Aldi : on casse les prix, et des vies.

Par Maëlle Beaucourt |

Harcèlement, rythme de travail effréné, suicide… Ce conte de fées commence fin 2020, quand Aldi France rachète plus de 500 magasins Leader Price au groupe Casino. Depuis, les conditions de travail des salariés se sont intensifiées… et les salaires ont diminué. Au point qu’à Beaune, 79 salariés demandent une rupture conventionnelle.

Sans vous on ne peut rien, avec vous on peut beaucoup :  Fakir est un journal papier en kiosque, et numérique. Il vit sans pub ni subventions, et ne peut publier des reportages et enquêtes que grâce à vous. Alors, qu'attendez-vous ? 
Aidez-nous ! 

Faire un don / Acheter le dernier numéro / S'abonner

« Je suis sur la route, j’vais déposer soixante-dix-neuf demandes de ruptures conventionnelles. On en a ras-le-bol. Tout le monde veut quitter Aldi. » C’est Loïc, chauffeur pour Aldi et délégué CGT de la centrale de Beaune (Côte d’Or), qui m’annonce la nouvelle : c’est la grande fuite du groupe alimentaire discount. Je l’avais déjà contacté, Loïc : il avait fait part à la Fakirie de ses luttes syndicales pour aider ses collègues et batailler contre les restrictions des droits des salariés. Mais c’est fini, peut-être : parmi les demandes de ruptures conventionnelles, il y a la sienne. « On est tous en première ligne, tous touchés. Il faut bien riposter. »
Soixante-dix-neuf : près des deux-tiers des salariés Aldi de la centrale de Beaune…
Le réseau du hard-discount allemand, Aldi, est arrivé en France en 1988, et on dénombre aujourd’hui plus de 1300 magasins dans l’Hexagone. Avec une promesse commerciale : proposer des produits de qualité à prix coûtant.

« Depuis le rachat, ça a empiré… »

Loïc m’avait donné envie de pousser le sujet. Alors, je me suis rendue dans un Aldi que je connais bien, dans la Somme… J’ai toujours fréquenté cet Aldi. Avec ma mère, on y allait toutes les semaines, quand j’étais gosse. Au point que les employés, on les connaît bien, tous. Certains étaient même devenus des amis. Mais ça faisait une paire d’années que je n’y avais pas mis les pieds, à cause des études. Bref, je ne suis pas là pour donner dans la nostalgie : je veux voir si d’autres magasins sont concernés par des problèmes de direction.
Premier choc, quand j’arrive : le site est méconnaissable. Tout a été rasé, le vieux magasin, ses carrelages jaunâtres, son parking. Place à un grand bâtiment tout neuf, deux fois plus grand que l’ancien… J’ai pensé : « ils ont de la chance, les employés, un beau magasin, une énorme superficie, certainement, une plus grande équipe, de nouveaux challenges : bref ils doivent être contents ! »
À l’intérieur, en revanche, les visages restent familiers. Laureen* à la caisse me fait même un grand signe de la main. Au rayon frais, j’entends Martine* râler, comme d’hab’ : tous les paquets de six tranches de jambon Le Paris sans couenne viennent de tomber sur le sol.
« T’as besoin d’aide ?
– Non merci, je vais me débrouiller,
elle me répond sans lever la tête, trop pressée de ramasser. J’ai encore six palettes à faire, il faut que je me dépê… Oh mais c’est toi ! Comment vas-tu ? »
Je lui raconte ma vie, mais elle n’a pas le temps de m’écouter. « Tu m’excuses, faut que je termine de mettre en rayon… »
S’il y a bien une chose qui n’a pas changé ici, c’est le rythme de travail effréné des employés. Toujours à courir à droite, à gauche. Au niveau des fruits et légumes j’aperçois Carole*, la manageuse. Elle trie les tomates un peu trop amochées.
« C’est toujours la course ici !
– M’en parle pas, c’est de pire en pire. Et puis le nouveau magasin ne fait rien pour arranger les choses. On est tous crevés, l’équipe s’est réduite avec la fin de contrat de Corentin*.
– Vous ne l’avez pas embauché ?
– Non, Aldi ne l’a pas embauché. Puis l’équipe s’est encore rétrécie avec le départ de Constance* l’année dernière. De toute façon Aldi n’a pas de sous, on est en restriction budgétaire. On n’a même pas davantage de personnel, alors qu’on est passé de 700 à 1000 m2. T’imagines ? »

Puis Carole se met à chuchoter : « Les conditions de travail, elles se sont empirées depuis qu’Aldi a racheté Leader Price fin 2020… » C’est que tous ces changements s’inscrivent dans une logique de développement du chiffre d’affaires et d’implantation dans toute la France. Et que le but est d’offrir un magasin Aldi à moins de quinze minutes d’un maximum de Français. Du coup, pas question de renforcer les équipes qui existent déjà et fonctionnent en flux tendu. Un développement au rouleau-compresseur, en somme.

