
Le carcan monétaire : sans conditions
» Dominique Strauss-Kahn convainc Lionel Jospin de jouer à fond la carte de l’euro « , Le Monde.
» Sous conditions « . Voilà la formule que trouvent, sur la monnaie unique, Dominique Strauss-Kahn et Lionel Jospin dans la soirée du 4 septembre 1996. C’est qu’en ces journées où le Parti socialiste concocte son programme, le Mouvement des Citoyens de Jean-Pierre Chevènement et les communistes réclament un nouveau référendum. Les Verts demeurent, à l’époque, opposé à Maastricht. Et même au sein du PS, la majorité soutient Henri Emmanuelli : » Si on veut retrouver la croissance, il faut sortir du carcan monétaire. «
Devant cette offensive, DSK cherche la parade : le passage à l’euro se fera, mais sous » conditions « . Avec, notamment, l’affirmation d’un » gouvernement européen « face à la future Banque centrale, le rejet d’un euro surévalué par rapport au dollar, et la révision du pacte de stabilité.
Sitôt promis, sitôt trahi. « Au lendemain des élections législatives de 1997, Dominique Strauss-Kahn convainc Lionel Jospin de jouer à fond la carte de l’euro, et, oubliant les fameuses conditions que posaient auparavant les socialistes à son lancement, de se convertir au très contraignant pacte de stabilité « (Le Monde, 3 novembre 1999). Les ministres européens des finances se disent vite » rassurés « , se montrent » confiants « : aucun » séisme » ne secouera l’Europe. La » discipline budgétaire « est acceptée, le traité d’Amsterdam signé (18 juin), et même : » les quinze accélèrent la création de la monnaie unique « (16 septembre).
DSK n’a guère bataillé. Ou seulement pour que Jean-Claude Trichet succède à Wim Duisenberg à la tête de la BCE : qu’un libéral français succède à un libéral néerlandais, voilà une jolie victoire… Depuis, tout le pouvoir est laissé aux banquiers, » indépendants « , hors de contrôle démocratique. Eux se soucient de la seule inflation, qui menace la rente – guère de l’emploi. Et la gauche ne peut que se lamenter, impuissante, contre un » euro surévalué « .
Le » carcan monétaire » ne s’est pas desserré. Mais renforcé.
Services publics : » le plus grand privatiseur «
» Lionel Jospin privatise plus que Alain Juppé » Le Monde.
» Nous refusons la privatisation des services publics et leur transformation en objet de profits. » La plate-forme de la gauche plurielle n’avait rien de bolchevik, aucune nationalisation n’était prévue : ne pas privatiser, l’engagement, modeste, semblait tenable. Aussitôt installé à Bercy, pourtant, DSK reçoit Michel Bon, le PDG de France Télécom – qui plaide pour une » ouverture du capital « de son entreprise. A son tour, le ministre des finances » fait le siège de Matignon « , et Lionel Jospin soupire : » Puisqu’il n’y a pas d’autre solution… « Dès sa déclaration de politique générale, le 19 juin 1997, à l’Assemblée, le Premier ministre revient alors sur son engagement de campagne, et prévient que, pour les services publics, » des adaptations seront nécessaires « .
» Après une concertation sociale approfondie « – il faut cela pour avaler des couleuvres –, » Jospin donne son feu vert, début septembre, à une privatisation partielle. A Bercy, DSK se réjouit « (Le Nouvel Économiste, 23/04/99). La » commission des privatisations « , mot honni, est rebaptisé » commission des transferts « – et sous la houlette du grand argentier, elle » transfert « beaucoup : France Télécom d’abord, Thomson-CSF, Thomson Multimédia, Air France… DSK est médaille d’or : » le plus grand des privatiseurs « , pour Les Échos (03/11/1999), tandis que Le Monde dresse ce constat : » Lionel Jospin privatise plus que Alain Juppé « (07/08/1998).
Privatiser, soit, mais pour quel résultat ?
Libéré de l’État et de ses pesantes contraintes, Michel Bon verse dans la folie des grandeurs : jusqu’alors prospère, France Télécom rachète, en 2000, le britannique Orange pour 50 milliards d’euros, acquiert quelques autres babioles, devient la seconde entreprise la plus endettée du monde, à hauteur de 75 milliards d’euros, et frôle le gouffre dès 2002. Ce fleuron du service public n’évite la ruine que grâce… à l’État : bon bougre, il remet 15 milliards au pot. Et son nouveau PDG, Thierry Breton, s’engage sur 15 autres milliards d’ » économies en interne « – sur le personnel, donc. Les suicides à répétition, chez les agents Orange, la pression qu’ils subissent, trouvent leur source ici. Dans un choix politique. Effectué sous un gouvernement de gauche.
