« Pourquoi diable les ouvriers et employés votent plus RN qu’à gauche ? Comment fait-on pour les ramener ? » La question taraude Vincent Tiberj. Sa réponse ? Non, les citoyens français ne se sont pas droitisés, mais la gauche doit ramener le débat sur le social et l’économie pour retrouver les classes populaires. Le sociologue détaille tout ça dans son ouvrage La droitisation française, mythe et réalité (PUF, 2024). Un livre qui ouvre un espoir pour le combat.
Vincent Tiberj : « Social, économie : la gauche doit rejouer à domicile ! »

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Fakir : La fameuse note Terra Nova de 2011 s’est basée en partie sur vos travaux, sur vos données, pour envisager un abandon des classes populaires et une nouvelle stratégie pour le PS : s’adresser aux minorités.
Vincent Tiberj : Cette note est très symbolique, mais l’abandon des classes populaires date de bien avant ! Oui, ça s’est accéléré pendant le quinquennat Hollande, mais cet abandon remonte à la fin des années 90 déjà, quand les idées de la troisième voie incarnée par Clinton-Blair-Schroëder sont arrivées au sein du PS.
Fakir : Votre ouvrage démontre pourtant, arrêtez-moi si je me trompe, que les attentes des citoyens, y compris des classes populaires, sont loin de se droitiser, et que la gauche aurait tort d’abandonner les thématiques sociales.
Vincent Tiberj : La note de Terra Nova laisse penser que le culturel suffira. Mais les électeurs de gauche sont à la fois de gauche socialement et culturellement. On ne peut pas abandonner le social. Il faut rappeler qu’il y a des demandes de protection très fortes du monde du travail, pour une meilleure vie. On l’a vu pendant le mouvement des retraites l’année dernière. C’est énorme, comme thème, cette question du travail.
Fakir : Vous expliquez dans votre livre que les citoyens français sont de plus en plus tolérants. Et même, si on prend les données sur quarante ans, que le seuil de tolérance grimpe, sur l’acceptation de l’homosexualité ou sur l’ouverture à l’immigration. Pourtant « la part de Français estimant que le racisme est présent dans la société française atteint un niveau record à 85 % » selon la dernière enquête Fractures française…
Vincent Tiberj : De plus en plus de gens répondent que « oui », il y aurait de plus en plus de racisme. Mais si on prend les données sur trente ou quarante ans, oui les enquêtes montrent l’inverse. Les choses ont même considérablement progressé. Quelques chiffres, des données issues de nos enquêtes avec la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH). Sur le droit de vote des étrangers : 34 % de soutien en 1984, 58 % en 2022. Sur « les immigrés sont une source d’enrichissement culturel » : 44 % en 1992, 76 % en 2022. Sur « il y a trop d’immigrés en France » : 69 % en 1988, 53 % en 2022, 52 % en 2021, 48 % en 2024. Sur la baisse du racisme biologique : en 2002, 14,5 % des répondants considéraient encore « des races supérieures à d’autres », en 2022 ils ne sont plus que 4 %.
Fakir : Comment expliquez-vous cette différence entre ces chiffres et les ressenti, du coup ?
Vincent Tiberj : Il faut dissocier les interactions par en bas, de moins en moins racistes, et ceux qui parlent de cette société par en haut. On nous présente les médias comme une machine qui écraserait tout sur son passage, mais les résistances sont sacrément impressionnantes. Oui ils tiennent l’agenda, le cadrage dominant. Mais regardez, si on prend la séquence octobre / novembre 2023 : attentats du Hamas, Crépol, loi immigration... Le baromètre de la CNCDH montre toujours plus de tolérance. Le seuil de tolérance progresse depuis quarante ans. Oui la force de frappe du groupe Bolloré mobilise et pèse sur les électeurs de droite. Mais en revanche, ça n’essaime pas dans l’ensemble de la population. La société génère ses propres anticorps. Beaucoup pensent que l’extrême droite a gagné la bataille du récit. Peut-être en haut, dans la sphère médiatique. Mais en bas, ça résiste bien. Regardez la mobilisation contre « Bardella Premier ministre ». Le barrage a eu lieu par en bas : les associations, les syndicats, les militants et collectifs citoyens… On a tendance à oublier tous ces gens qui se sont déplacés. La société résiste extrêmement bien. Mais il n’empêche qu’on continue à parler à longueur d’antenne d’immigration, et très peu des inégalités sociales face au dérèglement climatique par exemple. L’avantage pour le RN, c’est qu’on reste sur leurs thèmes. Ils jouent à domicile. Mais il faut rappeler que Cnews, c’est seulement 3,1% de la part d’audience (ndlr : en novembre 2024). Arte c’est 3%. Pourquoi Cnews serait la chaîne représentative du peuple ? Pourquoi les obsessions des médias Bolloré serait représentatives des attentes des gens ?
