« Je suis pas la plus mal lotie, je suis prof. En lycée technologique. Alors je ne gagne pas 3000 euros, bien sûr, mais je ne suis pas au smic non plus. Pourtant, je n’ai plus les moyens de rien faire. Rien… Je prends des heures sup’, je fais de l’animation périscolaire, mais ce n’est pas suffisant pour vivre. J’ai été obligée d’arrêter ma mutuelle, c’est trop cher. » C’est Louise qui me soufflait ça, au cœur de l’été, et ses paroles, presque des excuses de se plaindre, sont remontées à la surface en prenant connaissance du dernier rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques – l’OCDE – sur la situation des professeurs en France. Une « enquête internationale sur l’enseignement et l’apprentissage » qui sonde, de fait, le moral des enseignants dans 55 pays.
Quelque 6000 profs français, en élémentaire et au collège, y ont pris part. Résultat ? C’est pas brillant : ils sont déprimés, et en fond de classe pour tout ce qui touche au salaire, à la reconnaissance, à leur moral et à leurs conditions de travail.
Ne manger qu’un jour sur deux, même à l’école…
Il est où, le problème ? Dans ce qu’on demande aux enseignants, d’abord : récupérer, colmater tous les problèmes générés par des politiques qui taillent, depuis des années, dans les services publics. Les trois-quarts des profs, selon l’OCDE, se retrouvent face à des classes où 10 % des élèves ont des besoins particuliers – problèmes sociaux, psychologiques, situations de handicap… Le phénomène a plus que doublé, en quantité, depuis 2018. Au fil de notre discussion à bâtons rompus, Louise (qui enseigne dans la région bordelaise) avait multiplié les exemples. « Y a quelques années, dans une école de Poitiers où j’ai ensuite enseigné, ils s’étaient aperçus que des jumeaux venaient en alternance à la cantine. Les parents n’avaient pas les moyens de payer pour les deux, du coup les gamins alternaient pour manger au moins chacun un jour sur deux. Quand ils se sont aperçus de ça, la mairie a décidé de les aider, de rendre la cantine gratuite. Mais si on n’a pas une mairie intelligente socialement, et assez riche, comment on fait ? »
Formation au rabais : merci Sarkozy !
Le corps enseignant français est d’autant plus démuni face à ces situations, que ce soit pour organiser des cours adaptés ou hors classe, qu’il n’y est pas, ou peu, ou mal formé. On dit « démuni », mais on euphémise : pour la moitié des enseignants sondés (49% selon l’OCDE), s’adapter aux élèves est source de stress. Tout cela « rend le métier plus exigeant », souligne Eric Charbonnier, expert à l’OCDE. Une « exigence » à laquelle ces enseignants ne sont pas préparés, donc : la moitié des jeunes professeurs considèrent que leur formation comportait de sérieuses lacunes sur « la pédagogie » ou « le soutien au développement social et émotionnel des élèves ». Merci qui, ici ? Merci Sarkozy ! C’est qu’on paie là les conséquences, entre autres, de la suppression en 2008 des IUFM, les instituts de formation des maîtres, par Nicolas Sarkozy – dans son obsession de réduction des dépenses et du service public. Il serait injuste, à ce titre, que l’ancien président de la République ne reste dans l’histoire que comme un condamné multirécidiviste : ce serait oublier à quel point ses décisions politiques, de baisse des subventions aux associations en attaques des services publics, en passant par la suppression de la formation des profs, donc, ont lacéré le tissu social français. Et dans quelle mesure on en paie le prix aujourd’hui.
