Doléances des Gilets jaunes : les aventuriers des cahiers perdus (partie 1)

Par Pierre Joigneaux |

« Je veux reprendre l’étude de ces cahiers évoquant les gilets jaunes et un mouvement négligé », lâchait François Bayrou pendant sa déclaration de politique générale. Cinq ans après ! Il était temps !
Allez, on l’avoue, franchement : on n’y croit pas, pas une seconde, au fait que le Premier ministre, qui à l’époque, rappelons-le, voulait envoyer l’armée s’occuper des Gilets jaunes, ressorte un jour ce trésor enfoui…
Trésor ? Les 20 000 cahiers de doléances enterrés, ces deux millions de contributions suite au « grand débat ».
Mais si jamais il veut des pistes, dans sa quête, on peut lui en donner.
Parce que Fakir est parti sur leurs traces, à ces cahiers, justement.
Et on vous emmène avec nous : direction Auger-Saint-Vincent, village de cinq cents habitants, dans l’Oise. Là où tout a commencé. Là où l’espoir renaît…


« Ce qui est assez amusant, c’est qu’en 1903 Jaurès se saisit des cahiers de doléances de 1789 pour les rendre public, car il sent la République fragilisée… » Fabrice Dalongeville, maire d’Auger-Saint-Vincent, me met de suite dans l’ambiance, quand il m’accueille à la gare de Crépy-en-Valois, la plus proche de chez lui. On est dans l’Oise, loin du pays de Jaurès : il caille. Mais le rédac’ chef ne m’avait pas laissé le choix, quand je lui avais parlé de ce maire en quête des cahiers de doléances : « Faut aller le voir, dès que possible ! ». M’y voilà, donc : depuis six ans maintenant, ce quinquagénaire, lunettes et cheveux blonds d’acteur de ciné, se bagarre pour rendre publiques les doléances des Gilets jaunes. Et ce n’est pas rien : on parle là de 20 000 cahiers manuscrits répartis sur tout le territoire, de deux millions de témoignages, du plus gros corpus citoyen depuis… 1789. Un trésor, donc, mais un trésor enterré…
En route. Fabrice Dalongeville met de la musique. Douce France, Rachid Taha. Les champs défilent. « Au niveau national, au niveau du gouvernement, non, il ne se passe rien. Et en plus, vu le bordel, l’instabilité, c’est clairement pas la priorité… » Pourtant, on parle bien d’une mine d’or. D’un monument de papier, un monument citoyen. « Des milliers et des milliers de doléances, de propositions de citoyens à travers tout le pays, qui réclament souvent la même chose, en plus ! » Et c’est quoi, les priorités des gens ? Et comment il les connaît, lui, d’abord ? « Attends, je vais te raconter, on arrive. » On arrive sur la place du village. Le maire gare la voiture devant l’église, il m’emmène « là où tout a commencé » : le café citoyen.
On entre. Une grande salle haute de plafond, des poutres, un bar en bois, une épicerie, des grandes photos sur les murs, des jeux de société, un feu de cheminée.
Ici c’est un lieu de concerts, de films, de débats, de matchs de foot, de pièces de théâtre, de jeux de société, et qui n’existait pas avant, avant les Gilets jaunes. ici, il y a des rires, il y a de la joie. Et même des fou-rires, ce midi. J’attaque un poulet frites avec Chantal, Alice et Virginie, trois travailleuses sociales. On parle du « dry january », de nos âges respectifs, les vannes et les rires fusent, le maire se fait rhabiller pour l’hiver.
Mais je ne suis pas venu pour ça.

« Il a suffi d’une étincelle, et ça a foutu le feu. »
Rembobinons. Comment tout ça a commencé ? Ici, à Auger-Saint-Vincent, c’était le 8 décembre 2018, et le début de l’opération « Mairie ouverte ». Les habitants sont invités à venir déposer leurs doléances. Ça ne fait pourtant même pas un mois que le mouvement des Gilets jaunes a commencé. Il y en a déjà plusieurs qui ont passé le chasuble fluo, dans le village. « Il a suffi d’une étincelle, et ça a foutu le feu. La contestation sociale était déjà là. La marmite, nous maires ruraux, on la sentait prête à exploser. Dans la ‘‘province’’, les sous-préfectures, pas chez les gagnants de la mondialisation. C’était pas Nuit Debout, ici. » Tout va très vite : un mois plus tard, en janvier 2019, l’Association des maires ruraux de France est invitée à l’Elysée. Fabrice Dalongeville fait partie du convoi. « Et là, on remet à Macron une clé USB. Dessus, une analyse des premières doléances, des premières revendications. » Déjà ! Il avait tout en main, donc, notre président, qui évoquait quelques jours plus tôt les « porte-voix d’une foule haineuse  »… « Citoyenneté, proximité, solidarité, ce sont les trois valeurs qui ressortent le plus du corpus. Mais en face, on sent Macron pétri de certitudes… » Avec la suite que l’on connaît : le mépris encore et toujours. Et le manque de chance, aussi. « Le jour où Macron devait rendre les conclusions du grand débat, répondre aux millions de doléances, c’était le 15 avril 2019. Et là, Notre-Dame prend feu ». L’intervention filmée du président sur le sujet n’a toujours pas été diffusée. Puis c’est l’arrivée du Covid. Là, « tous les projets sont décalés, on perd un ou deux ans, c’est extrêmement dur ». Les cahiers de doléances sont enterrés. Et n’ont pas revu le jour depuis…

« C’est chaud patate »
Ils réapparaissent par bribes, un peu par hasard. Hélène Desplanques, documentariste, part à leur recherche, tombe sur le maire d’Auger-Saint-Vincent. Il va devenir l’un des fils rouges du doc, qui a du mal à sorti : il n’est financé que par France 3 région. « France 3 national refuse : ‘‘c’est trop politique’’, on lui dit. C’est chaud patate ». Les doléances des citoyens : un sujet trop républicain pour France 3, une chaîne nationale de service public… Résultat : le documentaire passe sous les radars. Jusqu’au 8 février 2024, quand Fabrice Dalongeville est invité à la radio. Arrive la dernière question d’une auditrice : « ça a l’air passionnant ce que vous racontez depuis une heure sur les cahiers de doléances, mais on le regarde où nous, le documentaire ? ». Il est 7h59, l’heure du journal. Le maire a juste le temps de glisser : « si seulement on diffusait le documentaire sur une chaîne nationale… » Le lendemain, France 3 appelle la boîte de prod’ pour demander une copie du film. Tout vient de basculer…
Le docu rencontre un sacré succès. Le duo Hélène Desplanques et Fabrice Dalongeville organise des diffusions à travers la France. « Elle m’invite dans une crêperie et me demande ‘‘tu fais quoi au mois de mai ?’’. Et on part dans la Creuse, en Gironde… » Marie Pochon, députée verte de la Drôme, porte une résolution à l’Assemblée nationale pour rendre publics les cahiers de doléances. Une réunion est organisée à l’Assemblée. Mais là encore, cinq ans après Notre-Dame, rien ne va se passer comme prévu…

Pierre Joigneaux

➡️ Lien vers la partie 2