Viré pour avoir monté un syndicat : sacré cadeau de Noël pour Yanda. Surtout de la part d’une boîte, Soluroad, qui a déjà vécu le décès d’un de ses salariés sur site il y a quelques mois, et où il était préparateur de commande depuis vingt ans.
Joyeux Noël : Yanda, licencié car syndiqué !
« Bon ben c’est fini, je suis licencié.
– Quoi ?! » Je bondis sur ma chaise. Yanda reprend : « Je suis resté dix minutes dans le bureau et c’était fini pour moi…
– Mais pour quelle raison ?
– Officiellement, trop d’arrêts maladie, selon la direction. Mais un copain a surpris une discussion entre les chefs, dans le bureau. En fait, ils m’ont viré parce que j’ai voulu monter un syndicat. »
Le droit, on s’en fout
Je n’avais pas eu de nouvelles de Yanda depuis fin novembre. On s’est rencontré devant l’usine Soluroad, dans la zone industrielle Nord d’Amiens. Il avait un peu le trac ce matin-là, juste avant qu’il ne passe dans le bureau de la direction. C’est que Yanda, cariste, 52 ans, avait subi une mise à pied préalable au licenciement pour des motifs « flous ». Du coup, pour le soutenir, la CGT et une poignée de ses collègues étaient venus sous un barnum, devant l’entrée de l’usine.
La température ne dépassait pas les trois degrés, de la fumée sortait de la bouche d’Adrien*, de Maurice* et de Yanda pendant qu’ils expliquaient leur situation.
« Le problème, c’est qu’on n’a toujours pas de syndicat. On essaie d’en créer un, mais la direction nous met des bâtons dans les roues, souffle Adrien. Elle n’a toujours pas organisé les élections, elle laisse ça en suspens, ça prend trop de temps. »
Pourtant, l’exercice du droit syndical est supposé être reconnu et accepté par l’employeur dans toutes les entreprises. Histoire que les syndicats professionnels puissent s’organiser librement – ce qui est la moindre des choses, quand on y réfléchit. Qu’on le rappelle : selon le Code du travail, « Il est interdit à l’employeur de prendre en considération l’appartenance à un syndicat ou l’exercice d’une activité syndicale pour arrêter ses décisions en matière notamment de recrutement, de conduite et de répartition du travail, de formation professionnelle, d’avancement, de rémunération et d’octroi d’avantages sociaux, de mesures de discipline et de rupture du contrat de travail. »
Devant les locaux, les salariés me racontent leur boîte. Anciennement GSA, Soluroad s’occupe depuis plus d’un an de l’expédition des pneus de l’usine Goodyear. La boîte emploie une centaine de salariés (sans compter les intérimaires). Mais depuis la reprise, fin 2023, ça grogne de plus en plus contre des conditions de travail intenables, et des inégalités salariales. Trois ou quatre autres ouvriers, rassemblés devant la grille, s’approchent, presque timides. Mal de dos, les épaules en vrac, des malaises : la liste semble longue. « Pour remplir un camion, on est tout seul. Un seul camion c’est 16 à 20 tonnes de pneus à porter et charger en vrac », raconte Yanda. « En plus, dans l’usine, il n’y a aucun sens de circulation, c’est vraiment dangereux avec les porte-palettes qui roulent partout, ça se croise continuellement. »
« On a même eu des malaises »
J’ai du mal à écrire sur mon carnet blanc, mes doigts ne répondent plus à cause du froid. Mais la conversation, qui vire au dépôt de plaintes, continue.
« La pression. On a la pression, constamment. On court partout », lance Adrien. Maurice renchérit : « on a même eu un malaise, au niveau des expéditions. Mais on a dû continuer de travailler parce que le camion devait partir. »
Il grimace.
Ce n’est pas la première fois que des accidents de ce genre se produisent sur le site. Fin août 2024, un des salariés décédait d’un arrêt cardiaque sur le parking. « On ne peut pas vraiment savoir si c’est à cause du taff, mais nous on pense quand même qu’il y a un lien, il était épuisé », glisse Maurice. Il s’agissait de Vincent Baillet, un manutentionnaire, 28 ans. « C’est vrai quoi… on nous demande de travailler en accéléré et on a moins de temps de pause », s’excuse presque Yanda. « Un collègue a essayé un massage cardiaque, il l’a vu partir. Il est encore choqué par cet événement », chuchote Adrien. « Ce qui est sûr, c’est que si Vincent était toujours vivant, il serait là, avec nous devant la grille pour protester. »
Adrien pointe son regard sur le parking de l’usine.
Et c’est vrai qu’un truc me chiffonnait pendant que lui et les autres parlaient : il n’y avait pas grand-monde, ce matin-là. Quatre ou cinq salariés, et six gars de la CGT, à tout casser.
« Où sont vos collègues ? Ils ne se sentent pas concernés par le sort de Yanda ?
– Ben si. Mais ils ont les chtouilles », commence Maurice.
– La direction a fait passer un message pour dire que nos prénoms seraient relevés et qu’on subirait les conséquences de s’être mobilisés, complète Adrien. C’est pour ça qu’ils ont tous peur, que personne ne sorte. Nous, on était de nuit, du coup après le taff on est restés pour Yanda… »
Cette peur, on l’a vue, l’a sentie, l’a constatée si souvent, dans le monde du travail, chez les salariés, que ça en devient déprimant. Déprimant pour la suite, pour l’espoir d’inverser un rapport de forces…
Il faut dire qu’ils ne sont pas aidés : la presse régionale n’a fait couler que très peu d’encre sur le drame…
Les grilles de l’usine se referment. « Tu vois, ils ne veulent même pas qu’on proteste… » Maurice lève les yeux au ciel. Sous les coups de sifflet de la CGT, la barrière rouvre.
« Je vais me battre. »
En l’espace d’une année (à peine), Soluraod a licencié quatre salariés. « Deux personnes accusées d’un soi-disant vol et une autre pour insulte », calcule Yanda. Quatre, et un de plus, donc, avec son propre licenciement, qui allait intervenir dans la foulée... « Mais ce n’est pas grave, je vais retrouver du boulot : je ne m’inquiète pas pour ça. Par contre, je vais aller au tribunal. Vingt ans de boîte et on me met dehors, tout ça parce que j’ai voulu créer un syndicat ! Je vais me battre. Voilà les nouvelles. »
Le combat : le meilleur remède contre la peur, sans doute.
* Les prénoms ont été modifiés.