Fakir : Quand on a reçu votre courrier, on a compris que le traitement médiatique réservé à Mayotte vous irritait quelque peu. Même nous, d’ailleurs, vous nous avez engueulés, gentiment, après notre article sur la crise de l’eau, avant même le passage du cyclone Chido. C’est quoi, le souci, selon vous ?
Eva Raynal : On comprend qu’il est difficile d’un point de vue logistique et financier d’avoir des journalistes sur chaque terrain, donc de couvrir chaque actualité ultramarine, mais depuis les Drom (Départements et régions d’outre-mer) on a la sensation dans la presse et les médias généralistes d’un traitement expéditif et lointain. Et Mayotte n’est pas la seule concernée ! Nous avons sur place des chercheuses et chercheurs, responsables associatifs et syndicaux, des soignantes, etc., à même d’évoquer les conditions extrêmes de ce département et ses problématiques. Mais forcément, s’il y a un cyclone, le lendemain on s’entend dire : « Allez hop, sortez-moi votre analyse ! »… Le temps médiatique coïncide rarement avec celui de la recherche, comme le temps judiciaire n’est souvent pas celui des médias. À de rares exceptions près, les médias ont un mode de fonctionnement, et encore plus pour un territoire lointain et méconnu, basé sur l’immédiat, le sensationnel, un rapport de faits divers spectaculaires, mis en scène. Mais Mayotte et les Drom en général doivent être pris au sérieux. Pour nous, il y a urgence politique à ce sujet.
Gaëlle Lefer-Sauvage : Si on est montées au créneau, c’est parce que des articles comme ceux qu’on a vus dans le Figaro par exemple sont révélateurs de la façon dont fonctionnent les médias. Chido, par exemple : on en a beaucoup parlé pendant dix jours, les gens situent à peu près Mayotte maintenant, mais ce dont ils se souviennent, c’est la galère. Le problème, c’est que le phénomène médiatique ancre dans les représentations collectives que Mayotte est un endroit où il y a des violences. Ça crée un raccourci de pensée avec le phénomène racial et social : la violence, c’est chez les noirs et les pauvres. Avec, même une distanciation qui s’opère facilement : la violence, c’est pas chez moi, c’est chez les autres, parce qu’on est à 8000 km [de Paris]. Dans les articles, il y a toute une rhétorique et un ensemble de jeux de mots qui sont utilisés : « eux », « nous », « là-bas », « ils », « les Mahorais », qui empêchent la revendication d’une population française unie. Même le cyclone, qui a suscité un vaste élan de solidarité et de sympathie au sein de la société civile, n’a pas effacé le fait que Mayotte reste un territoire d’altérité. En témoignent les éléments de langage des autorités et des médias nationaux qui parlent de « rapatriement », d’« expatriés », d’« archipel de Mayotte »…
Eva Raynal : En fait, contrairement à ce qu’on retrouve dans Fakir, les plus fragiles et les plus précaires sont globalement invisibilisés par l’œil médiatique : presque totalement dans l’Hexagone, et totalement à Mayotte. Si déjà on délaisse des pans entiers de l’information dans l’Hexagone, en reprenant des éléments de langage sans les questionner, on se doute bien que pour les Drom, ça va être démultiplié… L’indigence des grands médias est ainsi bien plus marquée pour Mayotte et les Drom. Il faudrait investir, avoir plus de moyens en local, des rédactions permanentes, et il y a aussi le temps qu’on accorde au reportage, mais cela a surtout à voir avec la situation du journalisme en général. Ce qui se produit pour Mayotte, c’est le reflet de la qualité d’un journalisme en danger de manière structurelle en France.
Fakir : Revenons un peu en arrière. Comment êtes-vous, chacune, arrivées à l’université de Mayotte ?
