Prolos, intellos : qu’est-ce qui coince ? (2)

Les classes populaires sont éloignées des villes, où la petite-bourgeoisie s’arroge tous les pouvoirs – politiques, mais aussi symboliques…

Publié le 8 avril 2015

 » Nous sommes venus ici, à Amiens « , déclarait dans son discours Mickaël Wamen.
C’est qu’ils ne sont pas d’ici, pas d’Amiens.

Seuls un quart habitent sur la ville elle-même, et à peine plus, un tiers, dans la  » communauté d’agglomération  » – qui s’étend pourtant jusqu’à 16 kilomètre du centre. La plupart donc, la très large majorité, les deux tiers, logent, non pas dans les quartiers HLM, pas davantage dans des communes alentours, mais carrément dans les campagnes, à Beauval, à Fouilloy, à Hangest, dans un rayon de trente kilomètres autour de l’usine, classes populaires que les hausses de loyers ont repoussées loin des métropoles.
Bien que de taille modeste, et avec un passé industriel, Amiens illustre l’analyse du géographe Christophe Guilluy :  » Pour la première fois dans l’histoire, les classes populaires ne résident plus ‘là où se crée la richesse’ mais dans une ‘France périphérique’, loin des territoires qui ‘comptent’. Deux siècles après avoir attiré les paysans dans les usines, les logiques économiques et foncières créent les conditions de l’éviction des nouvelles classes populaires des lieux de production – comme un retour à la case départ.  » Du coup, reléguée dans ces «  périphéries aphone « ,  » pour les élites, elle n’existe plus. Cette France populaire, industrielle et rurale, a vécu ; au mieux, il s’agit d’une France minoritaire et vieillie, qui s’accroche encore mais qui est condamnée à disparaître. Le problème est que cette France en voie de disparition est majoritaire  » (Fractures françaises, Flammarion, 2013).
Avec cet éloignement, les ouvriers sont, au propre comme au figuré, perdus de vue.

L’entre-soi

Ils n’innervent pas la capitale régionale, ne sont pas nos voisins, nos cousins, on ne les croise pas au hasard d’une sortie au cinéma, à la supérette, ou au kébab. Et leurs soucis, dès lors, deviennent presque étrangers à la cité.
Qui je fréquente, moi, dans ma vie personnelle – hors reportage ? Des éducateurs, des profs, des permanents associatifs, des professionnels de l’insertion, des musiciens intermittents, des étudiants en sciences-politiques, et il est que fort rare, exceptionnel même, que mes relations privées débordent de ce cercle trop étroit.
Qui je connais comme ouvrier de chez Goodyear – hors militantisme ? Y a Stéphane, qui vient à Fakir tous les vendredis matins, qui enregistre vos abonnements – mais il a un profil particulier : artiste dans une vie antérieure, bachelier, plus proche de Solidaires au départ que de la CGT, et en maladie depuis des années maintenant. Y a Jibé, aussi, au club de foot, mais parce que je joue à l’Association Sportive du Foyer Rural de Ribemont-sur-Ancre, à vingt-cinq bornes d’Amiens. Y a un autre gars, enfin, David je crois, à l’école maternelle de mon fils, un grand blond qui tire toujours sur sa cigarette électronique :  » Y a un copain de Goodyear qui vient de se pendre, il m’a informé un matin.
– Ah merde, ça commence
 « , j’ai répondu, découvrant qu’il bossait là-bas. J’avais jamais discuté avec lui, et cette distance ne doit rien au hasard : aux fêtes de fin d’année, je papote volontiers avec Marie une copine de fac devenue instit, avec Benoît son compagnon instit également, avec son frère Vincent géomètre au Conseil général…
Voilà la réalité de mes rapports, au quotidien, avec la classe ouvrière. Quasi-inexistants.  » Qui se ressemble, s’assemble  » : l’endogamie sociale est presque naturelle. Quand s’y ajoute une fracture géographique, l’entre-soi devient la loi.

