Fakir : Fabrice, tu pourrais peut-être présenter ton cas…
Fabrice Lallement : Je suis ingénieur, j’ai fait ma thèse à STMicroelectronics, mais en même temps j’ai adhéré à Greenpeace. J’ai adhéré parce qu’il y a une jolie nana qui m’a abordé dans la rue, elle a commencé comme ça l’histoire ! Moi, je suis végétarien, je circule à vélo, mais c’est vrai que je ne suis pas à l’aise avec mon activité professionnelle, avec sa finalité. Soitec fabrique des semi-conducteurs, des plaquettes de silicium, que vont utiliser Samsung ou Intel. Donc, je participe à l’industrie des gadgets.
C’est toute la difficulté d’un syndicat de boîte : comment ne pas arrêter tes revendications au portail ? En CE, je pose la question de la finalité de l’entreprise : la direction me prend pour un Martien. Tu pisses dans un violon.
Mon » cas « , comme tu dis, il est représentatif d’un milieu. Quand je discute avec des copains, thésards, à bac +8, je leur dis : » Tu te rends comptes? Si on utilisait notre cerveau à aller vers quelque chose d’utile, l’économie soutenable, etc. Mais la perdition de neurones qu’on a à travailler sur le dernier I Phone… » Aujourd’hui, à Grenoble, le mot magique, c’est » innovant « , il suffit que tu dises : » J’ai une idée, j’vais faire de l’innovation « , tu peux aller choper des crédits. C’est un grand fourre-tout.
Fakir : Pour rebondir sur ce témoignage, Jean, le sujet c’est la planification, et d’abord, ici, la planification de la recherche. Là, dans le parcours de Fabrice, dans celui de ses collègues, on voit que l’Université forme des pointures, mais qu’elles sont à la fin livrées au marché, à la libre entreprise, affectées à perfectionner des babioles… Est-ce que, contre ça, l’Etat ne devrait pas dresser un plan ?
Jean Gadrey : Je vais évoquer un autre domaine. Pourquoi le bio, en France, s’est si peu développé ? Parce que, pendant des décennies, l’INRA, l’Institut national de recherche agronomique, une puissante institution, a mis le paquet sur les solutions productivistes, chimiques, industrielles. Selon mes chiffres, il y a cinq ans, seuls 3% des chercheurs et des personnels de l’INRA travaillaient sur la biologie, le végétal, l’agro-écologie.
Fakir : Donc tu présentes un point noir de la planification…
J.G : De même, dans les recherches en énergie, 90 % des crédits allaient vers le nucléaire.
Fakir : Autre point noir.
J.G : Oui et non. C’est une époque passée, et la planification en reflétait les valeurs dominantes, les valeurs des classes dominantes. Mais ça ne veut pas dire que l’outil soit à jeter : une autre planification, aujourd’hui, changerait peut-être les priorités…
De toute façon, on ne peut pas laisser les entreprises orienter la recherche, c’est-à-dire décider de l’avenir, comme elles le font aujourd’hui, par le financement des thèses, par les liens avec les labos, par le recrutement de doctorants. Or, quelle entreprise va financer, par exemple, un téléphone qui durerait vingt ans ? Aucune. Et des produits dont l’obsolescence ne serait pas programmée pour trois ans ? C’est un besoin, pourtant.
Les besoins, quels besoins ?
F.L. : Ça, les besoins, c’est au cœur du discours de la CGT. Avec le service public.
J.G. : Oui, d’ailleurs, je me suis frité avec des copains, l’an dernier, à l’Espace Marx. C’était un débat autour de : » Qu’est-ce que la précarité énergétique ? « , et il y avait là un responsable CGT de l’énergie. Et ils répétaient, » Les besoins ! Les besoins ! Les besoins ! « , le thème qu’ils mettaient en avant, c’est la précarité énergétique. » Vous vous rendez compte, ils disaient, d’après la fondation abbé Pierre, il y a sept ou huit millions, en France, de personnes en situation de précarité énergétique. Donc, c’est pas le moment de relâcher sur la production d’énergie ! Et comme il y a l’enjeu climatique, le mieux c’est le nucléaire, mais un nucléaire 100 % service public, repris en main, et donc sécurisé. « Moi, j’ai envie de réfléchir avec eux : oui, il y a des besoins. Oui, il y a des inégalités dans l’accès à l’énergie. Mais pour autant, est-ce que la réponse c’est forcément plus de kilowatts/heure ? Réduire la précarité, est-ce que ça passe par le produire plus, ou par le répartir mieux ?