Eva Raynal : Je suis maîtresse de conférences en littérature comparée, spécialiste de l’écriture des déplacements traumatiques, l’exil, l’internement, la déportation. Je m’intéresse aussi aux génocides contemporains, aux discours de haine. Or il y a très peu de postes qui s’ouvrent chaque année dans chaque spécialité, donc on est tributaires de ceux qui se libèrent. J’ai eu des entretiens pour des postes non-permanents à Mulhouse et en Guyane, mais celui de Mayotte offrait le plus de stabilité. C’est ma deuxième année à l’université de Mayotte, et j’en suis hyper-contente, intellectuellement et humainement. Ça me fait réfléchir sur plein de choses : tout l’aspect colonial, la différence de traitement, etc. Le Centre universitaire de formation et de recherche de Mayotte existe depuis 2011 et la départementalisation. Depuis le 1er janvier 2024, il a officiellement le titre d’université. Bien sûr, il y a pas mal de problèmes structurels, mais on sent que c’est un service public qui a du sens. Les étudiants, environ deux mille, sont hyper chouettes, heureux d’être là. S’il n’y avait pas cette fac, beaucoup n’auraient pas les possibilités matérielles, logistiques, financières d’aller étudier ailleurs.
Gaëlle Lefer-Sauvage : Pour ma part, je suis chercheuse et maîtresse de conférences en sciences de l’éducation et de la formation, avec un parcours de psychologue, au départ. Quitter la psy pour les sciences de l’éducation m’a permis de prendre du recul et d’entrer dans un format beaucoup plus ancré sur le terrain et ses problématiques. J’ai atterri à Mayotte peut-être un peu par hasard, mais si on y reste c’est pas un hasard ! Je suis aussi arrivée sur les mêmes problématiques qu’Eva par rapport aux questions de postes. Je n’étais pas vraiment formée, je ne savais pas où je mettais les pieds. On est partis en famille, à sac à dos, et je suis restée six ans. J’ai muté à l’université d’Amiens en septembre 2024, mais c’est difficile de tourner la page. Mayotte, ça transperce !
Fakir : Justement, vous dites que les médias généralistes passent à côté de la complexité de Mayotte, qu’ils la résument au culte musulman, par exemple. Comment la décririez-vous ?
Gaëlle Lefer-Sauvage : L’aspect musulman est souvent mis en avant dans les médias, mais sur l’aspect culturel il y a à Mayotte tout un ensemble de groupes et de sous-groupes qui sont complètement imbriqués. On est dans un système communautaire qui structure les liens familiaux. On est aussi dans un système matrilinéaire, qui est l’affiliation par la mère. Il y a tout un ensemble de mélanges avec une société très majoritairement musulmane, plutôt hiérarchique, qui s’imbrique avec l’horizontalité du pouvoir portée par les femmes, et tout ça s’articule. On est aussi dans territoire plurilingue, avec un certain nombre de langues régionales. Il y a aussi l’influence comorienne des castes, celle de l’histoire coloniale, la construction du soi et du collectif dans un chaos social et historico-juridique… Bref, on ne peut pas prendre Mayotte que dans un seul prisme, tant le territoire est complexe, car les gens qui y habitent vivent dans cette complexité langagière, sociétale, historique, politique, etc. Quand on dit par exemple qu’il y a 77 % de la population mahoraise qui vit en-dessous de l’indice de pauvreté, on compare à un indicateur hexagonal qui ne reflète pas toute la construction de l’économie informelle, comment les gens font pour se débrouiller, les liens sociaux qui créent d’autres formes de dépendance aussi… On est très éloigné du format de pensée hexagonal.
Eva Raynal : En fait, c’est impossible d’essentialiser et de réduire Mayotte à quelque chose de lisse. même dans nos rapports aux étudiants, on pense à plusieurs choses en même temps. J’ai par exemple des étudiantes musulmanes et parfois voilées qui lisent du Annie Ernaux, parce que ça les intéresse beaucoup, la question des violences sexistes et sexuelles, comment s’émanciper, et pour elles ce n’est pas incompatible avec une pratique religieuse revendiquée.
Fakir : Quels sont les autres sujets concernant Mayotte qui passent sous les radars médiatiques ?
