, contrairement aux États-Unis. Là-bas, il y a des thérapies certes très coûteuses (20 000 $) et des injections proposées aux victimes des effets néfastes. Ces processus de traitement fonctionnent bien, elles s’en sortent un peu mieux. Ici, en Europe, les gens sont seuls et désespérés de ne pas savoir comment se soigner. »
Chaque semaine, Manu reçoit en visio trois à quatre nouveaux patients de pays du monde entier. « Il n’y a pas de solution universelle et le manque de directives officielles rend la situation encore plus complexe. Certains patients se tournent vers des groupes Facebook ou des forums, mais ils restent sans réelle réponse… » Une absence de traitement qui ne fait que renforcer la frustration des victimes.

D’après Léo et ses calculs, sur les six derniers mois, il a dépensé 3386 € pour tenter de se soigner. A priori, aucun remède n’existe pour les floxés, aucune chance de retrouver leur état de santé physique antérieur. Et surtout, aucun moyen de se faire rembourser les soins. Pas de clé de diagnostic de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), pas non plus de codage médical, donc aucune reconnaissance auprès des médecins et des assurances. La classification internationale des maladies qui permet aux prestataires de santé, aux assurances, de garantir le remboursement des actes médicaux ne joue donc pas pour les fluoroquinolones. Pourtant, le code T36 d' »empoisonnement par antibiotiques systémiques » pourrait le permettre.
En mars 2024, une saisine de France Assos Santé soumet cette absence de prise en charge à la Haute autorité de santé (HAS), qui estime que… les complications liées aux fluoroquinolones ne peuvent être prises en charge. Pourquoi ? Par manque de données scientifiques prouvant que les antibiotiques sont bien à l’origine des symptômes et parce que « la grande diversité des complications possibles «  ne permet  » pas de dégager une approche systémique pour asseoir scientifiquement des recommandations de prise en charge. » Bref, il existe tellement de complications qu’on ne saurait dire ce qu’il faut en faire, de ces médocs… Pourtant, les enquêtes, et témoignages des victimes qui ont toutes ingéré des fluoroquinolones et ont toutes développé les mêmes symptômes sont légion. En 2022, encore, une enquête finlandaise, Healthcare costs and mortality associated with serious fluoroquinolone‐related adverse reactions, rappelle la dangerosité du produit.

« Beaucoup de médecins n’informent pas leurs patients des risques, c’est pour ça qu’ils ne font pas le lien avec le médicament », explique Philippe Coville. Philippe, c’est le président de l’association d’aide et d’informations sur les effets délétères des fluoroquinolones, et l’administrateur du groupe Facebook dont fait partie Léo. « Dans l’association, on accueille entre 20 et 40 personnes par mois. » Mais combien de personnes sont laissées au bord de la route, combien ne savent pas qu’elles sont victimes d’effets néfastes ? Pourtant, des restrictions sont émises au niveau européen, depuis au moins 2019 : cette année-là, le rapport bénéfice/risque est jugé défavorable par le Comité de pharmacovigilance européen. En France, des restrictions de prescriptions sont diffusées par courriels aux médecins et dans divers rapports – apparemment sans trop d’effets. « Ça fait froid dans le dos quand on se rend compte que les médecins utilisent ces médicaments avec négligence. Par mois, en France, on compte 200 000 prescriptions. Dont 100 000 de trop. [ndlr : Pour l’année 2023, l’ANSM compte en effet 2,2 millions de délivrances.] Et puis, une fois intoxiqués, les gens sont laissés dans un abandon total. » L’association de Philippe regroupe plus de 650 personnes gravement touchées. Certains ont perdu leur motricité, handicapés à vie. « On essaie de se faire entendre, mais ça ne marche pas. Du coup, avec mon association, on attaque l’État. On a déposé 42 plaintes pour blessures involontaires et tromperies… » Le parquet de Paris a ouvert une enquête. « Mais pour l’instant, la procureure ne veut toujours pas nous recevoir », s’exaspère Philippe.

En 1996, le géant pharmaceutique Pfizer s’essaie aux fluoroquinolones… sur les enfants. A l’époque, une épidémie de méningites s’abat sur les enfants de l’État de Kano, au Nigeria. Sans aucune autorisation, le géant américain réalise des essais cliniques avec sa nouvelle molécule : la trovafloxacine (un antibiotique de la famille des fluoroquinolones). Pfizer prétend apporter une aide humanitaire au Nigéria. Sur la centaine d’enfants « traités », cinq sont décédés et d’autres ont déclaré des troubles physiques et psychiques : lésions cérébrales, cas de surdité, de cécité. En 2009, Pfizer versera 75 millions de dollars à l’État de Kano et aux familles, histoire d’éviter un procès…

Il faudra peut-être plus de victimes, plus de morts pour que ça bouge… « Tout est très bien orchestré par la HAS, soi-disant indépendante. » Il est remonté Philippe. Je le sens tendu de l’autre côté du fil. « La HAS, la Direction générale de la santé, l’Agence nationale de sécurité du médicament et le Conseil de l’ordre : ils se mettent tous d’accord sur tout. Pour ne pas faire ressortir les conséquences, pour ne pas soigner les victimes, ne pas leur accorder de prise en charge… » On ne sait pas s’il a raison dans ses accusations, Philippe, mais une chose est sûre : se sentir abandonné, laissé pour compte, sans possibilité de se faire entendre, dans une démocratie sanitaire dégradée, ne peut que renforcer le sentiment de persécution, ou même de paranoïa dont parlait Léo. Philippe poursuit : « Mais le problème, plus grave, c’est que les médecins participent à un système de santé coupable. Il faut passer le moins de temps possible avec les patients, alors quand ils prescrivent des fluoroquinolones, peu d’entre eux prennent le temps de les informer des potentiels risques. »
Léo, lui, estime qu’il a retrouvé 40 % des capacités perdues. Aujourd’hui, il marche avec difficulté, fait attention à ce qu’il mange et boit. Et s’il n’a plus de pensées suicidaires, c’est grâce à sa femme, Julie : « Elle m’a promis de trouver une solution pour mourir si jamais on ne voyait pas d’amélioration au bout d’un an. »

Articles associés

Pour ne rien rater, inscrivez-vous à la

NIOUZLAITEUR

Les plus lus

Les plus lus

Retour en haut

Dans ce numéro