Deux pays indifférents*]

Cette fermeture individuelle se vérifie, se renforce même, dans un groupe.
Un mercredi sur deux, à peu près, je me rends au Balbibus, une association d’éveil musical, pour que mon gosse tape sur des tam-tams et ça lui fait du bien. C’est un lieu avec des gens ouverts. Pendant l’activité, ça laisse aux parents le temps de discuter, et j’ai participé à des conversations fort agréables, sur l’apprentissage des langues, la kinésithérapie, les derniers voyages en Russie, les futures vacances au Maroc, etc. Jamais la question des Goodyear ne fut abordée. Je l’ai mise sur le tapis, une fois, j’ai recueilli des marques de sympathie, un recueillement navré – comme pour un grand-oncle malade du cancer, on le connaît mal mais c’est triste tout de même – et après un silence gêné, la discussion est revenue sur les mutations des profs.
Certains jours, on aurait cru deux pays différents et indifférents, séparés par une frontière. Les pneus cramaient sur la Zone industrielle, les CRS préparaient leurs lacrymos, mais à 5,4 kilomètres de là, au centre-ville, dans les propos de bistro, dans les échanges entre collègues – et même entre  » camarades  » – on causait de la pluie et du beau temps, voire de Besancenot et Buffet, mais pas des Goodyears. Tout était paisible, normal, sauf cette colonne de fumée noire qui s’élevait au loin dans le ciel.

Les irreprésentants

Les ouvriers sont, à Amiens, dominés numériquement, un peu – mais surtout politiquement, culturellement, symboliquement.
Prenez les  » représentants « , qui représentent-ils ?


La ville est à cheval sur deux circonscriptions, qui ont toutes deux envoyé à l’Assemblée des députées  » de gauche « . La première, qui comprend la Zone industrielle d’Amiens, est échue à la socialiste Pascale Boistard. Profession affichée ?  » Attachée parlementaire  « . «  Titulaire d’un DEA en sciences politiques spécialisé sur les institutions européennes « , nous informe sa fiche Wikipédia, avec notamment un mémoire sur  » le principe de subsidiarité dans la construction politique européenne « . Voilà qui change des coups de gueule et des coups de poing de l’ancien parlementaire du coin, Maxime Gremetz, un temps syndicaliste chez Valéo.
Quant à la deuxième circonscription, Amiens-Sud, c’est une écologiste qui l’a remportée : Barbara Pompili.


Profession affichée ?  » Attachée parlementaire  « . «  A l’Institut d’études politiques de Lille,  » nous apprend Wikipédia, elle a poursuivi «  des études de sciences politiques  « , avant de «  travailler avec le député Yves Cochet «  . Elle est par ailleurs «  la compagne de Christophe Porquier, vice-président du conseil régional de Picardie « . Autant de symptômes, dans les deux cas, d’un univers politique qui se referme sur lui-même, avec ses professionnels de la politique et un parcours scolaire fléché. Elles ont toutes deux, par ailleurs, échoué à des élections sur Paris – les européennes pour l’une, une législative pour l’autre – avant d’atterrir en province. Ce qui démontre la solidité de leurs attaches sur le territoire. Le troisième député  » de gauche  » dans la Somme, Jean-Claude Buisine (PS), est «  retraité de la fonction publique  « , où – nous précise-t-il – il travaillait au «  Ministère des Finances en qualité d’inspecteur divisionnaire des impôts, poste relevant de la catégorie A + « . Quant aux deux élus de droite, Alain Gest (UMP) est  » titulaire d’une maîtrise de droit privé  « , il a exercé comme  » directeur marketing  « , «  professeur d’économie et gestion  « , et a  » monté un cabinet en formation professionnelle « . Et Stéphane Demilly (UDI), se présente comme «  Conseiller en communication et management de formation « , même si, fils d’un sénateur, il fut élu maire d’Albert à l’âge de 26 ans…
Deux fractions de la petite-bourgeoisie se partagent – ou plus exactement se disputent, car elles sont bien en concurrence électorale – ces sièges, l’une plus intellectuelle et  » publique « , l’autre davantage tournée vers l’entreprise et l’argent. Raflant tout, et ne confiant aucun mandat à la France populaire.


