« Moi, pauvre chômeuse en galère, je vous dois des heures à vous, qui faites 1,4 milliard par an ? Comment c’est possible de devoir rembourser des heures à une boîte où je n’ai encore jamais travaillé ? »
Peggy est en colère.
Et il y a de quoi.
Après la fermeture du commerce qui l’employait, cette maman isolée de 46 ans pensait avoir retrouvé un job dans un centre d’appels de Charleville-Mézières, sur un des nombreux sites d’Intelcia. Ce groupe, détenu à 65 % par Altice, est présent dans presque toute la France et dix-huit autres pays. Mais sa richesse, ce sont ses 40 000 collaborateurs, du moins à en croire le PDG Karim Bernoussi. Car Intelcia se présente comme « une entreprise où l’humain passe avant le business, où l’humain est le moteur du business […], où les clients sont des amis, des business partners, des associés. » Avec des phrases qui en jettent : « We dream, we care, we do. » (« On rêve, on prend soin, on fait. »)
Face à tant de bienveillance, Peggy n’hésite pas longtemps : fin janvier, elle postule à une offre de conseillère clientèle, en CDI, à 35 h. À la réunion d’information, tout est fait pour la mettre en confiance. « On nous présente la boite, la grande famille, les slogans à l’américaine, avec tout le package : primes ‘‘en veux-tu en voilà », tickets resto, mutuelle, parking privé… Le rêve quoi ! On nous dit qu’on suivrait une formation de quatre semaines payée par France Travail qui déboucherait sur un CDI. À l’époque, je ne connaissais rien d’Intelcia, j’avais pas regardé les avis catastrophiques sur internet. Donc au départ, ça me plaisait plutôt bien, apprendre un nouveau métier, avec des horaires de bureau, en plus à Charleville. Et voilà l’enfer qui commence… »
Légèrement contrainte…
Car en participant à cette simple réunion d’information, Peggy ne sait pas qu’elle a déjà mis le doigt dans un engrenage. Quelques jours après, elle reçoit un message de France Travail pour l’informer qu’elle intègre la formation. C’est acté, pas le choix… Puis elle apprend alors que ce dispositif de « préparation opérationnelle à l’emploi individuel » (POEI) durera sept semaines au lieu de quatre. Et qu’en guise de rémunération, elle continuera simplement à toucher son allocation de retour à l’emploi (ARE). Peggy : « Il n’y avait aucune amélioration financière, je n’avais pas compris ça. Je suis allée à France Travail pour dire que je voulais refuser la formation, et on m’a fait comprendre que j’étais un peu obligée d’accepter, sinon je risquais de me faire sucrer mes allocations. En plus, comme Intelcia reçoit 1800 euros de France Travail par personne formée, ma conseillère me dit qu’ils pourraient… m’obliger à les rembourser ! Mon Dieu ! J’accepte, donc, mais enfin, légèrement contrainte… »
« C’est trop tard : on est piégées. »
La première impression n’est pourtant pas mauvaise. « Le premier jour, c’était plutôt bien, les locaux à Charleville sont très beaux, très propres, on t’offre des petits goodies, du café, des chocolats, on te sort du « we can, we do » ou je sais plus quoi à toutes les sauces ! C’était très bien, magnifique, tellement extraordinaire que ça en paraissait bizarre. On était vingt-cinq nénettes, que des femmes, dont beaucoup de jeunes surdiplômées, bac+3 ou +4, qui se retrouvent envoyées par France Travail. Il y a des salariés qui travaillent sur des postes d’appel, mais on les croise pas trop, à part un qui est venu nous dire que c’était génial de travailler là-bas. »