Fakir : Justement : vous montrez dans le livre des attentes fortes pour une redistribution du capital vers le travail, avec même un soutien très fort sur une batterie de mesures (89 % pour la hausse du SMIC, 91 % pour que le système de retraites reste public…). Mais vous montrez aussi la fin d’un « nous », d’une conscience de classe, avec l’atomisation et la précarisation du travail, l’effondrement du syndicalisme et du PCF... Et ce malgré des moments forts de conscientisation comme le mouvement des Gilets Jaunes ?
Vincent Tiberj : C’est pour moi un enjeu majeur : pourquoi diable ces ouvriers et employés vont plus voter RN qu’à gauche ? Comment fait-on pour les ramener ? Comment fait-on pour les entendre ? C’est un des vrais soucis qu’on a, à gauche. Il fut un temps où les partis de gauche et les syndicats avaient des ramifications dans les milieux populaires…
Fakir : Il y a encore des bastions de résistance, non ?
Vincent Tiberj : Oui mais aujourd’hui, il y a des zones blanches syndicales incroyables. Dans les grandes usines il y a encore un peu de monde syndiqué, mais c’est un no man’s land chez les petits. Pendant ce temps-là, dans les partis, c’est une lutte entre élus, entre collaborateurs...
Fakir : Quel message leur feriez-vous passer ?
Vincent Tiberj : Vous êtes déconnectés : prenez du temps, allez bosser. Sortez de la bulle médiatique. Des polémiques. Je vis à Bordeaux, vous, vous êtes à Amiens, eh bien ce ne sont pas les problèmes parisiens qui animent les gens hors de la capitale. Twitter a en plus un effet de renforcement des prédispositions. Si vous ne suivez que des RN, ou des insoumis, ou des macronistes, vous renforcez ce que vous êtes, vous ne voyez plus rien d’autre, vous êtes dans une bulle. Il faut lire Michelat et Simon sur le vote de classe : les ouvriers votaient à gauche car ils se pensaient comme des ouvriers, comme la classe ouvrière, comme un « nous ». Mais le sentiment d’appartenir à une classe a baissé. Aujourd’hui, il y a un fort sentiment d’appartenance à la classe moyenne, une atomisation de la situation sociale. Mais on peut reconstruire le « nous » : comme vous le dites, on l’a vu au moment des Gilets jaunes : la re-création, par en bas, de demandes de solidarité, de justice sociale et environnementale, et surtout le Référendum initiative citoyenne (RIC). Les Gilets jaunes, ça devrait être une leçon d’humilité pour les partis politiques : prenez le temps de descendre.
Fakir : Bernie Sanders, Naomi Klein, Serge Halimi… Certains à gauche ont tiré des enseignements de la victoire de Trump en l’expliquant notamment par l’abandon des classes populaires par le parti démocrate, son abandon de la question économique, du pouvoir d’achat, de la bataille pour protéger le travail du capital. Un terrain économique sur lequel s’est engouffré Trump. Vous êtes d’accord avec leurs analyses ?
Vincent Tiberj : Le PS a gagné en 2012 grâce au discours du Bourget. Les électeurs y croyaient. On ne peut pas faire comme si les électeurs n’avaient pas de mémoire. Les trahisons, les gens sont capables de s’en souvenir : dire « Mon ennemi, c’est la finance », pour terminer par mener une politique de l’offre, faire marchepied à Macron... Aux États-Unis, Obama a parlé de redistribution, de protection sociale, il y est allé culturellement et socialement. Kamala Harris est restée très prudente sur les enjeux culturels, et a été totalement absente sur les questions économiques. Trump gagne avec le vote populaire, mais ce n’est pas non plus un raz-de-marée. C’est parce qu’un nombre croissant d’électeurs ne se sont pas déplacés pour voter démocrate. Jusqu’aux années 80, les partis et candidats de gauche parlaient des conditions économiques des plus pauvres… ne serait-ce que pour obtenir leur suffrage ! Aujourd’hui, leur quotidien, leurs conditions d’existence, leurs difficultés, sont invisibilisées. Dès lors qu’on ne parle plus d’eux, comment ne peuvent-ils pas se sentir abandonnés, se détourner de la politique ?
