n° 112  

Les (vrais) chiffres du chômage

Par Cyril Pocréaux |

Au moment où bénéfices et dividendes battent tous les records, Macron, Attal et Le Maire ont eu une idée géniale pour trouver de l’argent, et marcher en chantant vers le « plein-emploi » : taillader davantage encore les droits des chômeurs.
Contre toute logique économique et sociale, contre les faits et les études, mais par pure idéologie. Avec un mantra en guise d’argument : « ça fonctionne. » Le chômage, ça y est, ils en seraient venus à bout, ou presque.
Comme eux ne rencontreront jamais les victimes de leurs décisions, on est allé les voir. On s’est plongé dans les chiffres.
Et la réalité est légèrement différente de celle qu’ils nous vendent.


 « Je parlais aux murs, alors… »

Mercredi 13 mars 2024

« Et ton frangin, comment il va ?

— Ffff… pas simple, ffff… Il a perdu son… ffff… boulot, est au chômage, ffff… depuis six mois…

— Ah merde, je savais pas. »

Sur le stade, mon pote Arnaud crache ses bronches pour récupérer, entre deux tours de piste, ce soir-là. C’est plus simple pour moi : je tiens juste le chrono. Une fois son souffle retrouvé, Arnaud poursuit.

« C’est une histoire un peu moche, il a subi, quand même, avant de se faire virer. Tu devrais le voir, il te racontera, ça pourrait t’intéresser. »

Les histoires de chômage, de boîtes qui ferment, c’est pas ce qui manque. On en reçoit tous les jours, sur nos boîtes, à Fakir. à force, on a même tendance à les banaliser, ces drames du quotidien. Mais il faut lutter contre cette tendance, sans cesse…

Alexandre m’avait filé rendez-vous dans un café au cœur de la cité où il vit, dans le Val-d’Oise, en banlieue parisienne. J’avais failli le rater, le bar-tabac-PMU : le rideau était à moitié fermé, en ce milieu d’après-midi.

« Et le numéro 4 suivi du 6 Ever Green devant le 7 à l’entrée du virage… » Plusieurs écrans retransmettent les courses du jour, devant quelques habitués, tickets en main, pour vérifier s’ils n’ont pas touché le tiercé.

Alexandre est déjà là, cheveux en bataille, un café devant lui, adossé à sa chaise. Il aurait pris un peu de poids que ça m’étonnerait pas.

« Alors, t’es au chômage, donc ?

— Ben oui. Depuis juillet. Je bossais chez Grimaldi, une boîte italienne qui fait de la gestion de transport et de marchandises. On bossait sur les porte-conteneurs, avec les compagnies maritimes, les douanes. Nos clients, c’était de gros importateurs et exportateurs. L’équipe était super cool, on bossait bien, mais c’est dans la mentalité audessus qu’il y avait un problème.

— C’est-à-dire ?

— On était une équipe de six, quatre à Bordeaux, deux à Paris. Une collègue de Bordeaux a été mise en arrêt de travail, elle était épuisée. Puis celui qui bossait avec moi a été mis en arrêt maladie longue durée. On s’est retrouvés à quatre pour faire le boulot de six, je te dis pas… Ils auraient pu embaucher une personne de plus, mais non.

— Ils reçoivent pas des aides de l’État, pour embaucher ?

— Ils en touchaient, oui. Mais quand on met le nez dans ces questions, qu’on demande des montants, on nous dit que ce n’est pas nos affaires. De toute façon, Grimaldi, ils n’ont pas besoin d’aides. Ils font un chiffre fou, du profit à mort. D’ailleurs, ce que je trouve bizarre, c’est que les aides vont à ceux qui ont le plus d’argent. Enfin bon…

— Et donc, tu t’es retrouvé à bosser seul ?

— C’était dur, il n’y avait personne d’autre avec moi dans le bureau. Seul, toute la journée, tout le temps. Ça pèse, ça pèse lourd. Je commençais à parler aux murs. Le DRH a voulu me voir : il a considéré que je n’étais plus assez motivé, et il m’a licencié. J’ai même pas contesté… »

Les courses hippiques défilent sur les écrans, on enchaîne les cafés. Un habitué entre, reconnaît Alexandre d’un coup d’œil, gueule un tonitruant « Salut, chef ! » depuis l’autre bout du comptoir. Je poursuis.

« Mais t’aimais ton boulot ?

— Bien sûr ! Je bosse dans ce domaine depuis que j’ai fini mon BTS, en 2018. J’avais fait un stage et j’avais adoré ça, vraiment. J’ai bossé quatre ans dans une très grosse boîte, avant, mais là aussi, viré…

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— On a eu droit à un plan social : Thales faisait 90 % de notre chiffre d’affaires mais n’a pas renouvelé le contrat. Pendant six mois, la direction nous avait dit que c’était bon, que le contrat était en cours de renégociation, pas de souci. Mais c’était de la flûte. Juste avant le terme, on nous a annoncé que c’était fini, comme ça. On nous a dit que c’était de la faute des salariés, qu’on ne travaillait pas assez, mais on nous a pris pour des cons : c’est Thales qui partait, point. Il n’y avait pas besoin d’un Master en économie pour le comprendre… Ça a fait du dégât. Mon chef de service, par exemple : il était là depuis quinze ans, quinze ans à s’user la santé pour la boîte, vraiment. Alors, quand on lui a dit qu’il y allait avoir un plan social, il n’y croyait plus. Et il a fini par faire un burnout. Quand il s’est retrouvé sans emploi, il avait du mal.

— C’est-à-dire ?

— Il n’arrivait pas à retrouver du boulot. C’était psychologique. Il avait usé sa santé à bosser pour une boîte qui l’avait jeté, et il était mal. Il n’avait plus envie, il avait peur, même.

— Et toi ?

— Je pensais retrouver du boulot assez facilement, comme toujours. J’ai passé un entretien, j’ai contacté un gars qui m’avait déjà aidé, qui bosse pour des recruteurs, avec des cabinets privés. Mais rien. Le problème, c’est que je voulais un CDI, pour avoir un minimum de sécurité, tu comprends ? C’est quand même le meilleur moyen contre la précarité.

— En quoi c’est un problème ?

— Les boîtes ne veulent plus faire que des CDD, puis les renouveler. Y a plus que ça. Même dans la mienne : en fait, j’avais remplacé quelqu’un qui était en arrêt maladie pendant quatre ans, à coups de CDD qu’on me prolongeait tous les mois.

— Mais c’est pas légal…

— Mais ils le faisaient. Et pour eux, c’était tout bénéf. On me disait ’Prends ton mal en patience, le CDI va arriver…’ Au final, on a perdu le contrat Thales, et j’ai été licencié. Je ne pouvais plus avoir de logement. J’ai dû retourner chez mes parents.

— Et Pôle Emploi, ou plutôt France Travail, ils t’ont proposé quelque chose ?