Pendant les trois premières semaines, les stagiaires doivent apprendre les ficelles du métier de téléconseiller, « ce qu’on a le droit de dire ou pas – par exemple les offres les plus intéressantes, on ne peut en parler que si le client les mentionne… » Parce que le reste de la formation, elles répondront aux appels des clients d’EDF, qui comme plusieurs mutuelles, et même France Travail !, externalise son service clients à Intelcia. « Sauf que la première semaine, on ne peut pas travailler parce que les diapos ne sont pas à jour et qu’on n’a pas accès au logiciel d’EDF. On s’emmerde, on se raconte nos vies. Le deuxième jour, un gars arrive, il est responsable de la paie ou de la compatibilité, et il nous dit qu’on ne travaillera pas exactement 35 heures par semaine : il y aura des semaines de 10 heures et d’autres de 48 heures suivant les besoins. Il nous explique le lissage des salaires, l’annualisation du temps de travail… Et après tout ce charabia, il finit par nous dire qu’on va signer notre CDI en devant d’ores et déjà des heures de travail à Intelcia ! Sur le moment, mon cerveau beugue…« Comment c’est possible de commencer un travail en devant des heures ? Et combien d’heures on devrait ? », je demande. Le gars est tout penaud, il sait plus parler, il sait plus répondre. Et nous, on se rend compte que dès le premier jour, la moitié des stagiaires ne veulent plus être là, mais on est piégées… »
« Comme à une merde ! »
Le lendemain matin, Peggy revient à la charge. Elle demande des explications à la formatrice sur cette histoire d’annualisation et d’heures dues à l’entreprise, le salaire mensuel, les heures supplémentaires et les primes. « Comme elle sait pas répondre, elle va chercher la DRH qui me rabaisse devant toutes mes collègues. Elle me dit : « Non mais vous vous prenez pour qui ?! C’est quoi ce genre de questions en formation ? Vous connaîtrez votre salaire et le nombre d’heures que vous devrez au moment de signer votre contrat. » Ça faisait longtemps qu’on ne m’avait pas autant parlé comme à une merde ! » Au bout du troisième jour, Peggy trouve que ça sent déjà très mauvais. Surtout qu’entre-temps, elle a fait la connaissance d’une salariée de retour d’un an de congé maladie. Elle a rejoint la formation pour se mettre à jour des nouveaux contrats et tarifs d’EDF. Et elle avoue, au bout d’une heure, que ses problèmes de santé se sont aggravés à cause des conditions de travail dans l’entreprise.
Comme elle, il y aurait de nombreux employés en arrêts maladie, des burn out, et des démissions qui tombent presque tous les jours – « il y en a eu cinquante le mois dernier » – parce que la direction refuse toutes les demandes de rupture conventionnelle. Comment ça ? On parle bien d’Intelcia, cette entreprise où l’humain passe avant le business, cette success-story d’un homme parti de rien et qui a bâti un groupe international à plus d’un milliard de chiffre d’affaires ? « Tu crois qu’ils les font comment, les 1,4 milliard ? Sur le dos des gens ! C’est pas pour rien qu’Intelcia est basé surtout dans le Nord et dans les anciens bassins industriels… Tu les trouveras pas sur la Côte d’Azur ! »
Une « entreprise d’esclaves ».
En raccrochant avec Peggy, je fouille sur la réputation de l’entreprise. En quelques minutes, je constate que sa réputation est sont catastrophique : « Pire entreprise », « à fuir », « aucun respect du salarié », « toujours des erreurs sur la fiche de paie », « trop de pression et de discrimination », « entreprise d’esclaves », « que de la tromperie ». Sur une plateforme de recrutement, je vois que seuls 15 % des employés ayant laissé un avis recommanderaient Intelcia à un proche… Sur les sites de Laval, de Dreux et d’Orléans, les mouvements de grève s’enchaînent depuis plusieurs mois.