Eva Raynal : Tout ce qui touche aux Drom en général, surtout quand c’est une sale affaire qui interroge le rôle de l’État, comme avec les scandales sanitaires et environnementaux : le chlordécone en Martinique, les sargasses en Guadeloupe, le mercure dans le Haut-Maroni guyanais, la gestion de l’eau en Guadeloupe et à Mayotte, donc, l’acceptation ou du moins l’incohérence d’une corruption banalisée outre-mer, comme en Polynésie française, et dans le même temps la répression immédiate de tout mouvement social – on l’a vu avec les manifestations contre la vie chère en Martinique – ou indépendantiste, comme en Kanaky [ndlr : nom donné à la Nouvelle-Calédonie, entre autres mais pas uniquement, par les indépendantistes kanak]. Ne pas traiter ces grandes affaires de société alors qu’on le fait pour la France hexagonale, bien que de moins en moins, c’est vrai, c’est ignorer sciemment la question d’un héritage colonial toujours actif mais dont on n’interroge ni la responsabilité, ni les conséquences actuelles. C’est le reflet de notre monde finalement : il y a des corps qu’on considère comme secondaires, qui valent moins, que l’on peut négliger d’écouter et de protéger, y compris au sein de la République.
Fakir : Le vote RN largement majoritaire à Mayotte, c’est un autre angle mort, non ?
Eva Raynal : Oui : la pénétration des idées d’extrême droite dans certains départements d’outre-mer, l’élection de deux députés RN à La Réunion et à Mayotte, c’est un sujet abordé en période électorale depuis 2022, comme une sorte de marronnier, mais qu’on observe sans trop arriver à se l’expliquer. Or, dans le cas particulier de Mayotte, il y a au moins un élément d’explication : l’un immédiat, à savoir que le discours du RN a su s’adapter au territoire mahorais pour se focaliser sur un argumentaire anti-immigration « spécial Mayotte » et sur le concept de grand remplacement, devenu celui d’une partie des Mahorais envers les comoriens, par exemple. L’autre élément, plus lointain, renvoie au soutien actif au projet d’une Mayotte française, dès les années 1970, de l’extrême droite, en particulier royaliste et nostalgique de l’Empire.
Fakir : L’histoire a un poids fort sur le présent, finalement, à Mayotte…
Eva Raynal : Oui, et d’ailleurs, dans les angles morts, on oublie aussi souvent de parler de la colonisation, qui a été une ingérence tragique à tous les niveaux. Mais désormais, cette ingérence se retourne aussi contre la France. Les territoires d’outremer issus de cette période sont au cœur d’enjeux géopolitiques majeurs qui les dépassent : on l’a vu récemment avec le mouvement de contestation en Kanaky, où l’Azerbaïdjan a tenté de jouer un rôle. Aux Comores (dont Mayotte fait partie, selon l’ONU), une nouvelle Maison russe a vu le jour, et la Chine y multiplie les partenariats commerciaux. Or, la Russie et la Chine soutiennent les Comores dans leur revendication de Mayotte… Qu’on soit en faveur de la réunification de l’archipel côté Comores, de Mayotte 101e département français ou même d’une indépendance vis-à-vis des deux pays, le constat est là : c’est bien plus qu’une querelle régionale de frontières. Encore plus récemment, la solution du déploiement de Starlink à Mayotte, pour permettre aux pouvoirs locaux et aux particuliers de communiquer, me paraît périlleuse à moyen et long terme. C’est une société privée appartenant à Elon Musk, membre du gouvernement Trump et dont on connaît l’ingérence dans les affaires européennes, comme le montre notamment son soutien au parti allemand d’extrême droite AFD. En termes d’indépendance par rapport au mastodonte états-unien ou de l’intrusion du privé dans des ressources essentielles à la population, ce n’est pas anodin. Est-ce que la fac, l’hôpital, les services publics, la préfecture vont aussi s’appuyer dessus ? Tous ces sujets ne sont pas ou peu traités sur la place publique.