Un symbole du hard

Plus qu’un supermarché discount, en Allemagne, la chaîne Aldi est une gloire nationale. Son ascension commence dans les années 50, dans la ville d’Essen, dans l’ouest de l’Allemagne. Les frères Albrecht (Theodore et Karl) proposent dans leur boutique familiale une gamme alimentaire à bas prix. C’est le début du hard discount. Rapidement, Aldi (pour Albrecht Diskont), rencontre un succès fulgurant auprès des Allemands, et l’enseigne s’implante en Europe, en Australie et aux Etats-Unis.
Son concept : réduire les coûts au maximum. Décoration sobre, des employés polyvalents et rapides, payés a minima, pas de marques dans les rayons. Outre-Rhin, la chaîne est aujourd’hui considérée comme un véritable temple de l’économie hard discount. L’engouement est tel qu’en 2012 le musée Wilhelm-Hack de Ludwigshafen abritait une exposition I love Aldi. Au total, 38 artistes (dont on ne sait pas s’ils fréquentent Aldi comme clients…) exposent leurs « œuvres » : un caddie qui croule sous une montagne de sucre blanc, 2000 saucisses qui jonchent le sol, des maisons réalisés avec des toasts… On a même vu apparaître le concept de l’aldisation : la recherche absolue du moindre coût.

Pourtant le discount n’a pas trop la côte en France… Et pour Aldi, ce n’est pas faute d’avoir posé 700 millions d’euros sur table pour racheter 500 magasins Leader Price. Le groupe allemand espérait avec cette opération se tailler une plus grande place parmi les géants de la distribution. Raté : quatre ans plus tard, la firme reste sous la barre des 3 % du marché français.
Les comptes ne sont pas bons, et la maison mère doit remplir un chèque d’un milliard d’euros pour renflouer les caisses de sa filiale française. J’ai bien essayé de les contacter, pour savoir ce qu’ils pensaient des conditions de travail de mes copains, de Beaune, etc., mais, malgré plusieurs relances, rien. Pas une seule réponse. Dommage.

« Le VHP : la rentabilité par salarié. »

Loïc, le chauffeur de Beaune, m’avait toutefois filé un numéro, celui d’un collègue qui selon lui devrait me renseigner en détail sur les mécanismes internes et la stratégie d’Aldi : Djamel, un autre représentant syndical. J’avais laissé le post-it avec son numéro sur le bureau... Je l’appelle, et prends rendez-vous.
Dans son camion, Djamel est en route pour rejoindre le magasin de Brie-Comte-Robert, en Seine-et-Marne. Délégué syndical et manager de la centrale régionale de Dammartin, il ne mâche pas ses mots. « Tout est en train de se casser la gueule. Ils ont voulu multiplier le parc par deux en rachetant Leader Price, résultat, nous on trime derrière. » Parce que, forcément, Aldi attend un retour sur investissement. Du coup ça cravache derrière, dans les magasins, même en déficit de personnel. « Entre le travail dissimulé et l’esclavagisme qui va avec, tout le monde craque. Certains démissionnent, d’autres se suicident. »
Le camion s’arrête.
« Je récupère juste un ami en route, c’est aussi un collègue. »
Aurélien, le visage tiré, arrive enfin. Il a l’air fatigué. La discussion reprend.
« Rien qu’en 2023, on a eu 241 licenciements dans notre centrale régionale, sur 2000 salariés. En fait, c’est simple, tous les problèmes découlent du VHP.
– Du quoi ?
– Du VHP. En gros, la rentabilité par salarié. Dans chaque Aldi on a un responsable secteur qui nous distribue une enveloppe horaire à ne pas dépasser. Par exemple, on a 190 heures par semaine, pas plus, pas moins. Donc c’est à nous de distribuer ces 190 heures à l’ensemble des salariés. C’est pour ça que quand on travaille dix heures, on n’en note que cinq, sinon ça nous retombe dessus... »
Et puis, je le comprends vite, les heures supplémentaires auront beau être signalées, elles ne seront pas payées pour autant...
« Dans mon équipe à Dammartin on est huit, reprend Djamel, donc on est deux à ouvrir le magasin le matin et deux à fermer. C’est impossible de faire du bon boulot. L’été on ne peut plus embaucher de saisonnier, alors quand un de nous part en vacances, c’est compliqué de jongler avec les heures des uns et des autres. Comme on est fatigués, il nous arrive de faire des bêtises et de nous faire sanctionner. On dirait même qu’Aldi s’en sert comme motif de licenciement… D’ailleurs y a un turn-over de dingue, c’est fou. Le taux d’arrêts-maladie a explosé, les conditions de travail ont empiré. Ils veulent nous faire flancher.
– Et toi Aurélien, t’es aussi salarié à Aldi ?
– Oui, mais moi je suis un ancien de Leader Price et aujourd’hui, c’est la merde. On subit trop de pression. Aldi a récupéré quatre responsables secteur, des anciens de Leader Price. Tu sais ce qu’ils sont devenus ? Ben trois ont été licenciés, on ne sait pas pourquoi. Et un autre s’est suicidé. »
Je me tais : Aurélien ne veut pas trop parler de son taff, ça le déprime.