— Mieux vaut ne pas compter sur eux. J’ai demandé un rendez-vous, ils m’ont dit qu’ils pouvaient pas me recevoir avant deux semaines. Et quand tu vas les voir, la plupart te disent ’Je peux pas faire grand-chose’. Ou alors ils t’envoient sur des métiers ou des fonctions que tu ne connais pas du tout. La seule fois où ils m’ont trouvé un entretien, ça n’avait aucun rapport. Moi j’ai un métier, il me plaît, je m’y sens bien, j’ai pas envie d’en changer. D’ailleurs, ils m’ont radié, a priori parce que je n’aurais pas actualisé ma situation. Tout est fait pour nous décourager. »

Je joue mon mauvais rôle, genre avocat du Diable :

« Ils disent aussi que certains chômeurs en profitent…

— Comme si on vivait bien avec le chômage ! Même parmi ceux qui touchent quelque chose, et c’est une minorité, il y a énormément de gens sous le seuil de pauvreté, qui se serrent la ceinture, d’autant que l’inflation nous a piétiné la tête. Là, maintenant, je cherche un poste en intérim, même si c’est précaire. Mais comme ça fait quelques mois que je n’ai pas bossé, les employeurs sont frileux. Parfois c’est dur, de se remettre en selle. Moi, j’ai de la chance : ma famille m’a aidé. Mais sinon… »

Ça vaudrait un dossier dans le canard, le chômage, aller voir tout ça de plus près, je me disais, en quittant Alexandre. D’autant que j’étais intrigué, depuis pas mal de temps déjà, par ces chiffres des demandeurs d’emploi qu’on nous annonçait en baisse, en chute libre, même, matin midi et soir à longueur de journaux et de com’ gouvernementale, et 9 %, et 8 %, et 7 %, alors qu’on voit les plans sociaux se multiplier, les usines fermer, les travailleurs licenciés. Enfin, bref.

 JT de TF1.

Mercredi 27 mars.

« Oui, il y aura une réforme de l’assurance chômage cette année. On veut davantage de Français qui travaillent, parce que ça permet d’augmenter les recettes. »

C’est Gabriel Attal qui pérorait ainsi au 20h00 de TF1, devant toute la France, donc, ce mercredi 27 mars, quelques jours après ma rencontre avec Alexandre. On a appris à quoi s’en tenir, quand ils parlent de « réformes ». « Il y a beaucoup de Français de classe moyenne qui travaillent et qui se disent ’je fais beaucoup d’efforts, je finance par mon travail un modèle qui permet parfois à certains de ne pas travailler.’ » Je me disais bien… Et il annonçait donc, notre Premier ministre, son ambition de réduire la durée d’indemnisation du chômage.

Il est fou.

Ils sont fous.

Ils sont fous, je me dis, et il ne doit pas en connaître tant que ça, des Français qui lui parlent du chômage. Ou alors, pas ceux qui le vivent.

Quelques jours plus tard, il remettait ça, toujours dans les médias. Il « assume », prévient-il même. C’est toujours simple, d’« assumer », c’est un joli mot joker, ça : « j’assume », et voilà, ça clôt le débat. Mais bon, je me doute bien que lui ne va pas assumer grand-chose. C’est plutôt d’autres, qu’il n’a jamais croisés, et ne croisera sans doute jamais, qui vont devoir « assumer ».

Enfin bref, écoutons la suite.

« On est passé de 9,6 % à 7,5 % de chômage. Cette baisse historique, on ne l’a pas obtenue par magie. C’est le fruit de nos réformes, notamment de l’assurance chômage. »

C’est vrai qu’ils l’ont déjà réformée, l’assurance chômage, les Macronistes, depuis qu’ils sont au pouvoir.

Et pas qu’une fois.

Je me plonge dans les archives – pas bien anciennes, les archives, remarquez. Qu’on résume :

  Octobre 2018 : les cotisations sociales pour le chômage sont supprimées, purement et simplement. L’indemnisation du chômage sera désormais financée par une hausse de la CSG. Ça ne change rien ? Ça change tout, en fait : alors que les cotisations étaient uniquement destinées à l’indemnisation chômage, gérées par les salariés et le patronat, la CSG est versée au budget général. Le gouvernement l’utilise comme il veut, et peut désormais décider de tailler à volonté dans les allocations. La mise à mort d’un régime de soixante ans, dans l’indifférence quasi-complète.

  2021 : le gouvernement durcit les conditions d’accès à l’allocation : il faut avoir travaillé six mois (contre quatre auparavant), pour y avoir droit. Il tranche aussi, à la hache, dans le montant des indemnités pour les travailleurs au parcours professionnel fracturé.

  2022 : on « modulera » désormais les allocations en fonction de la conjoncture économique.

  Février 2023 : après la baisse du montant, après le durcissement de l’accès aux droits, on diminue de 25 % la durée d’indemnisation. La durée maximale passe par exemple de deux ans à dix-huit mois.

En d’autres termes : depuis six ans, et dans l’attente d’une nouvelle « réforme », donc, les chômeurs ont plus de difficultés à obtenir des indemnités, celles-ci sont moins importantes, et versées moins longtemps.

Avec quels effets, pour les demandeurs d’emploi ?

Ils se prennent un mur, pour ainsi dire.

La Dares, la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, rattachée au ministère du Travail, a publié en début d’année une étude sur le sujet. Les ouvertures de droits se sont effondrées : moins 17 %, entre 2017 et 2022. Dans l’histoire, ce sont les jeunes, les travailleurs en fin de CDD ou d’intérim, les plus précaires, donc, qui prennent le plus cher. Sachant que, selon l’Insee, ce sont déjà les ouvriers et les employés qui se retrouvent le plus souvent au chômage.

Et ceux qui continuent à arracher des droits sont moins bien indemnisés, pour plus de la moitié d’entre eux : jusqu’à 50 % en moins, même. Ils ne sont par ailleurs plus que 36 % de chômeurs, aujourd’hui, à toucher une allocation – un chiffre qui n’a jamais été aussi bas.

« J’ai perdu les contrats de deux enfants, ça m’a fait tomber de 1700 € à 1000 €... Je me disais ’je vais toucher un quelque chose de Pôle emploi’, mais avec leur réforme du chômage, je n’avais droit à rien. Zéro. Et je n’étais pas la seule : c’est courant, dans notre métier. » On avait croisé Cindy, assistante maternelle du côté d’Angers, fin 2022. Pendant la crise Covid, elle gardait les enfants de soignants. Elle faisait partie de celles dont Macron disait qu’elles avaient « tenu le pays debout ». En guise de récompense, elle les avait subies très concrètement, elle, les réformes de l’assurance chômage. Je l’ai rappelée, du coup, pour faire un point sur sa situation. « Avec deux ados, il a fallu que je me débrouille avec 1000 €. Ça m’a donné des insomnies, on n’a pas le droit à la sécurité de l’emploi. On n’a droit à rien. C’est très très angoissant. Mes enfants, ils ne mangeaient plus à la cantine, on faisait très attention. Il n’y a plus de viande rouge, c’est du Lidl. Et on compte tout le temps, tout le temps, on répertorie nos dépenses dans un cahier. Chaque année, j’ai un, deux ou trois mois, comme ça, sans compensation. 700 euros en moins sur trois mois, ça fait 2100 euros, dans un budget c’est lourd. Le train de vie n’est plus le même. Pourtant je fais tout, je vais à mes rendez-vous Pôle emploi, je mets mon dossier à jour, mais non. Certains conseillers ne comprennent rien à notre métier, d’ailleurs. Quand on avait besoin de nous, on était là. Mais maintenant… »

Mais maintenant, on fait des économies sur leur dos : voilà de belles rentrées d’argent frais pour le gouvernement, toujours obsédé par une seule et même idée, guidé par une seule et même boussole : ne surtout pas toucher aux dividendes, aux superprofits, aux bénéfices du CAC 40 qui explosent.