Fakir : Vous me faites la transition : dans la deuxième partie du livre, vous parlez d’une « grande démission ». Vous montrez que les abstentionnistes ne sont pas des « sans-avis », mais bien des citoyens déçus par les élus et les partis : 80 % des Français ne font pas confiance aux députés, 86 % des Français ne font pas confiance aux partis politiques (Fractures françaises 2024 pour Le Monde). Ce dégoût croissant, on l’entend partout sur le terrain, en reportage, ce dégoût des « politicards déconnectés », des professionnels de la politique, il vient d’où, selon vous ?
Vincent Tiberj : Déjà, on est face à une institution problématique, le système présidentiel. Comme si la solution était d’élire un sauveur suprême, un césar, un tribun… mais déjà l’Internationale refusait ces trois-là [NDLR : et le chant date de 1871 !]. Premier point : sortir de la vision d’un guide qui nous sauverait. Deuxième point : la culture française a énormément de mal avec la base, l’horizontalité. 2005, c’est assez terrible symboliquement [NDLR : la victoire du « non » au référendum sur la Constitution européenne, puis finalement le passage en force du texte avec le traité de Lisbonne deux ans plus tard]. En France on ne choisit pas, on élit. On dit : « Vous avez voté pour Macron », alors que beaucoup ont d’abord voté contre. Au bout d’un moment, ça énerve les gens cette impression de ne pas être écouté. Ils se disent : « Si je veux agir, être utile, contrairement à tous ces guignols, je vais dans une asso faire des maraudes. » Nous avons des citoyens de bien meilleure facture qu’ils n’ont jamais été, mais qu’on n’écoute pas. Nous avons un modèle politique vertical, qui ne peut pas continuer à tourner en vase clos. Vous avez des pays comme la Suisse ou l’Irlande où c’est beaucoup plus horizontal, même si ça apporte d’autres problèmes. En France, on le voit aujourd’hui, vous pouvez arriver au pouvoir en étant ultra minoritaire. C’est quoi cette démocratie ?
Fakir : Vous écrivez : « le peuple qui s’exprime dans les urnes des législatives a de plus en plus un accent upper class et riche ». c’est le « Cens caché » 2.0, une nouvelle forme de vote censitaire ?
Vincent Tiberj : Quand Daniel Gaxie parle de « cens caché » dans les années 70, c’est moins un problème de participation qu’un problème de domination. Aujourd’hui, les biais sociaux de participation sont énormes : parmi les boomers, qui se mobilisent beaucoup dans les urnes, ce sont les ouvriers et les employés qui décrochent. Nous avons donc affaire à une grave crise du système représentatif. Une vraie crise de légitimité des politiques en France qui ne se retrouve pas dans d’autres pays. Or le RN et la droite sont moins touchés par cette grande démission. La gauche, en revanche, l’est beaucoup plus touchée : elle s’est coupée des classes populaires favorables à la redistribution.
Fakir : Si la gauche stagne, ou perd du terrain par rapport au RN, c’est parce qu’elle ne parle plus assez de la redistribution et de la solidarité ?
Vincent Tiberj : Oui. un des enjeux centraux pour la gauche, c’est de retrouver une crédibilité sur la question de la redistribution. La dernière fois que les électeurs y ont cru, c’était en 2012. Ce qui s’est passé dans les années 2010, ce n’est pas une montée de la droite, mais c’est une baisse de la gauche dans les urnes. Il y a toute une crédibilité à reconstruire, et ça passera par la capacité à comprendre ce qui se passe dans les milieux populaires, recréer du lien entre la gauche et les milieux populaires. Notre hypothèse principale : un défaut d’incarnation, à gauche. On fait face à un rejet de ses responsables politiques, non des valeurs ou des idées. Il ne faudrait donc pas se tromper sur le sens de la causalité. Trop souvent, parmi les intellectuels et les organisations traditionnelles de la gauche, on déplore le recul de ces idées telles que la redistribution et la solidarité dans l’opinion. Pourtant, n’est-ce pas plutôt que les partis censés les incarner ont préféré les faire passer au second plan ? Si les électeurs s’éloignent de la gauche, n’est-ce pas avant tout pour cette raison ?