Fakir : Ça me rappelle un échange à Gardanne, près de Marseille, avec des syndicalistes. Eux m’expliquaient que leur centrale thermique répondait à des » besoins « , qu’elle servait d’appoint au nucléaire dans les pics de consommation. Avant, ça tournait surtout l’hiver, pour le chauffage, mais maintenant ça fonctionne aussi l’été avec la clim’, un » besoin « nouveau. Tu vois ce que je veux dire ? La justification par le besoin…
J.G. : Elle peut conduire à la démesure.
Fakir : Voilà !
F.L. : Moi je suis tout à fait d’accord. Et dans le mail que j’ai envoyé à la CGT, j’ai insisté là-dessus : « C’est quoi le besoin ? « , » Comment est-ce qu’on définit le besoin ? «
J.G. : Si je reprends la précarité énergétique, est-ce que des investissements massifs dans l’isolation, une politique publique qui miserait là-dessus, en particulier vers les foyers les moins aisés, et qui permettrait de réduire leurs factures d’électricité par deux, est-ce que ça ne vaudrait pas mieux que multiplier les centrales ? Mais attention, l’enjeu des emplois, qui seront menacés par une véritable transition écologique, cet enjeu-là est crucial. Il ne doit pas être sous-estimé. Et il faut assurer à ces personnels que leurs qualifications, leurs salaires seront maintenus, et sur leur territoire. Comme le revendiquent les syndicats en Grande-Bretagne, il faudrait créer un National Climate Service, comparable au National Health Service, qui garantisse des reconversions sur place. Sans ça, l’écologie apparaîtra toujours punitive.
Démocratie / Expertocratie
Fakir : Ça me ramène, je suis désolé, à la planification. Parce que, quand tu dis » une politique publique « , » des investissements massifs « , » un National Climate Service « , ça suppose des priorités, des objectifs, des moyens, et donc un plan.
J.G. : Si on veut penser à l’avenir, à trente, quarante, cinquante ans, voire un siècle, compte tenu des enjeux, pas seulement écologiques d’ailleurs, sociaux également, on a besoin de planification. Après on peut discuter du mot. Mais on a besoin d’une stratégie à long terme. Lutter contre le changement climatique, ça passe forcément par une planification, qui va contre un marché court-termiste, de plus en plus dans l’immédiateté. Contre une course à une croissance aveugle, qu’importe ce qu’on produit, qu’importe ce qu’on consomme.
Maintenant, si le » plan » ne soulève pas l’enthousiasme, c’est pas seulement à cause de l’URSS, parce que » la planification à la française « , après-guerre, avec ses faiblesses, mais aussi avec sa grandeur, a échappé au contrôle démocratique. C’était porté par les grands corps de l’Etat, pas forcément de la ploutocratie mais plutôt de la technocratie, de l’expertocratie, réservé à une élite. Et un demi-siècle plus tard, leurs décisions, leurs orientations, posent aussi des problèmes : pour se dégager du nucléaire, notamment.
Donc, planification, je ne suis pas hostile à ce concept, ça me paraît nécessaire, mais pour le remettre en selle, il faut en également en changer le cœur. Que ce ne soit plus un paravent pour des pouvoirs publics, limités à une toute petite élite décisionnaire, qui se croyait investie de la capacité de décider du bien du peuple pour les décennies suivantes…
Fakir : Il faudrait inventer une » planification populaire » ?
J.G. : Oui, qui passe par une véritable démocratie.