Fakir : Le discours de fond reste-t-il inaudible en période de crise ?
Eva Raynal : Dans le cas de Chido, j’ai vraiment cette sensation que d’un côté les médias en continu comme BFM ont dépêché leurs reporters sur place, ce qui n’est pas mauvais en soi, mais ce n’est pas du journalisme d’investigation au long cours. De l’autre côté, on a l’impression que c’est le gouvernement qui donne les sujets à traiter et qu’il est très favorablement relayé par les médias d’opinion, avec au centre « le problème » de « l’immigration ». Le cyclone, la question des habitats non conformes aux normes anticycloniques, de la défaillance des infrastructures d’urgence, de la détresse des personnels hospitaliers et enseignants face au manque de moyens et d’organisation ont été abordés dans les premiers jours, certes. Mais le sujet s’est recentré très rapidement sur l’immigration. Donc « le problème » de Mayotte ne serait pas un enjeu de politique urbaine, ni un défaut de projet social jamais lancé au moment de la territorialisation puis de la départementalisation, ni même un aperçu du dérèglement climatique… mais bien un « problème » de et par l’immigration.
Fakir : Bruno Retailleau et François Bayrou ont foncé sur ce terrain…
Eva Raynal : Oui, on a vu ce glissement ces dernières semaines. Et la solution, pour eux, le coupable tapi dans l’ombre, ce sera toujours la personne désignée comme « migrante » (une catégorie vide de sens, et qui renvoie à des réalités très variées). Pourtant, le fait que des villages entiers n’aient toujours pas vu les secours arriver n’est pas imputable à d’autres sinistrés, le fait que les lieux d’accueil d’urgence ne disposaient quasiment d’aucun matériel pour accueillir les particuliers n’est pas non plus la faute des sinistrés, d’une communauté ou d’une situation administrative en particulier. Essentialiser les problèmes, c’est aussi oublier qu’un quart des logements informels à Mayotte sont occupés entre autres par des Françaises et des Français, d’après une étude de l’Insee. Mais pauvres. Donc finalement tout aussi invisibles que les neuf millions de pauvres de l’Hexagone, et qu’on peut sacrifier. Or tout ce qui se dégrade à Mayotte prépare le terrain, et pourrait devenir la norme sur le continent.
Gaëlle Lefer-Sauvage : Pour moi, l’exemple de Chido a mis en valeur une crise politique française où on a complètement délaissé l’organisation en local. La gestion par la préfecture, où on a des infos, contre-infos, désinfos en même temps, au milieu d’une crise, c’est catastrophique… La France apprend peu de ses erreurs. On a eu le Covid, mais Mayotte revit un Covid chaque année. L’an dernier, on a encore eu deux mois et demi de cours en distanciel à l’université.
Eva Raynal : Dans tous les cas, outre le fait que beaucoup de DomTom soient au cœur d’enjeux géopolitiques majeurs, et qu’il y a aussi l’urgence climatique, il va falloir reconsidérer, que le gouvernement le veuille ou pas, la gestion des outremers. Tôt ou tard, quelque chose se fera, à marche forcée. Même le Sénat va dans ce sens (ndlr : il a publié un rapport à ce sujet l’année dernière). Et à titre perso, j’ai la conviction que la nouvelle génération née dans les années 2000, formée notamment à notre jeune université mais aussi à La Réunion et dans l’Hexagone, va se politiser autrement sur les questions coloniales et raciales, développer d’autres espaces militants, syndicaux et associatifs sur l’île, et intensifier les passerelles, le dialogue avec les différents mouvements ultramarins. La population est déjà hyper attentive au mouvement de la vie chère en Martinique, à ce qui s’est passé en Guyane… Nous avons des étudiantes très intéressées et personnellement concernées par les luttes féministes, les rapports colons-colonisés, le regard qu’on porte sur la marginalité – l’exilé, le pauvre. Ce n’est pas un processus immédiat, mais je suis convaincue que cela fera une différence à terme.