Airbus : en cadeau à Lagardère
C’est à cet » incompétent « que DSK a remis les clés du trésor.
» Une excellente nouvelle « , voilà comment Dominique Strauss-Kahn, alors ministre des finances et » coordinateur aéronautique en Europe « , salue la privatisation de Aérospatiale. Et c’est à Lagardère qu’est confiée l’entreprise – un patron qui fréquentait le Cercle de l’industrie…
A toutes les étapes du » deal « , c’est DSK qui a négocié. Et tout accordé : Airbus, d’abord, cette mine d’or – à une société, Matra, pourtant étrangère aux avions civils. Une ristourne sur les actions, aussi, évaluée à quatre milliard de francs. Et surtout, les pleins pouvoirs au privé : malgré les 15% qu’il possède encore, l’État français se retrouve » interdit de gestion « . Ses intérêts sont représentés par Jean-Luc Lagardère (0,9% du capital), dont les lieutenants (Philippe Camus, Noël Forgeard, Jean-Louis Gergorin, Philippe Delmas, Jean-Paul Gut) occupent les postes-clés. Europe 1, la radio de Lagardère peut exulter : » L’équipe Jospin sort des entreprises du giron de l’État à un rythme deux fois supérieur à celui de la droite. Pour ce qui est d’Aerospatiale, il était temps. « (16/02/99).
Et pourquoi pareille urgence ?
Par voracité. Durant » cinq années de dividendes « , les actionnaires se goinfrent le cours du titre en bourse grimpe de 70 %, un rachat d’actions, à hauteur de 7 milliards d’euros, est programmé. Autre chanson, pour les salariés : à l’automne 2006, la direction décrète la plan Power 8, 10 000 emplois seront supprimés en Europe, délocalisés. L’injustice sociale se double d’un scandale financier : » J’ai le choix de passer pour quelqu’un de malhonnête ou d’incompétent qui ne sait pas ce qui se passe dans ses usines. J’assume cette deuxième version « , se défend étrangement Arnaud Lagardère (Le Monde, 15/06/2006).
C’est à cet » incompétent « , donc, que DSK a remis les clés du trésor – et l’héritier s’est servi à pleines mains. Mais l’ancien ministre n’en paraît pas fâché : au moment de l’affaire, Strauss-Kahn publie une tribune dans Le Monde (également copropriété de Lagardère) sans que ce nom ne soit prononcé. Ni Jean-Luc, ni Arnaud. C’est qu’un pacte les unit – dont le politique récolte aujourd’hui les fruits médiatiques…
Stock-options : la fiscalité des patrons
Le Ministre des finances de la gauche plurielle défait ce que la droite a construit.
Sujet sensible. DSK avance donc pas à pas : dès l’automne 1997, » les bons de souscription de parts de créateurs d’entreprise « – stock-options, en français… – bénéficient d’une fiscalité allégée, mais simplement pour » les sociétés de moins de sept ans « . Un an s’écoule, et en 1998, c’est désormais pour » les sociétés de moins de quinze ans. « En janvier 1999, Dominique Strauss-Kahn croit désormais l’heure venue : toutes les stock-options, désormais, même celle des patrons du CAC 40, seront imposées à 26 % – et non plus à 40 %… Le Ministre des finances de la gauche plurielle défait, ici, ce que la droite a construit : c’est Alain Juppé, deux ans plus tôt, qui avait relevé le taux d’imposition de 26 % à 40 % !
Le cadeau est trop gros : c’est un tollé. » Quatre milliards de francs pour 12 000 privilégiés, s’emporte Louis Viannet, le leader de la CGT, comparés aux 4,5 milliards de francs dégagés pour quelque 4 à 5 millions de chômeurs ou d’exclus, on voit de suite qu’une telle mesure irait dans le droit fil de la justice sociale !… » (Le Monde, 9/01/99). Les communistes et les Verts protestent. D’autant que, malchance, on apprend alors que Philippe Jaffré, l’ancien (et nullissime) patron d’Elf, serait parti avec deux cents millions d’indemnités et de stock-options. Les députés socialistes, en rébellion contre Bercy, déposent un amendement pour relever la taxe à 54 % – comme l’impôt sur le revenu… finalement abandonné.
On en reste au statu quo, un match nul. Et bientôt mis en examen, DSK ne mènera pas son combat plus loin. Mais à ses amis patrons, par pragmatisme, il aura tout de même évité quelques désagréments : la Taxe Tobin sur les transactions financières, prônée dans le programme mais aussitôt repoussée. L’impôt sur la fortune, qui devait s’étendre aux biens professionnels : les grandes fortunes y échapperont. Même les niches fiscales dans les DOM-TOM seront prolongées ! Quant à la taxe professionnelle, elle sera allégée de vingt milliards de francs en cinq ans…
(article publié dans Fakir N°47, septembre 2010)