Elisa, qui a assisté à une réunion d’information Intelcia à France Travail dans les Hauts-de-France, a tout de suite flairé l’embrouille. « La RH était absolument imbuvable. Elle a esquivé plusieurs questions, notamment sur les bonus et les faibles taux de recommandation. J’ai demandé pourquoi il y avait autant d’avis négatifs sur Google et de turnover dans l’entreprise. Elle m’a pas répondu, mais elle a dit à ma conseillère France Travail que j’avais été agressive lors de la réunion… » Maya, salariée sur le site de Charleville, confirme l’ambiance délétère qui règne dans la boite. Selon elle, le taux d’absentéisme atteint 15 à 20 %. « Il y a un nombre important d’arrêts maladie et de burn out, des personnes qui passent à mi-temps ou à temps partiel à cause de leur santé, et encore, il faut pouvoir le justifier… Pour ceux qui travaillent sur le projet EDF, les absences sont encore plus nombreuses. Il y a un vrai mal-être, ça nous laisse imaginer le pire… »
Travailler plus pour s’endetter plus
Le problème, je commence à le comprendre, c’est d’une part la nature de ce travail, qui consiste à encaisser et tenter d’infléchir le mécontentement des usagers d’EDF : « On doit gérer tous les jours leur incivilité verbale, les intimidations, les menaces et comportements agressifs au téléphone, ou par e-mail. Faut savoir qu’on n’est pas formés pour désamorcer ce type d’appels. On nous laisse nous débrouiller. Les nouveaux arrivants sont sous le choc, car ils ne savent pas gérer ce type de situations. » Pire : la direction d’Intelcia mettrait encore plus la pression à ses conseillers clientèle en épiant les échanges avec les usagers et en sanctionnant le moindre écart. « Nos superviseurs nous pointent du doigt dans les évaluations et nous mettent des blâmes qu’on doit signer ou qu’on reçoit en recommandé, parce qu’on n’a pas respecté une trame d’appel, qu’on a dit : « Merci, c’est gentil » à un usager et qu’on n’a pas le droit de dire ces mots trop familiers. »
Pour ne rien arranger, Maya et ses collègues sont traités comme des pions interchangeables, loin de l’humanité clamée par le groupe. Maya : « Les heures sup’ sont imposées dans nos contrats. Nos horaires changent toutes les semaines, et nos jours fériés sont dus à l’entreprise.
– Quoi ? C’est pas possible, ça…
– Oui, ils nous retirent 25 heures pour les jours fériés qu’il faudra réaliser en complément pour atteindre le nombre d’heure annuel de notre contrat. Ils appellent ça un ‘‘compteur de modulation ». Ce sont des heures qu’on doit. »
Lors de son court passage en formation, Peggy avait eu vent de ce système d’heures à rembourser. Ce qui induit des situations lunaires, digne d’un système moyenâgeux. « La nénette qui revenait de congé maladie, elle nous a dit que sur sa dernière fiche de paie, elle était à moins 750 euros. Comme elle devait cet argent, elle a dû demander une avance, donc en fait tu t’en sors jamais, tu dois toujours des heures. C’est pour ça que les gens ne partent pas, parce que quand tu pars, tu leur dois toujours de l’argent. Et en même temps, ils te disent que les heures c’est pas de l’argent.« Pourquoi on n’est payées qu’au SMIC alors, et pas 14 euros de l’heure, si les heures c’est pas de l’argent ? », je leur ai demandé. «
Rembourser 1800 euros ? Avec juste le RSA ?
Malgré l’engueulade publique par la DRH, Peggy pensait aller au bout de la formation pour ne pas risquer la radiation. Sauf que ses questions n’ont pas plu à la direction. « Le lundi suivant, à 9 h, ils appellent ma collègue de formation pour lui parler. On était les deux seules à poser des questions dans le groupe. Personne d’autre n’ose, parce que quand on te dit qu’on va te sucrer ton ARE, qu’il faudra rembourser 1800 euros, et qu’il y en a qui n’ont que le RSA, tu acceptes… Moi, je suis toute seule avec ma gamine qui est encore à la maison. Si demain j’ai zéro revenu, je fais comment ? » Quelques minutes plus tard, la collègue convoquée revient dans la salle, fait ses affaires et s’en va. Puis c’est au tour de Peggy. « La formatrice me dit de les suivre, elle et le salarié qui était venu nous parler. Ils commencent à me dire que mon état d’esprit et mes valeurs ne correspondaient pas à l’entreprise. Je leur ai répondu que c’était réciproque. Elle m’annonce alors qu’ils me virent de la formation et qu’ils vont en avertir France Travail. J’étais soulagée. Ça a duré cinq minutes, on m’a ramenée dans la salle en disant : « Tu prends tes affaires et tu t’en vas ! ». Tout ça devant 25 personnes qui étaient bouche bée. À mon avis, ils font ça pour montrer ce qui se passe quand on pose trop de questions. »