Fakir : Le sociologue Benoit Coquard nous a décrit cette déconnexion de la gauche et des classes populaires (lire notre entretien ici). Vous documentez vous aussi ce long glissement vers le RN. Au premier tour des législatives de juin 2024, 57 % des ouvriers qui se sont déplacés ont voté RN. Si ce sont les trahisons du PS au pouvoir qui marquent un tournant entre la gauche et les classes populaires, on peut remonter à 1983…
Vincent Tiberj : Oui mais entre la gauche et les classes populaires, il y a un vrai tournant entre 2012 et 2014. Il y a d’abord une sortie du jeu de pans entiers de la société, notamment chez les ouvriers et employés. Une sortie du jeu partisan, du champ politique, pour entrer dans le dégoût, ça c’est vraiment super important. Dans les années 1970, le groupe qui penche le plus à gauche est celui des ouvriers. Jusqu’à l’élection de François Mitterrand, ils étaient entre 43 % et 47 %, et seulement 20 % à droite. Jusqu’à l’élection de François Hollande en 2012, la gauche est encore présente dans les catégories populaires.
Fakir : Mais la droite, une fois au pouvoir, a aussi déçu les classes populaires – comme sous le quinquennat Sarkozy. Et aujourd’hui, on fait face à une déception des professionnels de la politique dans leur ensemble, et à l’explosion de « sans partis ».
Vincent Tiberj : Oui ! On constate un refus de l’offre politique dans son ensemble, un rejet des partis et des candidats. Une explosion d’un « non alignement ». Et quand on va encore voter, on vote avant tout par rejet, par défaut, négatif. On vote avant tout « contre » des ennemis, beaucoup plus que par adhésion à un programme.
Fakir : On vote pour le moins pire ?
Vincent Tiberj : Oui, et ce rejet s’accélère. On constate une négativation dans la France de l’après réélection d’Emmanuel Macron. La situation s’est encore dégradée pour tous les partis, à l’exception du RN. Par exemple, le RN est désormais moins rejeté que LFI : quinze points de rejet supplémentaires pour la FI depuis la présidentielle, quand le RN continue de progresser... Le RN a bénéficié de la comparaison avec Reconquête, qui a accéléré la dédiabolisation de Marine Le Pen. Pour la FI, la façon dont elle est cadrée médiatiquement et sa logique interne jouent. Il y a aussi une stratégie de la polarisation portée par un certain nombre de ses acteurs, on le voit au moment où émergent des polémiques. Et puis, le système a besoin de se renouveler. Marine Le Pen face à Mélenchon, ou face à Hollande, c’est le même match qui se joue depuis 2012. Je l’ai dit à l’institut la Boétie : il est minuit moins le quart. L’explosion du vote RN entre 2022 et 2024, ça m’inquiète beaucoup. Le RN n’a plus besoin d’être majoritaire en voix : on n’est vraiment pas loin de leur arrivée au pouvoir.
Fakir : Si le RN est aussi proche du pouvoir, c’est peut-être aussi parce que les thèmes abordés dans le débat public pénalisent la gauche et le favorisent ? Vous écrivez : « Si la campagne avait lieu sur les inégalités et les valeurs socio-économiques, l’électorat de Le Pen serait alors divisé, tandis que la gauche en bénéficierait. » La priorité serait donc d’emmener le RN sur le terrain socio-économique ?
Vincent Tiberj : Oui ! La priorité est d’emmener le RN sur le terrain socio-économique, évidemment. Il faut insister là-dessus. Souligner par exemple le revirement de Bardella sur les retraites. Aller sur ce terrain socio-économique, ça permettrait à la gauche de jouer à domicile. De parler d’enjeux dont on ne parle pas assez. Le RN a tout intérêt à ne pas parler d’économie, d’inégalités sociales. À nous de faire jouer le RN à l’extérieur.
Pour continuer : lire notre entretien avec Benoit Coquard et notre article « Le RN, une arnaque sociale ».