Acte 1. Le » Monsieur chiffres » qui mentent


» Justement, je vous ai préparé un petit graphe… » François Lenglet, c’est le Monsieur Graphique chauve dans l’émission de France 2, Des Paroles et des actes. » Très pédago « , il paraît. Sauf que dans son enseignement, il ment. Des Paroles et des actes, l’émission politique phare de France 2, ne comporte aucune rubrique » Social « – pour discuter de santé, de logement, d’éducation, etc. Et David Pujadas, son présentateur, ne convie jamais le rédacteur d’un canard syndical, de la Nouvelle Vie ouvrière (CGT) par exemple, pour intervenir. Voilà qui manquerait d’objectivité. Cette émission compte, en revanche, une séquence » Économie « . Et c’est tout naturellement le directeur de la rédaction de BFM Business, la radio des affaires, qui l’anime. François Lenglet officiait auparavant comme dirigeant de la Tribune. Bref, un homme qui a fait sa carrière dans la presse financière – et qui, donc, naturellement, interroge les candidats à la présidentielle sur leur programme économique. Et sans que, là, l’objectivité ne paraisse atteinte. Mais pour défendre l’ordre libéral, il y met quelques formes.
La vérité est ailleurs
» La France est déjà quasiment la championne du monde, en matière de dépenses publiques. « C’est d’un ton posé que François Lenglet se fait l’avocat du capital : » La dépense publique, ça ne crée pas de croissance, c’est ce que montrent ces chiffres… « Qu’un Jean-Luc Mélenchon s’imagine relever l’impôt sur le patrimoine, et le voilà qui proteste : » Vous voulez l’augmenter ? Mais c’est quand même un sujet pour la compétitivité française… « Que le candidat du Front de Gauche s’attaque aux actionnaires, qui » prenaient, en dividendes, 3 % de la richesse du pays dans les années 80, aujourd’hui ils prennent 9% « , et François Lenglet dégaine un graphique : » Sur une longue période, sur cinquante ans, la part qui revient aux salaires et la part qui revient aux actionnaires… Regardez, ce n’est pas si différent que durant les Trente glorieuses… On a connu, effectivement, un petit ressaut au début des années 80, et vous, vous prenez, précisément, comme point de départ, ce moment de déséquilibre… mais sur une longue période… « Et d’insister : » La vérité elle est là. Je vous montre les faits, Monsieur Mélenchon. «
Sauf que » la vérité » n’est pas là.
Il y a là, au contraire, un gros mensonge.
Qu’on joue sur son terrain, alors.
Qu’on se vête, à notre tour, d’habits scientifiques.
Qu’on lui sorte nos petits graphiques.
Graphique n°1
Au printemps 2009, le directeur de l’INSEE, Jean-Philippe Cotis, rendait à la demande de l’Élysée un rapport sur le partage de la valeur ajoutée. En page 10, on trouvait ce graphique :

Cette simple courbe le démontre : même il y a » cinquante ans « , en 1962, les salaires comptaient pour environ 72% de la valeur ajoutée. Contre 67 % aujourd’hui. Et chacun de ces points vaut au moins une dizaine de milliards…
Graphique n°2
Mais on est encore loin du compte. Car il convient, comme disent les statisticiens, de » corriger des taux de salarisation « : entre temps, les emplois de commerçants, artisans, paysans, aux » revenus mixtes « ont largement disparu. On obtient alors ce tracé – en page 30 du rapport Cotis (et dans le n°42 de Fakir) :

En 1962, il y a » cinquante ans « , les salaires grimpaient à 75% de la valeur ajoutée. Contre 66 % aujourd’hui. 9 points ont bel et bien disparu : plus de cent milliards…
Graphique n°3
Qu’on renverse le problème. Qu’à la place des salaires, on dessine la courbe des profits. Des » revenus distribués aux propriétaires de capital « , comme dit le rapport Cotis : on arrive à cinq points (au moins) depuis les années 60…

Pourquoi, enfin, avoir comme référence » cinquante ans » en arrière ? Pourquoi en revenir avant la grande poussée post-68, avant le SMIC (1970), avant les congés maternité pour toutes (1970 aussi), avant les conquêtes salariales en série ? Ce point de comparaison, c’est un choix. Qui n’est pas neutre.
Les banquiers eux-mêmes…
» Je vous montre les faits « , proclame François Lenglet : sauf que ces faits sont tordus. C’est un véritable travail militant qu’il effectue, en prime-time sur une chaîne publique, sous des dehors objectifs. En défenseur du profit, plus acharné que les maîtres de l’argent eux-mêmes…
La Banque des Règlements Internationaux, qui réunit les banquiers centraux, note ainsi : » La part des profits est inhabituellement élevée à présent (et la part des salaires inhabituellement basse). En fait, l’amplitude de cette évolution et l’éventail des pays concernés n’a pas de précédent dans les 45 dernières années « (Working papers, juillet 2007). Et les chercheurs poursuivaient sur les » hauts niveaux de la part du profit inhabituellement répandus aujourd’hui « , sur cette » marge d’une importance sans précédent « , sur cette » preuve à la fois graphique et économétrique d’un fait particulier concernant le partage des revenus dans les pays industrialisés : une poussée à la hausse de la part des profits au milieu des années 80, ou son pendant: une poussée à la baisse de la part des revenus « et ainsi de suite sur vingt-trois pages.
De même, qui redoute le pire ? » J’ai attendu et j’attends encore quelque normalisation dans le partage du profit et des salaires « , car » la part des salaires dans la valeur ajoutée est historiquement basse à l’inverse d’une productivité qui ne cesse de s’améliorer « , et » ce découplage entre faibles progressions salariales et profits historiques des entreprises fait craindre […] une montée du ressentiment, aux États-Unis comme ailleurs, contre le capitalisme et le marché. » C’est Alan Greenspan, l’ancien directeur de la Fed aux USA, qui livre ses inquiétudes au Financial Times, et repris par La Tribune.
Cette évidence, François Lenglet s’applique à la nier. Et ce, sur une question majeure, centrale, décisive : le partage de la richesse entre Travail et Capital. Le grain qu’il y a, ou qu’il n’y a pas, à moudre…
Et encore…
Mélenchon envisage de taper davantage dans les revenus financiers ?
Lenglet réagit : » La taxation du capital, elle est à 37,5%. C’est-à-dire qu’on est tout près du niveau du travail aujourd’hui… « Et de sermonner le candidat du Front de Gauche : » Là aussi, il faut se tenir au courant de l’actualité. «
Qu’on se tienne au courant, simplement, des statistiques dressées par les économistes : le travail est, en moyenne, grevé aux alentours de 50 % – contre la moitié, 25-30 % pour le capital. Mais surtout, surtout : pourquoi » l’argent qu’ils gagnent en dormant « ne serait pas taxé plus, voire largement plus, que le » pain gagné à la sueur de nos fronts « ? Pourquoi on n’inverserait pas les 50 % et les 25 ? Où serait l’injustice ? En quoi y aurait-il scandale ? Voilà qui apparaît comme un interdit dans la tête de François Lenglet.
Acte 2. La réponse aimable de M. Lenglet
On a appelé François Lenglet, à la direction de BFM Business – qui nous a très aimablement répondu :