De retour chez elle, Peggy n’en a pas fini des problèmes avec Intelcia. Au bout d’une semaine, elle reçoit un courrier d’avertissement avant sanction de France Travail. La raison : avoir abandonné la formation. Elle doit fournir un justificatif dans les dix jours, sinon elle sera radiée. Elle essaie de joindre la formatrice, pour avoir une preuve de son départ involontaire, mais sans succès. « Intelcia a dit à ma conseillère que c’est moi qui avais décidé de partir. J’ai dû écrire un courrier pour attester sur l’honneur que c’est bien Intelcia qui m’a virée de la formation. Mais si on m’avait radiée, je me serais pas laissé faire ! J’aurais demandé une confrontation avec la formatrice et les 25 témoins qui étaient dans la salle. »
Dix jours plus tard, Peggy reçoit un nouveau courrier de France Travail qui l’informe de l’abandon de la procédure de sanction. « À mon avis, France Travail sait que ça se passe pas bien avec Intelcia, ils ont de très mauvais retours. On m’a même dit : « C’est mieux pour vous de ne pas être restée là-bas. » Les syndicats aussi sont au courant. « Intelcia, on connaît ! » Mais comme ils arrangent les chiffres du chômage en sortant les gens de la catégorie chercheur d’emploi, on laisse faire… »
Dans la gueule du loup.
On a contacté Intelcia, bien sûr : silence radio. Forcément, j’ai interrogé France Travail, sur ces pratiques dénoncées par Peggy et Maya. Leur réponse ? Ils m’indiquent en creux, dans une réponse écrite, ne pas avoir identifié de problème particulier sur plus de 400 demandeurs d’emploi formés par Intelcia sur le site Charleville-Mézières depuis 2023. « Si des cas de négligence ou de non-respect des règles sont signalés par des stagiaires demandeurs d’emploi, notre obligation est bien sûr de mettre en place les contrôles nécessaires, de prendre les mesures adaptées si des non-conformités sont observées et d’alerter les autorités compétentes en cas de dysfonctionnements graves constatés. […] Des sanctions financières envers les organismes de formation [comme Intelcia] sont susceptibles d’être appliquées en cas de non-conformité ou de manquement constaté. Si l’employeur ne respecte pas les règles de son côté, France Travail peut également décider de cesser la mise en place de POEI avec cet employeur. »
En d’autres termes : on peut agir, si des manquements sont constatés. Mais si on ne nous dit rien, alors, que voulez-vous…
On pourrait leur objecter qu’il n’est pas forcément évident pour des gens déjà précarisés, sur le fil du rasoir, d’oser élever la voix, de se faire entendre, quand l’épée de Damoclès de sommes à rembourser tangue au-dessus de leur tête. Et que c’est eux, France Travail, qui envoie ces mères célibataires, ces jeunes précaires, dans la gueule du loup… ça ne vaudrait pas le coup de vérifier, avant, ce qui se passe dans ces boîtes ? Qu’un organisme d’État est censé protéger les citoyens, et pas en faire de la chair à profit pour des boîtes qui piétinent le droit du travail.
Maya, elle, regrette amèrement le jour où elle a poussé, via, ou plutôt à cause de, France Travail, la porte d’Intelcia. « On n’est plus beaucoup de cette formation à être restés. Moi, il n’y a pas un jour où je ne rêve pas de partir, de pouvoir mettre le pied dehors pour ne plus jamais travailler dans ce type d’endroits. Mais on n’a aucune porte de sortie à part la démission. Donc on reste parce qu’on a des factures à payer, des crédits, des enfants, et on subit tous les jours ces comportements qui affectent notre moral et notre qualité de vie. À la médecine du travail, ils répondent : ‘‘Il faut démissionner, on peut rien faire pour vous ». Mon médecin traitant m’a dit qu’il a d’autres patients en burn out qui travaillent chez Intelcia. Mais ils brassent tellement d’argent que pour eux, on est juste des petits soldats qui font tourner la boutique. Si un soldat tombe à terre, c’est pas grave, ils iront en trouver d’autres aussi naïfs les uns que les autres avec leur CDI qui vend du rêve. »