En l’occurrence, ce sont 6,7 milliards que les différentes coupes dans les droits des chômeurs permettront bientôt de récupérer, chaque année. Et Macron et Attal ont déjà fait leurs calculs : la nouvelle réduction annoncée de la durée d’indemnisation permettrait de gratter encore 3 milliards supplémentaires, sur le dos de quelque 400 000 allocataires supplémentaires poussés en fin de droits chaque année.

« Ils sont trop protégés ! »

Ouvrons, ici, une parenthèse : il s’agirait plutôt, à écouter le gouvernement, de les y forcer, nos demandeurs d’emploi, à retrouver du boulot, parce que sans ça ils auraient vite fait de se laisser aller au farniente, sans doute. Macron aime le rappeler en personne. « Si j’étais chômeur, je n’attendrais pas tout des autres. J’essaierais de me battre d’abord », lâchait-il dès 2015, alors ministre de l’économie.

Il faut les noter, ces phrases, les ressortir : elles disent tant, finalement, de leur vision du monde, de leur doctrine. « Le chômage de masse, en France, c’est parce que les travailleurs sont trop protégés », renchérissait-il, deux ans plus tard, en campagne pour être élu président. Car lui le sait, Emmanuel, ce que c’est de ne pas être protégé. Il a toujours vécu à la dure. La vie ne lui a pas fait de cadeau, jamais, et c’est comme ça qu’il a réussi. Alors, il veut « réformer », parce que « ceux qui naissent pauvres restent pauvres. Il faut responsabiliser les pauvres pour qu’ils sortent de la pauvreté » (juin 2018). D’ailleurs, il suffit de « traverser la rue » pour en sortir, de la pauvreté – mais ça, vous connaissez l’argument, déjà.

Qu’importent les chiffres, les études, finalement...

 Pour quels effets ?

Voilà au moins rempli un premier objectif, sonnant et trébuchant, de ces coupes à la hache : récupérer de l’argent.

Mais pour l’autre, affiché publiquement ?

Réduire le nombre de chômeurs, leur permettre de retrouver du travail ?

Quels sont les effets sur les chiffres du chômage ?

« Le fruit de ces réformes », c’est « une baisse historique » du chômage, assure donc Gabriel Attal. Et les membres du gouvernement, et le Président lui-même, n’y vont pas de main morte pour vanter les effets de leur remise au pas de ces feignants de chômeurs. Ils nous inondent de tweets, même.

« Cela fait 40 ans que le niveau du chômage n’avait pas été aussi bas. Objectif plein-emploi ! » s’enthousiasmait Emmanuel Macron en mai 2023, annonçant un taux de chômage descendu à 7,1 %.

« Depuis 40 ans, aucun gouvernement n’a fait mieux ! La bataille pour le plein-emploi en passe d’être gagnée ! » savourait Marie Lebec, actuelle ministre des relations avec le Parlement. Ça commençait à sentir les éléments de langage…

« Nous atteignons le plus bas niveau de chômage depuis 1982 ! », hurlait (même en tweetant) Olivier Dussopt, alors ministre de la retraite à 64 ans (on ne se souviendra de lui qu’ainsi).

Et le bal des satisfecit, continuait ainsi, de jour en jour, de semaine en semaine. Problème : aucune étude n’a à ce jour fait le lien entre les réformes menées depuis 2018 et l’évolution du taux de chômage : le recul manque, encore. Certaines sont en cours, mais rien n’indique que la baisse, si baisse il y a (mais on y reviendra), soit corrélée au travail de sape entrepris par Macron et ses gouvernements successifs. « C’est de la com’ de base, du mytho ! » C’est Alexandre, au café, qui m’avait sorti ça, à l’évocation d’un chômage en baisse. Il se marrait, même. « Plus ils durcissent les conditions, moins il y a de chômeurs ? Ben oui, puisqu’ils n’ont plus de droits à l’assurance, les gens ne voient plus l’intérêt de s’inscrire à Pôle emploi : ça ne leur amène rien. Je le vois bien. Donc plus ils durcissent et plus les statistiques sont en leur faveur. Et plus ils peuvent te dire ’Regardez, on arrive au plein emploi…’  » Bon, c’est un ressenti personnel, de terrain, pour le coup.

Mais Bruno Coquet, économiste, chercheur associé de l’Observatoire français des conjonctures économiques, estime lui que « durcir les règles de l’assurance-chômage, ça ne crée pas d’emploi ».

Et même une chercheuse, titulaire au passage du prix Nobel d’économie (en 2019), va dans ce sens… « On trouve très très peu, ou pas, d’effets de la générosité des allocations chômage sur l’emploi » posait Esther Duflo, donc, sur France Inter, en novembre 2022. Elle poursuivait : « En fait, il y a un désir très profond, chez beaucoup de gens, de travailler, et en particulier de travailler dans des emplois qui ont du sens et de la dignité. Les hommes et les femmes politiques ont une méfiance vis-à-vis des chômeurs ou de ceux qui ne travaillent pas et se disent ’ouh là, si les allocations chômage sont trop généreuses, ils ne vont pas vouloir travailler et devenir paresseux’, mais en fait, on n’en voit absolument pas la preuve. »

Je le confesse : j’aime bien, quand les observations d’un chômeur en rupture collent avec l’analyse d’une prix Nobel. Ça montre d’un coup un peu mieux qui est déconnecté de la réalité, dans ce pays.

D’ailleurs, en repensant à Alexandre, il m’avait aussi donné un contact. Celui d’une conseillère Pôle emploi – pardon, France Travail, puisque la transformation de l’un en l’autre fait aussi partie des grands changements instaurés par le gouvernement. Rosa, elle s’appelle – enfin pas vraiment, mais elle préfère garder l’anonymat, pour témoigner. Je suis allé la voir, du coup, après son boulot, dans une grande ville de banlieue parisienne. En bavardant, sur le banc d’un square pas loin de son agence, elle jongle entre son thermos de thé et un croissant. Rosa s’occupe en particulier des jeunes, ceux qui cherchent un premier emploi ou une alternance. J’osais pas trop lui poser la question d’emblée, mais les chômeurs que j’avais rencontrés étaient plutôt durs, avec les conseillers France Travail…

« France Travail, ça change des choses, plutôt que Pôle emploi ?