– Quand on prend votre propre point de référence, 1962, on arrive quand même, à peu près, à cinq points de différence…
-Oui mais il faudrait entrer dans le détail, voir ce que ça recouvre… Par exemple, on a assisté à une hausse des cotisations salariales…
– Mais justement ! Si les cotisations augmentent, ça devrait faire monter la part des salaires. Or, malgré ça…
– Tout dépend comment c’est compté. Alors, bon, à deux ou trois point de PIB près, peut-être cinq, oui, les choses sont à peu près stables…
– C’est pas rien, quand même.
– Un point de PIB, c’est vingt milliards. Mais on est loin des 195 milliards de Mélenchon…
– Ça fait déjà 100 milliards ! Et tout ça, c’est sans corriger des taux de salarisation…
– Qu’est-ce que c’est ?
– Eh bien, je ne sais pas si vous avez vu dans le rapport Cotis…
– Non, je n’ai pas vu ça.
– À la sortie de la guerre, la France comptait 30% d’ » indépendants « , aux revenus mixtes – des paysans, etc. Si on les réintègre dans les calculs, si on reprend 1962, là, on obtient une baisse de neuf points…
– Il faudrait que je regarde.
– Même la Banque des Règlements Internationaux admet un large transfert du Travail vers le Capital…
– Ça, c’est vrai en Allemagne, c’est vrai au Royaume-Uni, c’est vrai à l’échelle mondial, mais pas en France. Ici, si glissement il y a, il n’est pas si important…
– Je regarde dans le rapport Cotis, toujours, les » revenus distribués aux propriétaires du capital « , ont augmenté d’au moins cinq points entre 1962 et aujourd’hui…
– C’est un ordre de grandeur qui me paraît plus vraisemblable.
– Eh bien, à nouveau, ça fait quand même plus de cent milliards…
– Mais pour les profits, tout dépend des entreprises. Pour les multinationales, peut-être, mais pour les PME leur marge n’a pas augmenté… «
On a discuté très gentiment, avec un gars ouvert, sympa, etc. Mais on s’attendait à plus de solidité dans l’argumentation : quand même, c’est une responsabilité que de dévoiler, devant trois millions de téléspectateurs, un graphique – et qui vient asséner à chacun : » Non, les actionnaires n’y ont pas gagné. «
Acte 3. Un expert en bidouillages

C’est devenu » l’homme des chiffres et des statistiques « d’après Le Point.fr, » le talentueux éditorialiste de BFM-TV « pour Causeur.fr, » le nouveau chouchou « pour Rue89. Quelques jours après notre conversation, François Lenglet interviouvait Nicolas Sarkozy à l’Élysée – et effectuait, avec Jean-Marc Sylvestre (LCI), un numéro de Dupond et Dupont du journalisme économique :
Lenglet : La France détient le record mondial de dépenses publiques – c’est les chiffres de l’OCDE…
Sylvestre, qui dirait même mieux : Les frais de l’État sont trop élevés.
Lenglet, qui dirait encore mieux : En Europe, tous nos voisins ont mis en place des programmes de réduction des déficits, etc.
Malgré son parti-pris, ses erreurs volontaires, ses approximations toujours dans le même sens – qui vaudraient aussitôt à un anti-libéral le discrédit –, les médias en faisaient une » nouvelle star « (Marianne2). Et l’intronisaient en expert quasi-neutre :
LePoint.fr : Enfin un journaliste qui connaît ses dossiers a eu le droit d’interviewer un chef de l’État… Vos impressions ?
François Lenglet : Ça oxygène la chose. C’est un tournant qui est pris. C’est bon pour les chaînes info, pour tous les professionnels de l’information et c’est bien aussi pour les politiques d’être interviewés en dehors du cercle habituel.
La Tribune, BFM, France 2, voilà qui, en effet, nous sort du » cercle habituel « : la Présidence est carrément allée chercher un marginal…
Sans complexe, François Lenglet donne même des leçons d’ » honnêteté avec les chiffres « , et délivre des diplômes de » mauvaise foi « à Jean-Luc Mélenchon et aux économistes de la CGT. Là, oui, en la matière, c’est un expert qui parlait…