Thierry se prend des branches dans la gueule, dans les roues, mais continue, coûte que coûte. « C’est à la SNCF de les entretenir, mais ça non plus, elle ne le fait pas », m’explique-t-il en continuant à rouler. Une voiture est garée sur le trottoir, on doit rester sur la voie de bus pour remonter jusqu’au pont et passer de l’autre côté de la gare. Mais au bout de trente mètres, faut rebrousser chemin : un autre bus arrive au loin, le fauteuil de Thierry est trop large, il faut céder le passage…
Thierry, il nous avait envoyé un message, à Fakir : « C’est dommage d’avoir une gare très bien desservie, avec un grand parking, mais de devoir aller à Amiens pour prendre le train ! » À sept kilomètres du centre-ville d’Amiens, la gare de Longueau est connue de tous les Amiénois pour son côté pratique : parking gratuit de plusieurs centaines de places disponibles, train direct pour Paris… En 2023, 456 000 voyageurs l’ont fréquentée, 25 000 de plus en un an. Thierry, 56 ans, résident de Longueau, aimerait en faire partie. Problème : il est en fauteuil roulant…
Deuxième tentative, pour arriver de l’autre côté de la gare : ça passe, mais à l’entrée du pont, deux femmes sont déjà engagées dans notre direction sur le petit trottoir. Attendre qu’elles traversent, deux bonnes minutes, s’engager à notre tour, Thierry sur le trottoir, moi sur la chaussée. Une fois l’autre côté, suivre un chemin bordé par une clôture, derrière les rails, les branches dans le visage, donc…
C’est comme ça plusieurs fois par an : il doit se rendre à l’hôpital Pompidou à Paris pour faire inspecter sa prothèse de jambe. Mais avec son fauteuil roulant électrique, ce fils de cheminot, passionné de train depuis sa jeunesse, ne peut même pas accéder aux quais de la gare, reliés par un tunnel accessible uniquement par des escaliers. Alors, pour monter dans le train vers Paris, Thierry doit prendre le bus à Longueau pour se rendre à la gare d’Amiens, et inversement au retour. Une perte de temps – « surtout aux heures de pointe » – et d’argent qu’il subit depuis près de dix ans, et qui concerne potentiellement des milliers d’autres voyageurs à mobilité réduite.
« Ils m’ignorent. »
Ancien salarié dans l’événementiel, Thierry avait l’habitude d’être très mobile pour installer des scènes de spectacle en Picardie et à travers la France. Mais un matin de 2011, alors qu’il va chercher le pain, il s’effondre brutalement au sol. « C’est une artère qui s’est bouchée. En reprenant connaissance, j’ai vu ma jambe marron. J’ai dû être amputé au-dessus du genou gauche. » Thierry a 41 ans. Après l’accident, il doit patienter cinq ans pour quitter son appartement insalubre et non aménagé à Amiens. En 2016, il obtient enfin un logement adapté aux personnes à mobilité réduite (PMR) à Longueau, près de chez ses parents et de son frère, sur les hauteurs de l’ancienne cité cheminote. L’idéal, pense-t-il, pour se rendre à ses rendez-vous médicaux parisiens. Il a vite déchanté. « J’ai écrit à la SNCF, à TER Hauts-de-France, à Gares et connexions, et à la Région, mais ils se rejettent tous la balle, quand ils ne m’ignorent pas… Pourtant, ils pourraient construire une passerelle comme à Abbeville, mais l’ancien vice-président de la Région en charge des transports [ndlr : Franck Dhersin, devenu sénateur du Nord] m’a répondu que ce n’était pas possible à cause des marécages qui pourraient inonder le tunnel et noyer les ascenseurs. Pourtant, Abbeville a été inondée en 2001 et ça n’a pas empêché la construction de la passerelle… » Derrière nous, Thierry pointe le doigt en direction desdits marécages, derrière le parking, derrière la rue, derrière une rangée d’arbres. On ne peut pas les apercevoir depuis la gare, mais à vue de nez, c’est à plus de cinquante mètres de là. Ça sent l’excuse facile. Et quand bien même, qu’est-ce que ça coûterait, en attendant, de construire des rampes dans les escaliers pour permettre aux PMR d’accéder aux quais ?
« 5000 € le fauteuil ! Je prends pas le risque ! »
Conseiller municipal à Longueau, Thierry a le soutien du maire et des conseillers départementaux, mais rien ne bouge depuis 2016. Quand je le retrouve devant le hall de gare, ce mardi de mars, le parking est plein à craquer. Plusieurs voitures sont garées sur les trottoirs ou en dehors des emplacements. Comme la mienne, calée précipitamment à la sortie du parking. La petite 207 prêtée par mon cousin n’empêche pas les autres véhicules de sortir, mais, je l’avoue, je n’ai pas pensé à toutes les personnes qui pourraient être gênées dans leur circulation : fauteuils roulants, seniors, voyageurs avec poussettes ou bagages encombrants. Comme Thierry et son large fauteuil électrique… D’ailleurs, en voilà une, sur notre chemin (non, c’est pas la mienne). Moi, j’ai juste un pas de côté à faire. Pas lui. « J’ai déjà cassé un fauteuil en descendant du trottoir à cause d’un véhicule mal garé. À plus de 5000 euros le fauteuil, je ne prends pas le risque. » Thierry décroche son téléphone.
« Tu fais quoi ?