— Bah, disons qu’ils ont réuni tous les acteurs de l’insertion sous une même enseigne, et Pôle emploi devient une sorte de carrefour pour amener les gens ailleurs. Aussi, on fait plus avec moins. C’est tout bête, mais ils font des économies sur tout. Sur le ménage, par exemple. Et bosser dans le sale, c’est pas terrible, comme conditions. Ils avaient annoncé qu’il y aurait davantage d’argent, mais il ne passe ni dans les embauches ni dans les salaires, alors je ne sais pas où. On a de moins en moins de conseillers entrants, et de moins en moins de CDI. Ma directrice, elle nous a fait une réunion pas plus tard que tout à l’heure : ’Bon, on a un problème de bureaux, parce qu’on n’a plus assez de financements.’ Concrètement, on n’a plus assez de bureaux pour le nombre de conseillers. ’Donc maintenant, ce sera premier arrivé, premier servi. Ceux qui arrivent les derniers devront s’installer dans la salle de réunion.’ Vous imaginez, la confidentialité quand vous recevez des gens ? On est nuls, nuls. Déjà, depuis quelques années, on a des bureaux ouverts, pour qu’on puisse circuler et s’échapper si jamais on nous agresse. Et ça gêne beaucoup les gens qui viennent, parce que tout le monde autour entend toute leur histoire. Personne n’aime ça, pas plus eux que nous. Alors là, dans la salle de réunion…

— Et vous avez beaucoup de demandeurs d’emploi dans votre liste ?

— Dans notre ’portefeuille’ ? Vous pouvez employer le terme, parce que c’est celui qu’on emploie. Moi j’ai 70 actifs, tout le temps, mais je suis affectée juste sur les jeunes, donc ça va. Officiellement, on annonce entre 100 et 200 actifs par conseiller, mais c’est faux. Certains collègues, pour guider et aider un peu dans la recherche, ils peuvent avoir 300, 400 actifs, 400 personnes à suivre. Et pour le simple suivi, on peut avoir plus de 500 actifs. Et là, c’est énorme. Le gouvernement, son but, c’est qu’on leur parle personnellement chaque semaine. Mais c’est pas possible, mon Dieu…

— Et les réformes de ces dernières années, vous en pensez quoi ?

— Ce que je trouve un peu cru, un peu dégueulasse même pour être vulgaire, c’est qu’en 2021, 2022, on a baissé le montant net attribué par jour, tout en disant à l’époque qu’on n’allait pas baisser la durée d’indemnisation. Et là, ils la baissent, maintenant. Franchement, c’est des chiens...

— C’est pour inciter les chômeurs à reprendre du travail, paraît-il.

— Franchement, ceux qui se complaisent dans ce système, c’est vraiment à la marge. Mais c’est comme dans tous les services publics, on le sait : moins d’accompagnement, mais plus de flicage. J’étais un peu idéaliste, en arrivant dans mon boulot. Là, je vois qu’à France Travail on me demande de plus en plus de fliquer les gens. ’Moi, je ne suis pas là pour ça’, je leur ai dit. Comme si c’était eux, les plus gros fraudeurs… Alors, quand un demandeur d’emploi ne vient pas à un rendez-vous parce qu’il est SDF, ben je ne le radie pas forcément. Parfois, les sanctions tombent automatiquement, les gens sont désinscrits de Pôle emploi pendant un mois. Pour ceux qui ont besoin de l’allocation chômage, c’est dur.

— Et pour les conseillers ?

— Parfois, j’ai besoin de faire des pauses, vingt minutes, parce que c’est lourd. C’est une source de stress, car on a tous envie de bien faire, alors qu’on n’a pas assez de moyens.

— La bonne nouvelle, c’est que les chiffres du chômage baissent. Il paraît qu’on va vers le plein emploi…

— Ah, ça, c’est les politiques qui parlent, mais ils ne voient pas ce qui se passe sur le terrain… Moi j’étais statisticienne avant, et du coup je suis un peu chiante de ce côté-là, je regarde les chiffres, pas juste ceux de l’Insee. Et sur le terrain, en plus, non, je ne vois pas de baisse. On a toujours autant de gens qui ne peuvent pas s’en sortir, alors la baisse, je ne sais pas d’où elle vient. Si : on décale des gens vers les catégories B, C, D, et ça fait baisser les chiffres. On envoie par exemple plein de gens en formation, ils ne sont plus comptés dans la catégorie A, alors que beaucoup d’entreprises de formation sont frauduleuses, je peux vous le dire. Franchement, elles prennent les subventions de l’État mais ne font rien derrière. Je demande toujours un retour aux jeunes quand ils reviennent. La plupart sont gênés : ’Madame, désolé, je vais être franc, mais c’était de la merde.’ Ce n’est pas toujours le cas, bien sûr, mais souvent. »

Ça me rappelait le courrier d’une lectrice, Hélène, à Toulouse, qui se désolait d’avoir reçu de France Travail une proposition de formation organisée par… Uber !

« Bref, reprenait Rosa : on met la poussière du chômage sous le tapis, aux frais du contribuable. »

 Bidonner les chiffres

La poussière sous le tapis, OK. Mais la poussière, à un moment, ça finit toujours par se voir : ça fait un tas, et puis ça déborde. Le taux de chômage remonte, en ce moment, à 7,5 %. Mais il y avait cette histoire de catégories, aussi, dont m’avait parlé Rosa, et qui me trottait depuis un moment dans la tête. Et qui m’aura valu de me plonger dans des piles de documents et de courbes…

Qu’on résume, à gros traits : les demandeurs d’emploi à France Travail sont classés en différentes catégories, A, B, C, D et E.

La catégorie A, c’est la plus souvent citée : les demandeurs actuellement sans emploi, disponibles, et qui n’ont pas du tout travaillé ces dernières semaines. Côté B, idem, mais le demandeur ou la demandeuse a travaillé quelques heures (moins d’un mi-temps en tout cas) le mois précédent. Pareil pour les étiquetés « C » : ils cherchent, mais ont travaillé, eux, plus d’un mi-temps le mois précédent, même en contrat court. Les « D » aimeraient un boulot mais ne sont pas disponibles de suite (parce que malades, ou en formation, etc.). Quant aux « E », enfin, ils ont un travail qui ne leur convient pas, et en cherchent un autre.

En tout, ces catégories de demandeurs d’emploi représentent, aujourd’hui dans notre pays, 6,2 millions de personnes.

Or, c’est là la première grande arnaque : depuis fin 2007, sur décision de Nicolas Sarkozy, l’Insee ne tient plus compte pour évoquer le chômage des chiffres de Pôle emploi, mais de la définition du chômage au sens du Bureau international du travail, plus restrictive encore que la seule catégorie A (celle qui s’en rapproche pourtant le plus). Résultat : on chiffre en fait à 2,3 millions de personnes le nombre de demandeurs d’emplois fin 2023 (contre près de 3 millions en catégorie A). Vous cherchez du boulot ? Vous êtes inscrit à Pôle emploi ? Mais vous avez travaillé quatre heures en intérim voilà trois semaines ? Vous n’êtes pas pris en compte dans les statistiques du chômage...