Des miettes

Au niveau du dessous, dans les collectivités locales, la petite-bourgeoisie est plus généreuse : elle laisse des miettes.
Un coup d’œil à la mairie d’Amiens suffit à le confirmer : sur les quarante-trois conseillers  » de gauche « , dix appartiennent à l’Education nationale ( » professeur des université « ,  » proviseur « ,  » enseignante-chercheure « , etc.), à peu près autant à d’autres services publics ( » ingénieur territorial « ,  » ingénieur d’études « ,  » cadre de la fonction publique « ), les permanents de la politique ont leur quota ( » attaché de groupe « ,  » chargée de mission « ,  » assistante de mission « ), le monde associatif n’est pas oublié ( » cadre associatif  » – à deux reprises -,  » éducatrice spécialisée « ), les artistes non plus ( » plasticien « ,  » conseillère artistique « ), et une fois listé les  » journalistes «  (deux), les «  avocats   » (deux), il reste quelques strapontins pour les catégories majoritaires dans la ville réelle : un «  infirmier  « , un  » électricien  « , une «  employée de la sécurité sociale  « , une «  employée  » tout court, et c’est tout.
Il y a là une extraordinaire homogénéité, une formidable domination.
Du coup, de quel projet une telle municipalité se flatte-t-elle, dressant son bilan ? Du  » transfert des facultés de sciences humaines depuis le campus vers la Citadelle « … avec un maire ancien président de l’Université, et qui s’était entouré dans son cabinet, parmi ses adjoints, d’universitaires, on s’étonnera assez peu de cette  » priorité  « . La débâcle industrielle en cours apparaît bien moins, à leurs yeux, comme une urgence que «  d’élargir le périmètre du centre-ville jusqu’à la citadelle « . Et cette implantation reçoit des crédits à fonds perdus, avec un architecte de prestige, un futur tramway pour la desservir, tandis que les élus serinent le refrain de  » la rigueur, la rigueur, la rigueur   » pour les bus, les animateurs, le traitement des eaux, le logement, les maisons de retraite, etc.
 » Chacun voit midi à sa porte « , et il est naturel que des enseignants donnent priorité à l’éducation. Tout comme il est naturel qu’une vie politique dominée par des enseignants, du supérieur, donne priorité à l’éducation supérieure. Quitte à éclipser des préoccupations plus basiques.
(La mairie a, depuis l’écriture de ce texte, changé de couleur politique : une professeur de droit à l’Université a remplacé un professeur de physique à l’Université.)

Les exclus

Les ouvriers et employés – pourtant 60 % des actifs de la Somme – sont, non pas marginalisés, mais carrément exclus des pouvoirs locaux. Et également, à vrai dire, des contre-pouvoirs, des centres de décision et de représentation : Courrier picard, Maison de la Culture, France 3, Festival du film, Maison du théâtre… Toutes les institutions sont aux mains de, disons, la  » petite bourgeoisie intellectuelle  » (dont je suis). Une classe intermédiaire, qui se plaît à souligner ses différences, mais en vérité assez cohérente, et qui souffre peu des délocalisations : collèges et lycées ne sont pour l’instant pas déplacés en Inde ou en Roumanie. La mondialisation est donc acceptée, sans enthousiasme mais avec passivité. Et on peut parier que l’éclatement, annoncé, de la région Picardie soulèvera davantage de tollé dans cette classe, moins pour des raisons sentimentales – qui serviront de paravent, et sans doute en toute bonne foi – que purement matérielles : cette scission va transférer du pouvoir vers la bourgeoisie lilloise, et  » délocaliser  » des postes de cadres une centaine de kilomètres plus au nord…

Voilà qui, de ce côté, explique très largement l’absence d’un sursaut derrière les Goodyear : la souffrance endurée par nos concitoyens, socialement, géographiquement lointains, n’est pas ressentie, ou ne parvient qu’atténuée.
Mais ce constat – l’indifférence de la petite bourgeoisie intellectuelle – serait incomplet, voire injuste, si on ne renversait pas le regard, si on ne se plaçait pas de l’autre côté : chez les Goodyears. Pour observer l’envers de ce décor : l’incapacité du mouvement ouvrier à élargir sa base, à s’adresser à nous, à rallier cette petite bourgeoisie.

Ouvriers des villes, ouvriers des champs

Evelyne, de la CGT-Goodyear, nous a filé un fichier Excel, anonymisé, avec toutes les adresses des  » salariés horaires  » (qui pointent) :

Sur les 943 ouvriers,

232 habitent sur Amiens – soit 24,6%.
53 habitent dans des communes qui touchent Amiens – soit 5,6%.
19 habitent dans les autres communes de l’agglo (qui s’étend jusqu’à 16 kilomètres) – soit 2 %

Au total, 32,2% des ouvriers habitent dans la communauté d’agglomération.

Et les deux tiers, 68,8 %, habitent donc à plus de 15 kilomètres d’Amiens.

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