En rayon : mépris et pression.

Pourtant avec ses campagnes publicitaires, ses magasins qui font peau neuve et sortent de terre un peu partout, on pourrait croire que l’enseigne est en pleine dynamique. Pourtant, rien qu’entre 2021 et 2022, 672 salariés ont perdu leur poste.
Combien de vies et de familles cassées, derrière ce chiffre brut ?
La promesse d’un magasin discount se joue à quel prix ? Désabusé, Djamel soupire. « Aldi a choisi de faire des anciens salariés de Leader Price les boucs émissaires, avec une pression constante et du mépris. »

« Un autre modèle est possible » : ils osent tout !

« La grande distribution, les grandes marques, les hyper, les super, c’est bien non ? Mais est-ce que tout ça n’est pas un peu trop grand ? Comme si tout le monde avait les moyens de tout s’offrir en grand, comme ça facilement. Pourtant, un autre modèle est possible : il suffit d’être plus proche des gens et d’écouter davantage la génération qui vient. »
Au coude à coude avec d’autres enseignes discount, Aldi tente de séduire un nouveau public avec sa campagne publicitaire, « Place au nouveau consommateur ». Des vidéos d’une quarantaine de secondes avec une voix-off posée sur de belles images. Ces capsules mettent en avant une jeune génération qui veut revenir à l’essentiel, à des « produits simples » et de « qualité » avec un « prix juste ». Décidément, Aldi a tout pour plaire. Mais toujours aux dépens de ses salariés.

Quelques heures plus tard, Loïc, de Beaune, me rappellera. Pour partager sa surprise, au moment de déposer ses demandes. Enfin, précisons : une mauvaise surprise… « En les déposant, on m’a annoncé une baisse des salaires pour tout le monde ! » 16 euros net en moins sur la fiche de paie. Après une prime de transport non reconduite, c’est le retour au Smic pour tous les employés dans les magasins. ça fait beaucoup. « Le pire c’est qu’Aldi nous fait du chantage. Si on nous baisse les salaires c’est parce qu’on refuse de signer leur proposition de nous augmenter à 1 %, parce que c’est rien, 1 %... »

Depuis huit ans qu’il est dans la boîte, Loïc en a vu passer, des choses.
Il faut dire que les décisions concernant l’ensemble des magasins se décident dans le microcosme du siège parisien, sans représentation des organisations syndicales des salariés. « Nous on avait un directeur très fermé, hautain, très con. Du coup je me suis porté volontaire aux élections syndicales. On avait beaucoup de problèmes d’ordre sociaux, les salaires pas assez hauts, des conditions de travail indignes. En 2021, on s’est mobilisés pendant huit jours. On les a fait plier : pour certains employés, les augmentations ont représenté 10 % sur leur salaire. » S’y ajoute une augmentation des indemnités kilométriques, de la prime d’ancienneté… Enfin, tout ça c’était en 2021. Depuis, l’inflation a gagné du terrain, les primes ont sauté, bref : retour à zéro.
Le discount, en fait ? La promesse du moins cher pour les uns, les consommateurs, par le sacrifice des autres, les employés. Problème : ce sont souvent les mêmes gens, finalement...

* Les prénoms ont été modifiés.