Conséquence : on invisibilise, dans ces calculs, des centaines de milliers, des millions de chômeurs.

Parlons dynamiques, maintenant.

Avec actuellement 7,5 % de chômeurs, et après pas mal de variations ces dernières années (plutôt à la hausse, puis à la baisse), le taux de chômage (au sens du BIT et de l’Insee) est un peu au-dessus de ce qu’il était en 2008. Pas certain qu’il y ait de quoi pavoiser.

Surtout que la courbe du nombre de demandeurs d’emploi à France Travail, beaucoup plus parlante, donc, après une baisse post-crise sanitaire, stagne et même remonte aujourd’hui au niveau de ce qu’elle était en 2015.

Qu’on résume : la France compte 6,2 millions de demandeurs d’emploi inscrits à France Travail, soit grosso modo le même nombre que quand Emmanuel Macron est arrivé au ministère de l’économie en 2015, et ce chiffre est en train de remonter. Je ne sais pas vous, mais moi ça ne me donne pas franchement envie de sortir tambours et trompettes pour chanter ses louanges…

D’autant plus qu’il y a les autres.

Tous les autres.

Celles et ceux qui ne figurent plus nulle part, ou ailleurs, « cachés sous le tapis », sortis des statistiques.

Les découragés, les radiés, les auto-employés, les contrats aidés...

Et ils finissent par peser lourd, tous ces gens, dans la balance.

Très lourd.

Combien, exactement ? Selon Bertrand Martinot, économiste à l’Institut Montaigne et ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy (pas vraiment un crypto marxiste, donc), en cumulant toutes ces catégories, « on arriverait à sept, huit millions de personnes qui sont en souffrance » par rapport à l’emploi – ou au manque d’emploi, plutôt.

De 6,2 à 8 millions : soit entre 20 et 25 % de la population active (30 millions de personnes environ). On est loin des 7,5 %...

On est plus loin encore du plein emploi vers lequel on s’avance pourtant en chantant, d’après le gouvernement.

La voilà, leur victoire « historique ».

Cette lutte entre sous-emploi, chômage et précarité, Aurélia nous l’avait racontée. On l’avait rencontrée, elle aussi, fin 2022, pour faire un point sur les premières réformes de l’assurance chômage. Elle bossait, alors, en établissement pour enfants polyhandicapés et autistes, dans une petite ville du Loiret. Malgré ses dix ans d’expérience, elle enchaînait toujours les CDD à la chaîne, invariablement. Quand on l’avait rencontrée – fin 2022, donc – elle était au chômage depuis la veille. « J’ai fait des calculs, avec la nouvelle réforme je suis passée de 30,85 € par jour à 25,20 € par jour. à 900 € par mois je m’en sortais. Je ne sortais jamais, pas de loisirs, mais je m’en sortais. Mais avec la nouvelle réforme, je suis passée à 700 €, ce n’est pas possible. Je paye le crédit pour la maison de 600 €, je m’achète à manger et voilà… Je ne peux plus payer mes factures. Eau, gaz, électricité, ça fait deux mois que je ne les ai pas payées. C’est ricrac, même plus que ricrac…

Pourtant, j’ai toujours bossé. J’ai toujours payé mon loyer, mais les banques me font flipper. Ça m’angoisse vraiment, j’ai acheté cette maison pour mon fils, pour qu’il ait au moins un quelque chose. On n’a rien, dans ma famille. Et je ne peux même pas aider mon fils quand la bourse est en retard. Je l’aide comme je peux pour payer ses frais de scolarité en BTS, ou 30 € par-ci par-là.

— Tu manges à ta faim ?

— Les fins de mois sont compliquées. Heureusement que j’aime bien les pois chiches… Mais je veux dire une chose : on n’est pas assistés. On n’est pas là pour mendier. Moi je veux aider les autres dans mon travail, c’est ce que j’aime, mais comment les aider si je ne peux pas vivre moi-même ? »

J’ai rappelé Aurélia, pour voir où elle en était, de sa lutte quotidienne. Elle navigue précisément dans cette zone précaire autour du chômage qu’on a sortie des statistiques. Et elle doit aider qui, devinez ? Des chômeurs précaires. « Là, j’ai retrouvé un CDD de trois ans, un dispositif adulte-relais. Je suis toujours dans le social, médiatrice : j’accompagne les gens pour de l’administratif, la CAF, les papiers de la Préfecture… Un travail d’assistante sociale, mais sans être assistante sociale. Mais l’association a quand même le label France services. En fait, c’est fou : ce sont des précaires comme moi qui s’occupent de gens précaires. On voit des trucs horribles, vraiment. Psychologiquement, c’est compliqué. Et puis on se fait agresser, ça arrive bien une fois par semaine.

— Tu as un salaire, au moins…

— Pour moi c’est parfois pire qu’être au chômage : on remplace des institutions et des services publics où il n’y a plus personne. On a toutes un ’Bac+ quelque chose’, mais on n’a rien à faire là, normalement. On fait le lien, ou le travail, pour neuf ou dix opérateurs : la Carsat, la justice, la préfecture, la CAF, la MSA, tout ce qu’ils ne font plus dans les bureaux. Tiens, demain, je vais à la Poste, parce qu’ils sont débordés, c’est le jour d’arrivée des allocations, et ils n’ont pas assez de monde pour remplir leurs tâches. France Travail, aussi. On fait les dossiers, mais on n’a jamais de réponse de ces institutions.

— Ah bon ? Tu fais le boulot de France Travail ?

— Oui, car ils ne reçoivent plus, ici. Donc on fait les dossiers des gens pour leurs droits au chômage, y en a plein qui n’y ont pas recours, d’ailleurs. De toute façon, Pôle Emploi, quand j’y étais, je n’ai jamais eu aucun accompagnement. Ils m’envoyaient juste un mail de temps en temps pour me dire que j’avais changé de référent, car ils avaient des contrats précaires de sept mois, eux aussi. Une fois, une dame m’a appelée pour me dire que j’avais un Bac+4, que du coup je n’avais pas besoin d’aide. Et un jour, ils m’ont annoncé que je n’avais plus de droits, et je suis passée au RSA.

— Et leurs réformes du chômage, t’en penses quoi ?

— On a toujours des surprises, quelles que soient les allocations. Avant, par exemple, j’avais une allocation logement. Je recevais 200 euros par mois. Mais du jour au lendemain, je suis passée de 200 euros à zéro, comme ça. Ils nous disent ’c’est les réformes qui veulent ça, c’est les nouveaux calculs.’ Et y a pas que moi, je connais plein de gens dans le même cas, qui ont vu leurs aides réduites.

— Comment tu vois la suite ?