– J’appelle la police. On en a tellement marre de gueuler… » Trois agents arrivent, discutent, verbalisent le véhicule. Mais les ennuis de Thierry, je le découvre, ne se limitent pas à l’accès aux quais. Avant de le raccompagner chez lui, j’entre dans le hall de gare pour tenter de savoir pourquoi elle n’est toujours pas accessible. Un jeune employé, seul derrière son guichet, ne sait trop quoi répondre. « On nous fait remonter le problème de temps en temps, des gens qui demandent pour des proches en fauteuil ou à mobilité réduite… Moi, la dernière fois, c’était en fin d’année, pour une personne en béquilles. Alors ça m’arrive d’aider à porter des poussettes dans les escaliers, mais en théorie je n’ai pas le droit de le faire. Si je tombe et que je me blesse, c’est pour ma pomme ! »
Loi Handicap : une gare sur six, pas plus
La loi Handicap du 11 février 2005 rendait obligatoire « l’adaptation des conditions d’accès des personnes en situation de handicap à leur environnement ». Les transports publics, et notamment les gares, en premier lieu. Fin 2023, 482 gares sur les 736 gares considérées comme « à rendre accessibles prioritairement » en France étaient accessibles aux personnes à mobilité réduite, selon la SNCF. Si le ratio de 65 % semble plutôt élevé, il retombe à 16 %, soit une gare sur six, quand on rapporte le nombre aux 3000 gares actives en France. Dans les Hauts-de-France, une seule gare, celle de Saint-Quentin, est concernée par des travaux de mise en accessibilité en 2025. « La loi oblige à l’accessibilité, mais elle n’est pas appliquée », déplore Thierry. Rien que dans les Hauts-de-France, plus de 900 000 personnes sont en situation de handicap, selon la Région. Ce qui n’inclut même pas toutes les personnes à mobilité réduite.
« Honteux. C’est honteux. »
Dehors, j’aperçois un bus prêt à partir, celui que prend habituellement Thierry pour aller à Amiens. J’apostrophe le chauffeur, pour savoir s’ils sont nombreux dans son cas. « Sérieux ? Le monsieur doit aller à Amiens pour prendre le train ? Mais c’est dingue, ça… Ça fait dix-sept ans que je conduis sur cette ligne, et c’est la première fois que j’entends parler de ça. Pourtant, j’ai un enfant handicapé… Mais les gens ne se plaignent même pas, ils sont résignés, je pense. C’est honteux ! »
On continue notre périple, avec Thierry. Sur notre droite, un vieux bâtiment semble occupé. Il y a de la lumière à l’intérieur, plusieurs véhicules garés devant.
« C’est quoi, ici ?
– L’ancienne gare. C’est là que sont les bureaux de Gares et connexions, l’agence de la SNCF qui s’occupe de l’accessibilité en France.
– Quoi ?, je m’étrangle. Ils s’occupent de l’accessibilité, et la gare d’en face qui est hyper fréquentée n’est même pas accessible ? Non mais c’est un comble… »

« Je suis désolé, vraiment… »
Devant l’entrée du bâtiment, un gars tire sur sa cigarette électronique.
« Bonjour, dites, c’est bien ici que la SNCF s’occupe de l’accessibilité dans toute la France ?
– Oui, enfin, c’est un des deux sites de Gares et connexions en France…
– D’accord. Voyez le monsieur avec moi, il habite à Longueau, un peu plus haut, et pour aller à Paris en train pour sa prothèse, il doit prendre le bus ici jusqu’à Amiens, et pareil au retour. Vous ne pouvez rien faire pour lui ?
– Non, il n’y a pas d’aménagements prévus ici en tout cas, et comme la gare n’est pas accessible, il n’y a pas d’assistance non plus.
– Mais c’est absurde, quand même. Il pourrait y avoir quelqu’un pour aider les gens, porter les fauteuils, les poussettes, etc.
– Oui, je comprends, et je suis désolé… Mais dans l’immédiat, monsieur, comme vous êtes en fauteuil, vous devriez avoir droit au taxi pour aller à Amiens normalement. Je peux vérifier au bureau si vous voulez.
– Oui, ce serait gentil.
– Vous pouvez me donner votre numéro ? Je regarde et je vous rappelle dans cinq minutes.
– Merci. »
Moins de cinq minutes plus tard, le téléphone de Thierry sonne. « Vous avez bien droit à un taxi pour aller à la gare d’Amiens Nord. Tout est pris en charge, il faudra juste nous prévenir un peu à l’avance, et pareil au retour. »

Pour Thierry, c’est toujours ça de gagné pour son prochain rendez-vous à Paris cet été, mais pourquoi les personnes à mobilité réduite ne sont-elles pas toutes informées de ce service ? Et pourquoi des travaux n’ont-ils été pas effectués pour une passerelle avec ascenseur, ou a minima des rampes d’accès dans les escaliers ? Interrogée, la Région n’a pas (encore) répondu à nos questions. La SNCF, en revanche, nous raconte qu’à cause « des voies en courbe », l’accessibilité entre les quais et le train est « très complexe et coûteuse ». Mais patience, une « étude a été lancée pour trouver la meilleure solution d’accès. » Bref, ça zigzague, ça circonvolutionne encore beaucoup. Mais qu’on se le dise: si ça finit par aboutir à ce qu’on installe juste quelques rampes pour permettre aux gens d’accéder aux trains, c’est grâce à la persévérance de Thierry et des autres qu’on le devra…