La première vision que j’ai eue de Chris, y a quinze ans, c’est l’arrière de son crâne avachi entre ses avant-bras, en train de dormir dans un recoin de l’amphi.
On avait 20 ans et on étudiait à l’IEP de Lille. Enfin, moi, j’étudiais. Lui il dormait. Partout et tout le temps. Je me demandais qui était ce mec un peu étrange, qui semblait toujours tombé de son lit, et qui ne s’était vraiment réveillé qu’une fois : pour un exposé sur la Françafrique, mené avec brio. Ça n’avait rien d’étonnant : il a passé une partie de son enfance au Zimbabwe. Mais tout ça, je n’en savais rien puisque notre relation se limitait à des parties de PES 6 sur Playstation 2, où il me roustait avec son club préféré, le PSG.
La clocharde de gare de l’Est et la ville fantôme à Chypre
Ensuite, on s’est retrouvés tous les deux un peu par hasard à l’école de journalisme du Celsa. Quand il n’avait pas un « dégât des eaux » qui l’empêchait de venir, Chris était beaucoup moins endormi en cours. Il a tout de suite pris le virus du reportage, ça se sentait qu’il avait trouvé son truc et qu’il ne dévierait pas de sa ligne, à savoir pondre 15 000 signes quand on lui en demandait 2000, raconter le quotidien de Josette, sa voisine, vieille, seule et triste, raconter celui d’Al, consommateur de crack de la gare du Nord, raconter des existences avec leurs souffrances comme si les écrire apportait un petit réconfort à ceux qui les vivent. Rien qui ne rentre vraiment dans le cadre demandé par nos profs… Alors, Chris nous a proposé, à moi et deux autres amis, de créer notre « journal », parce que « mes quiches, la qualité, ça se reconnaît toujours ». On a écrit ensemble sur les terminus de RER, sur la décharge de Dakar, sur les camps de fortune de la petite ceinture de Paris, sur une clocharde de la gare de l’Est, sur une ville fantôme à Chypre. On a tous adoré. Et ça a donné raison à Chris : la qualité, ça se reconnaît toujours. C’est comme ça qu’il a été repéré par SoFoot, où il a commencé à travailler dès sa sortie de l’école.
Notre fierté commune, pour toujours
Moi j’ai eu la main moins heureuse : je décrépissais dans le bureau d’une grande rédaction. Chris m’a tiré de là en me proposant de partir en Afrique pour enquêter sur le trafic d’êtres humains dans le foot. On est partis de longs mois, on a rencontré les marabouts de l’équipe de Côte d’Ivoire, joué à la pétanque contre des champions togolais, traversé la frontière gambienne à pied, regardé des télénovelas avec des esthéticiennes et rencontré des rastas sur une île hantée.
C’était drôle, mais pas que. A chaque reportage, Chris m’a toujours poussé : à recueillir un témoignage supplémentaire, à toquer une fois de plus à une porte resté close, à passer encore une fois sur la chute d’un article, à garder un regard amusé mais pas moqueur sur ce qu’on voyait. On était ensemble, comme tout le monde le disait. Et ensemble, on a rapporté de quoi écrire un livre, sans avoir d’éditeur évidemment. On a eu la chance d’en trouver un et de publier Magique système, l’esclavage des footballeurs africains. C’est pour toujours notre fierté commune.
« Apologie du terrorisme. » Pour du foot…
Moi, je suis passé à autre chose. Pour lui en revanche, ce n’était qu’un début. Chris n’a jamais lâché le foot africain, il est allé en RDC, au Gabon, au Lesotho, au Cameroun, partout où il trouvait une histoire ignorée et signifiante à raconter.
C’est comme ça qu’en mai 2024 il s’est rendu en Algérie pour un reportage sur la Jeunesse Sportive de Kabylie, le club de Tizi Ouzou. Il a été arrêté pour « apologie du terrorisme » et pour « possession de publications dans un but de propagande nuisant à l’intérêt national ». On lui reproche d’avoir parlé avec l’un des dirigeants du club, par ailleurs membre d’un mouvement kabyle indépendantiste classé comme terroriste par les autorités. Il a pris sept ans et se trouve aujourd’hui en prison pour avoir exercé son métier et vécu sa passion. Ma quiche, aujourd’hui, ta famille, tes amis, tes collègues, les milliers de personnes qui ont signé la pétition demandant ta libération, on te le dit comme tu nous l’as dit et répété : on est ensemble.
* NDLR : Une marche est organisée ce mercredi 16 juillet à Avignon pour attirer l’attention sur le cas de Christophe Gleizes, journaliste à SoFoot, condamné le 29 juin dernier, un an après avoir été arrêté, à sept ans de prison en Algérie.