— Le social, aider les gens, c’est mon truc. C’est con, hein ? Mais là, je ne peux plus. Faut que j’essaie de trouver une autre voie, même si un CDI, je ne cherche même plus, c’est impossible. Et mon compte formation n’est pas assez élevé, les formations coûtent très cher. Aujourd’hui, je suis prête à faire n’importe quoi, n’importe quoi. »

C’est un gâchis immense, ces vocations qui partent en fumée, cramées dans cette précarité, cette instabilité du chômage que les chiffres ne disent pas, qu’ils masquent, même.

Masquer cette réalité, d’ailleurs, cette « poussière sous le tapis », est un enjeu, pour le gouvernement. Une bagarre de tous les jours.

Alors, il faut multiplier les leurres, les fausses pistes, les paravents, pour bien faire comprendre que s’il y en a, des chômeurs, malgré toutes leurs réformes, c’est qu’ils le veulent bien.

Au premier rang, l’argument des emplois non pourvus, ces postes vacants dont on nous rebat les oreilles. Comme une petite musique qui nous susurre que s’ils voulaient bosser, les chômeurs le pourraient, en prenant ce qu’on leur offre. Comptons : la Dares estimait à 347 500 le nombre de postes non pourvus en France, au quatrième trimestre 2023. Faisons un simple calcul, une règle de 3 toute bête, comme on apprend au CE2, grosso modo, même Bruno Le Maire doit encore être capable de poser une division : avec 2,3 millions de chômeurs au sens du BIT, on arrive à un poste non pourvu pour 6,6 chômeurs (et encore, sans compter les disparités régionales). Et si on prend en compte les inscrits à France Travail, on arrive à un poste pour 18 chômeurs. Il va y avoir embouteillage ! En d’autres termes, les postes non pourvus, « cela n’a pas l’air d’être une contribution très forte au problème du chômage », euphémisait Roland Rathelot, coauteur en mars 2022 d’une étude sur le sujet pour le Conseil d’analyse économique.

Les conditions de travail proposées, en revanche, oui. Dans une étude d’octobre 2021, la Dares conclue que des conditions de travail pénibles et des salaires trop bas sont un frein à ce que les offres trouvent preneurs : « L’apaisement des difficultés de recrutement (et la baisse du chômage) pourrait donc aussi passer par l’amélioration des conditions de travail et/ou la revalorisation des salaires dans certains métiers ». C’est limpide, clair, écrit noir sur blanc, mais Gabriel Attal n’a pas dû recevoir la note en question. Rosa, notre conseillère emploi, constate elle les faits concrètement, sur le terrain. On lui a posé la question, et ses observations, surprise !, rejoignent celles de la Dares :

« Il paraît qu’il y a plein d’emplois non pourvus…

— Quand on dit qu’il y a des métiers en tension, où les employeurs ne trouvent pas assez de monde, il y a une seule et unique raison : c’est que les conditions de travail sont vraiment dégueulasses, que ce soit les horaires ou les salaires. Quand je vois ce qu’ils exigent des jeunes, des Bac+5... Faire la mascotte, par exemple.

— Pardon ?

— Faire la mascotte, se déguiser en animal dans les magasins ou les grandes surfaces. Ben parfois, ils exigent un Bac+5, pour ça. Forcément, les gens sont dégoûtés, après, et ceux qui pourraient le faire parce qu’ils n’ont pas de qualification n’ont même pas ces places. Et tous ces bullshit jobs là, tout ce qui humilie, forcément, les gens ne les gardent pas très longtemps. Il y a aussi les annonces très courtes, vraiment, et il y en a de plus en plus : une semaine, un jour, 20 heures à temps partiel dans le mois – j’ai bien dit dans le mois, pas dans la semaine ! Le CDI, c’est le Graal pour tout le monde. »

Autre argument qui confine à la fake news, mais on n’en est plus à une arnaque près, dans cette histoire : il serait plus avantageux d’être au chômage que de travailler.

On voulait vous épargner une autre saillie de Macron, mais si, quand même, tant pis pour vous : « Certains ont plus intérêt à travailler quatre à six mois, se remettre au chômage et trouver des combines à côté », calculait-il, en 2019. Gabriel Attal n’est pas en reste, en bon adepte du dogme. « Travailler doit toujours rapporter plus que ne pas travailler », rappelle-t-il à l’envi.

C’est le cas, Emmanuel, Gabriel, soyez rassurés.

Toutes les études, de l’Unedic à France Stratégie, tous les économistes le disent : travailler rapporte plus qu’être au chômage. D’ailleurs, l’allocation chômage ne peut dépasser 75 % du salaire de référence. Et elle est descendue en moyenne, aujourd’hui, à un peu plus de 900 euros mensuels. Certes, c’est à peine moins que le salaire que pourraient gagner certains en travaillant. Et la question des freins financiers à la reprise d’un emploi, de la garde des enfants aux transports, se pose alors parfois. Suggestion naïve : et si on relevait les bas salaires, en améliorant les conditions du travail précaire, plutôt que baisser les allocations ?

Mieux encore pour votre quiétude d’esprit, chers dirigeants : beaucoup d’ayant-droits n’ont même pas recours à une aide à laquelle ils ont pourtant droit. On estime ce non-recours à un quart de demandeurs, à hauteur de 2 milliards par an. En 2022, peu avant les élections présidentielles, un rapport gouvernemental « sur la réalité et les conséquences du non-recours aux droits en matière d’assurance chômage » avait d’ailleurs été censuré par l’Élysée, malgré les demandes de plusieurs députés qu’il soit rendu public, comme le prévoit la loi.

Ben alors, Emmanuel : on a peur des chiffres (des vrais, du moins) ?

Les invisibles

• Les radiés, d’abord. Depuis fin 2019, période Covid mise à part, les radiations administratives sur les catégories A, B et C montent en flèche, systématiquement. Ne serait-ce qu’entre fin 2021 et 2023, elles ont bondi de 15 % pour atteindre 216 000 sur la dernière année – un record historique. Le flicage dont nous parlait Rosa fonctionne à plein, visiblement.

• Les autoentrepreneurs, ensuite. Leur nombre a bondi, là encore, depuis 2017 et l’arrivée de Macron. Explosé, même : on est passé d’une moyenne de 80 000 (en 2017) à 300 000 microentreprises créées chaque année (source : Urssaf). Cette augmentation va souvent de pair avec une crise économique : les salariés qui se retrouvent au chômage montent leur autoentreprise, faute de mieux, sans garantie, sans droits, et sans guère de salaire. Ces autoentrepreneurs (on en compte près de 3 millions en France) gagnent, en moyenne, 590 euros par mois. Mais une partie, au moins, ne pointe plus au chômage… La France est même quasiment devenue championne d’Europe, depuis l’arrivée de Macron au pouvoir, de la hausse de l’emploi non salarié : + 22 % entre 2017 et 2023 (source Eurostat). Seule la Hongrie fait mieux (ou pire, plutôt)…

• Les contrats financièrement aidés par l’état, maintenant. Qu’on ne se méprenne pas : loin de nous l’idée de se plaindre de l’existence de ce type d’emplois. Mais quand on voit leur nombre exploser, là encore, plus 800 000 apprentis, contrats d’insertion jeunes, en alternance, sur les cinq dernières années (d’après l’Insee) pour atteindre les 2,3 millions en 2021 soit, sur la période, la moitié des emplois créés dans le pays, quand on entend en même temps un Président nous dire qu’il ne faut « pas tout attendre de l’État », ni « de l’autre », et qu’il suffit « de traverser la rue pour trouver du travail », le constat peut faire sourire. Surtout, la fin des contrats de ces centaines de milliers d’apprentis supplémentaires depuis 2017 (et pour lesquels les entreprises sont aidées, donc : 6 milliards par an, désormais) risque de gonfler bientôt, à court terme, les chiffres du chômage.

