« La Sécurité sociale est devenue pour l’économie une charge considérable. Les salariés ont profité de traitements dont ils n’avaient peut-être pas un besoin certain, la moindre maladie a été le prétexte de repos. L’absentéisme s’est développé. » C’est la Chambre de Commerce de Paris qui dresse, en 1948, cette équation connue : « Sécu = Paresse ». Le débat sur le « trou de la Sécu », lui non plus, n’est pas né hier : « 34 milliards de déficit en 9 mois » annonce Paris-Presse en 1951 (29/12). Évidemment, « les ‘spécialistes’ du MRP proposent une réforme de structure » (Le Figaro, 31/12/51).
Mais durant un demi-siècle, quasiment, le consensus autour de cet « acquis » tient bon.
Les premières brèches
Jusqu’en 1986. Jacques Chirac, alors Premier Ministre, se prend pour Ronald Reagan et privatise treize compagnies d’assurances. L’alternance n’apportera pas d’alternative : en 1989, avec la loi Evin, Michel Rocard officialise l’entrée des assureurs privés dans la complémentaire maladie. Mutuelles et syndicats protestent. En vain : les premières brèches sont ouvertes.
L’entreprise de démolition passe alors à la vitesse supérieure : en 1996, Alain Juppé lance son « expérimentation d’un parcours de soins ». Claude Bébéar, le patron d’AXA, s’enthousiasme, et il affiche ses intentions au grand jour : « Il peut y avoir une Sécurité sociale publique, et à côté des Sécurités sociales privées. » Son rêve lui semble presque exaucé… mais le retour des socialistes, l’année suivante, brise net cet élan : Lionel Jospin gèle « l’expérimentation ».
Des idées « indépendantes »
De son échec, Claude Bébéar tire des leçons : plutôt que l’attaque frontale, mieux vaut avancer masqué. A la tête du premier assureur en Europe, le parrain du capitalisme français a les moyens de convaincre, doucement, gentiment les élites. En 2000, le voilà qui fonde l’Institut Montaigne, un « think tank » bien sûr « indépendant » – c’est-à-dire financé par Areva, Axa, Allianz, BNP Paribas, Bolloré, Bouygues, Dassault, Pfizer, etc., à hauteur de trois millions d’euros par an. Aux côtés des banquiers et des PDG, s’y retrouvent des économistes et des journalistes médiatiques. De quoi faire passer ses « idées » dans le tout-Paris, avec des invitations sur France Inter, LCI. Pendant la campagne de 2007, l’institut Montaigne a bénéficié d’un encart quotidien sur BFM TV ! De quoi les faire passer, surtout, pour des idées « indépendantes » – et non pour des intérêts déguisés. Et qu’on devine son cheval de bataille ? « Réinventer l’assurance maladie »…C’est dans cette direction que poussent ces think tank néolibéraux : La Fondapol (Fondation pour l’innovation politique), la fondation Jean-Jaurès, la fondation iFRAP (fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques), Terra Nova…
Moins de 50 % remboursés
Les gouvernements, à leur tour, avancent masqués. Liquider la Sécu, livrer la santé au privé, voilà qui s’avère impopulaire. Mieux vaut donc la trouer à petits coups. En 1995, Juppé fait adopter le vote du budget par le Parlement, le fameux PLFSS (Projet de Loi de Finance de la Sécurité Sociale). En 2004, Philippe Douste-Blazy met en place la hausse du forfait hospitalier, les dépassements d’honoraires autorisés, les déremboursements de médicaments. Pour la médecine de ville (hors hôpital), moins de 50 % des dépenses sont désormais remboursées par la Sécu. « Il faut une génération pour changer un système de santé » notait, philosophe, Henri de Castries – le successeur de Claude Bébéar à la tête d’Axa. Bout par bout, on y parvient. Et ça continue aujourd’hui, inexorablement. Dans une interview au Monde (06/03/24), Bruno Le Maire s’est dit favorable à l’étatisation totale et définitive de l’assurance chômage, comme ce fut le cas pour la Sécurité sociale (1996). Alors que les partenaires sociaux veillent au niveau et à la durée d’indemnisation, la Macronie rêve, elle, d’en prendre les manettes, d’utiliser l’assurance chômage comme un outil pour forcer les personnes privées d’emploi à accepter n’importe quel job précaire.
Sécu : Et alors ?
La Sécurité sociale est remplacée par des assurances privées, et alors ? L’économiste Nicolas Da Silva a fait les comptes dans son dernier bouquin, « La bataille de la Sécu » (2022) : Ce sont 5,4 milliards d’économie par an que l’on pourrait faire en se passant des complémentaires santé privées! De quoi, par exemple, permettre aux 30 % des Français qui ne font plus remplacer leurs dents pour des raisons financières d’accéder aux soins dentaires…