Le baromètre du stress
Le baromètre du stress, on y revient, monte même à 62% quand les enseignants doivent faire face aux « exigences institutionnelles ». Comprendre : faire toujours plus et mieux, écoper toujours davantage les maux de la société, mais avec toujours moins de moyens, dans un souci de rentabilité… Louise, toujours, nous illustrait ça. « Je vois des gamins et des familles brisées. Et ça traîne, ça dure, sur plusieurs générations. Et même l’école ne peut plus rien pour eux. Aujourd’hui même pour louer un bus et les emmener dehors, c’est compliqué, la directrice freine des deux pieds. Mais pourtant faut les faire sortir, ces gosses, qu’ils voient autre chose ! J’ai une copine qui enseigne dans une banlieue très pauvre de Lyon, dans son collège on a retiré le bus pour emmener les élèves en cours d’EPS, parce que plus assez d’argent. Mais on est où, là ? Et on fait quoi ? Si l’école ne fait pas ça, qui le fera ? Comment on va faire de ces gamins des citoyens ? On va se prendre un boomerang dans la gueule dans vingt ans, ça va être terrible. Et c’est nous, les adultes, qui seront responsables de ça… »
Salaires des professeurs : au dernier rang
Ah, et puis, on ne vous avait pas parlé des salaires : dans cette matière, les instits du pays sont au dernier rang de la classe, ou presque. La rémunération des profs est nettement, très nettement inférieure à celle de leurs homologues étrangers, pointe l’OCDE.
Et ça se ressent, forcément, dans la vie de tous les jours. « Nos conditions de vie, elles changent », déplorait Louise. « Depuis trois ans, je ne fais plus que les courses en promotion, uniquement les promotions, alors que ça ne m’arrivait jamais avant. Avec une copine, on s’échange les bons plans. ‘‘Tiens, là, il y a 50 % sur tel produit !’’ Donc on fait trois supermarchés différents pour gagner 5 euros, on y passe un temps fou. Ça n’a plus de sens. On touche le fond… Evidemment, je ne peux plus mettre d’argent de côté, rien. Là, j’ai même attaqué mes économies pour les dépenses quotidiennes. Tout ça, c’est des situations que je voyais y a quinze ans chez des ouvriers qui gagnaient le smic. Sauf que je n’aurais jamais imaginé me retrouver dans cette situation. »
Le terrible divorce de la gauche
Cette dernière phrase, elle m’a de suite rappelé une anecdote, une scène à laquelle François, je crois, avait assistée il y a quelques années, et qu’on prenait en exemple, à Fakir. C’était dans une médiathèque. En faisant la queue, un monsieur, un instituteur, râlait contre ses conditions de travail dégradées, attaquées – tout ce qu’on décrit ici, finalement. Et il se plaignait que la population ne réagisse pas, ne se mobilise pas davantage pour les défendre, alors qu’on parle là de l’éducation de nos gamins. Un peu derrière lui, un autre monsieur a répliqué, sur-le-champ. Lui était ouvrier : « Vous savez, ce que vous dites là, nous les ouvriers, ça fait trente ans qu’on le subit, les délocalisations, les fermetures d’usines, la mondialisation, les licenciements. Et depuis trente ans, qui était là pour nous défendre ? Est-ce que les profs étaient là pour nous défendre ? Non. Alors, ne venez pas vous plaindre aujourd’hui ! » C’est un divorce, un terrible divorce, par ses conséquences, des deux cœurs sociologiques de la gauche, celle des profs et des ouvriers, touchés à deux décennies d’intervalle par la même idéologie, les mêmes politiques de « rationalisation », d’externalisation, de baisse des coûts, jusqu’à la casse des services publics. Les mêmes politiques, mais des réponses et des luttes séparées, éclatées, qu’il faudra bien faire converger pour inverser la donne.
On reste un peu dans le sujet, finalement, avec le dernier point : le regard de la société sur ses enseignants, ses maîtresses d’école, ses instits. En la matière, 4 % seulement d’entre eux considèrent que leur métier est valorisé dans la société (et le chiffre est en chute libre), tout en bas du classement. Un ressenti qui pèse sur le moral. « Oui, il y a aussi le mépris pour le métier de prof, qui s’était estompé pendant le Covid mais qui est revenu en force aujourd’hui », se désolait Louise. Qui ne voit pas trop d’espoir, ni d’horizon, si les politiques menées par nos gouvernants ne changent pas. « Je ne vois pas de de plan B, non. Alors, je repartirai peut-être vers mon ancien métier, mais pas dit qu’on me réembauche. Et sur le court terme, je tire la langue pour éduquer ma fille. » Chacun ses priorités : pendant ce temps, le président Macron lutte de toutes ses forces pour maintenir ses affidés au pouvoir, et poursuivre la même politique…
PS : Louise nous avait causé, aussi, des difficultés à élever sa fille, en tant que maman solo, suite aux dernières décisions du gouvernement. Retrouvez notre entretien ici.