• Et puis, il y a les découragés. Ceux qui, lassés de ne pas trouver, de galérer, de ne pas être reçus ou trop souvent radiés, lâchent l’affaire. Combien sont-ils ? Impossible à dire précisément, par essence, mais plusieurs centaines de milliers, selon divers estimations.

 14 000 morts par an

Il est utile de le rappeler, sans cesse : tout ça n’est pas neutre.

Tout ça n’est pas sans conséquences.

Le chômage, la diminution des droits, des allocations, de leur durée, la précarité instituée, tout ça est délétère, dramatique, mortifère, même, pour les gens, et la société dans son ensemble.

Selon plusieurs études menées depuis une vingtaine d’années, en particulier par l’Inserm et le chercheur en biologie Pierre Meneton, dont la dernière date de 2023, le chômage serait responsable d’une surmortalité de 300 % dans la population concernée, soit environ 14 000 décès par an. Les problèmes cardiaques et les risques d’accidents vasculaires cérébraux sont également plus nombreux chez les chômeurs (+ 80 %, selon une autre étude). Idem pour les risques de séparation (+ 50 %, d’après l’Institut national d’études démographiques). En cause : le stress, troubles du sommeil, dépression, mais aussi des comportements à risque plus importants (tabagisme, malnutrition). Un fort sentiment d’inutilité sociale, aussi, qui ronge les demandeurs d’emploi, les consume à petit feu.

Comme pour Nicolas.

« Le chômage… je l’ai vécu dans ma chair. C’est un drame, qui peut gâcher… une vie entière. » Il cherche ses mots, Nicolas. « Pardon, j’ai perdu l’habitude de m’exprimer, même de parler, à force de vivre seul. »

C’est Camille, mon collègue à Fakir, qui m’avait filé son contact. Nicolas (il a voulu qu’on change son prénom), c’est un copain à lui. Il vit dans une ville de banlieue parisienne. Son parcours de vie un peu dingue, qui résume à lui seul trente-cinq ans de dégradation de l’emploi et de maquillage d’une réalité sociale. Les petits boulots et bouts de contrats qui s’enchaînent faute d’avoir pu mener à terme ses études d’histoire, par manque de moyens : scieur de bois, marin, AVS, vendeur d’encyclopédies Universalis, éducateur spécialisé, pion… C’est l’ANPE, puis Pôle Emploi, puis France Travail, traversés sans jamais avoir rencontré personne, aucun conseiller, aucun employeur, mais avec des radiations au moindre oubli. C’est les formations bidons ou sans aucun sens, « les humiliations et abus, les cours d’alphabétisation alors que j’avais fait une licence d’histoire ». C’est le travail méprisé, la déshumanisation. C’est son CDI (le seul de sa vie), dans une maison d’édition, qu’il perd parce que l’actionnaire ferme la filiale, pas assez rentable à ses yeux. C’est la microentreprise qu’il crée, « un cache-sexe qui masque le fait que vous êtes au chômage », et aussi « un autre monde : sans couverture sociale, sans droits ». C’est une retraite, alors qu’il vient de fêter ses 61 ans, qu’on lui calcule à 368 euros par mois.

Mais ce qui m’a le plus frappé, chez Nicolas, c’est la souffrance mentale, sociale, physique que produit le chômage sur une existence. « J’ai commencé à travailler très jeune, à 16 ans, j’en ai 61 aujourd’hui. J’ai de suite mis le travail très haut dans mes valeurs : c’était important, fondamental, utile, d’autant que j’avais quitté ma famille assez tôt. Moi, le chômage, je l’ai toujours subi, jamais voulu. Et d’après ce que j’ai vu, et c’est ça dans la quasi intégralité des cas, j’ai une foultitude d’exemples. C’est un échec social, une dévalorisation, un isolement inévitable. Le travail, c’est la médiation sociale. Alors, ne pas sentir qu’on apporte notre pierre à l’édifice, c’est terrible. De fait, le chômeur, il est exclu de tout ça. » Il a une voix douce, il ne s’en départit jamais, mais qui tremble un peu, hésite, de temps à autre. « C’est une humiliation, une véritable humiliation, que de ne pas être reconnu par la communauté des gens qui ont une vie normale. Être au chômage, c’est déstabilisant, au niveau familial, affectif. Une jeune femme ne se met pas en couple avec un chômeur. Et puis moi, de toute façon, je n’osais pas le proposer. »

Il n’y a pas que ça. « Ça a dégradé ma santé, aussi, au niveau pulmonaire, j’ai une affection longue durée. Et également du diabète, maintenant. »

Il s’agace, un peu, à peine, comme si la résignation, plus que la politesse, l’emportait. « Les jugements de valeur et moraux ne devraient jamais intervenir dans ce débat. Avec le chômage, on est vite désorganisé, perdu. Quand on entend dire que chômeur égale glandeur… Comment les gens trouvent du travail ? Toujours par les liens, par le réseau. Et si on n’en a pas ? Quand j’ai entendu Macron dire qu’il suffisait de traverser la rue pour en trouver, du travail, j’ai ressenti ça comme dégradant, humiliant, pour moi. De toute ma vie, ça ne m’est jamais arrivé, qu’il suffise que je traverse la rue, et pourtant je l’ai fait, plus d’une fois, mais jamais, jamais ça ne s’est passé comme ça. Pareil pour les gens que je connais. Les gens qui parlent comme ça, ce sont ceux qui n’ont jamais connu ça, et qui ont déjà un réseau. Moi j’en avais pas. » Il ne s’arrête plus, Nicolas, je sens qu’il y a en lui un besoin de parler, de l’exprimer, de faire sortir tout ça, comme une soupape qui saute quand tout était prêt à exploser, calmement, sans bruit, mais à exploser quand même. Et quand lui dit que ça peut gâcher une vie entière, je le devine : ça gâché la sienne. « Les gens qui ont une vie linéaire, ils ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont. Ils ne peuvent pas comprendre… »

Soyons cyniques, soyons bassement comptables, comme Bruno Le Maire aime tant l’être : puisque ces conséquences ont un coût social et sanitaire énorme, elles sont aussi un gouffre financier pour notre société. Ce devrait être une priorité, il devrait y penser du matin au soir, et Gabriel Attal avec lui, à l’amélioration des conditions de vie des demandeurs d’emplois. Mais non, au contraire : ils ne jugent utile que de les dégrader, sans cesse, invariablement, depuis 2017.

***

Résumons, à ce stade : leurs chiffres sont bidons.

Non, leurs « réformes » ne sont pas efficaces et ne font pas baisser le nombre de demandeurs d’emploi, mais plongent en revanche de plus en plus de gens dans la précarité, quand elles ne les invisibilisent pas totalement, boutés hors des statistiques.

Elles ont aussi de graves conséquences sur les gens et le corps social.

Et précisons ici un point important : les comptes de l’Unedic, l’assurance chômage, sont depuis la fin de la parenthèse Covid largement bénéficiaires : + 4,3 milliards en 2022, + 4,4 en 2023. Il n’est donc même pas besoin, ici, de faire des économies.

Alors, pourquoi ?

Pourquoi toutes ces réformes inutiles, dangereuses, délétères ?

Par calcul politique, certainement : désigner des boucs émissaires – les chômeurs – dont ils savent que la population qui travaille ne fait malheureusement que peu de cas, voire qu’elle les juge responsables de leur propre situation. Diviser les gens, en somme.

Parce qu’ils fonctionnent à l’idéologie, surtout, bien loin du « pragmatisme » qu’on nous vend.

Au dogmatisme, à une foi quasi-religieuse. « C’est notre ligne et on s’y tient », préférait dire récemment encore Emmanuel Macron, sans autre forme de procès. Dans quel cadre avait-il d’ailleurs annoncé, avant même le Premier ministre, qu’un nouveau rabotage serait effectué sur les indemnisations des demandeurs d’emplois ?

Devant une assemblée de chômeurs, pour mieux sentir leurs réactions ?

Dans une agence France Travail, au plus près des conseillers qui écopent, sur le terrain ?

Non : à Davos, au sommet des plus riches patrons de la planète, le 17 janvier dernier. Il prévenait, rassurait ses amis : il s’apprêtait à ouvrir « un deuxième temps sur la réforme de notre marché du travail en durcissant les règles ».

Il l’avait annoncé en dépit de tout, des faits, et même des études de sa propre administration. Car quelques semaines plus tôt, une note conjointe de la Dares et de la DGEFP, la Délégation générale à l’emploi et à la formation, avait été transmise au ministère du Travail. Et elle prévenait, noir sur blanc : « La conjoncture incertaine du marché du travail n’appelle pas un durcissement immédiat des conditions d’indemnisation ». D’autant qu’« il paraît complexe de justifier un tel durcissement dans un contexte de chômage stagnant ou en légère hausse ». Sans même compter « une faible acceptabilité politique et sociale ». Même la communication gouvernementale vantant le succès de leur dernière « réforme » est éreintée : « La mesure ayant été introduite très récemment, les éléments d’évaluation ne sont pas encore disponibles. Il serait opportun d’attendre d’observer les effets de la mesure sur un an (données disponibles en 2025) avant d’envisager une éventuelle évolution des paramètres. »

Écarter les études, les faits, donc.

Écarter, aussi, le dialogue social tant vanté : les règles de l’assurance chômage sont censées être débattues et déterminées entre syndicats et patronat, mais le gouvernement, depuis deux ans, envoie en amont aux acteurs une lettre de cadrage leur donnant la route à suivre, et refuse même de valider leur dernier accord, qui date de l’automne dernier, car celui-ci ne colle pas à sa vision des choses.

Écarter les doutes de son propre camp, puisque plusieurs élus grincent sérieusement des dents à l’idée de voir durcies, encore, les conditions d’indemnisation du chômage.

Et maintenir, coûte que coûte, la ligne : taper sur les plus pauvres, les plus précaires, leur couper les vivres, pour faire oublier ceux qui se gavent, en haut. « Oui, il faut en effet réduire les dépenses sociales », souriait, ça passe mieux comme ça, Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, le 25 mars, sur BFMTV. Et de justifier : « Nous avons considérablement réduit le nombre de chômeurs dans notre pays… » Ça me fatigue… Mais la macroniste poursuivait, argumentait : « Moi, je me déplace dans des départements. Moi l’autre jour, j’étais en Alsace, on est à un peu plus de 5 % dans certaines parties de ce territoire. On voit bien qu’il est plus facile de retrouver un emploi. En tout cas il est plus rapide, peut-être, de le faire. » Yaël Braun-Pivet se déplace. Elle se déplace auprès des chômeurs, sans doute. Elle voit leur vie, leur quotidien. Elle sait ce que c’est, de finir le mois à bouffer des pois chiches. Tout ça en se déplaçant « dans des départements ». Et à partir de là, elle en déduit qu’il faut réduire leurs indemnisations : tous les chômeurs qu’elle rencontre dans des départements le lui demandent, à genoux, l’implorent. Alors, « oui, il faut la baisser », l’indemnisation du chômage, « tout en travaillant sur la capacité que nous avons à accompagner les chômeurs », bien sûr. Car Yaël Braun-Pivet accompagne des chômeurs, ses frères de souffrance, tous les jours, entre deux séances à l’Assemblée nationale. « Ou alors, avec des formations. Et c’est ce que nous faisons avec la réforme de France Travail. » France Travail qui est débordé, et des formations Uber, donc.

Idéologie, quand tu nous tiens…

Il faudra qu’on le rappelle, le martèle, qu’on le mette en vis-à-vis, toujours, pour Macron, Le Maire, Attal, et les autres : en France, à l’heure où on taille sans cesse dans les droits des chômeurs et des précaires, les bénéfices du CAC 40 ont battu un nouveau record, un énième record, en 2023, à plus de 145 milliards d’euros. Les dividendes, la part de cette richesse distribuée aux actionnaires, et qui ira donc directement augmenter leur fortune personnelle, ont eux aussi battu un nouveau record, un énième record, avec plus de 63 milliards d’euros. Dans les trois ans qui ont suivi la crise du Covid, les 42 milliardaires français se sont enrichis de plus de 200 milliards.

On arrête là : il y a tellement d’autres chiffres, encore...

Et le gouvernement qui refuse encore et toujours de taxer tout ça.

Quelques instants après notre discussion, je recevais un SMS d’Aurélia : « Merci de vous être souvenu de mon histoire. Ça fait du bien d’être entendue. »

Il faudrait que je trouve le moyen de filer le numéro d’Aurélia à Macron, Le Maire, Attal, et aux autres. Qu’ils l’appellent, soyons fous, qu’ils entendent un peu causer du chômage, qu’ils aient son témoignage en tête, la prochaine fois qu’ils en parleront. Ça les attendrira peut-être, sur le coup. Mais qu’on ne se fasse guère d’illusions : nous n’obtiendrons jamais rien d’eux, de leur dogmatisme et de leur idéologie.