Jumilhac, vendredi 8 janvier.
» On avait mis notre maison en vente sur Le bon Coin… «
Dans la nuit, les essuie-glaces grincent sur le pare-brise.
» La semaine dernière, on a retiré l’annonce. Grâce aux 2500 € qu’on a reçus du crédit d’impôt, ça nous a redonné un peu espoir… «
C’est un ex-dessineux de Fakir, Stéphane. Il m’a proposé le gîte, et il en profite pour me retracer sa carrière parce que, ces dernières années, de loin j’ai du mal à suivre : tantôt emballeur de madeleines à la chaîne, pigiste pour » Réussir en Périgord « , vendeur de hamburger dans sa camionnette.
» Et Valérie ? je demande.
– Elle n’arrête pas de bosser, je comprends pas. «
C’est sûr que, pour Stéphane, ça relève du mystère, le travail. Lui s’affiche comme un branleur invétéré, et désormais contrarié. Les héros de sa BD, » Trip et Trash, glandeurs associés « , ne décollent pas d’un canapé où ils alternent bières et pétards.
» Elle passe ses journées dans ses serres, à faire pousser ses légumes, jusqu’à la nuit, ou à essayer de les vendre sur les marchés. Mais là, la sécheresse, ça lui a laminé le moral. Elle a baissé les bras. Mais pour qu’elle s’accorde une pause, il a fallu qu’elle se fasse opérer du pied. «
Dans leur jolie baraque, maintenant, rustique en bois et tout, qu’ils ont retapée à la force des poignets, on chuchote. Leur fils Lenny, quatre ans, dort à l’étage au-dessus.
» Le bio, c’est une illusion. «
Valérie a le visage creusé, et elle tranche d’emblée : » C’était mon métier. En Guadeloupe, déjà, je travaillais quatorze par jour dans les plantations, mais au moins je gagnais des sous. Je voulais gagner beaucoup moins, mais avoir du temps…
– Ah, ça, l’interrompt Stéphane, gagner beaucoup moins, l’objectif est atteint !
– Au bout de quatre ans, t’en as marre. Les premières années, tu te dis, c’est parce que c’est le début, il faut trouver la clientèle, le bon rythme, d’abord investir, mais au bout de quatre ans ! Cette année, c’est la sécheresse, qui m’a fait perdre 6 000 € de production. Tu te crèves, et juste pour quoi ? Pour payer la MSA, qui te pompe pour rien, les fournisseurs…
– Si, on a quand même des courgettes à volonté !
– Mais les organisations agricoles, je l’interroge, elles ne t’avaient pas prévenue ?
– Non. Agrobio, la Maison des paysans, c’est des gens sympas. Mais ils

t’encouragent dans ton truc, ils veulent des installations. Avec un vrai accompagnement, ils seraient venus sur place, ils auraient testé la terre, vu qu’elle était pas faite pour le maraîchage…
– Qu’est-ce qu’elle a ?
– Elle est trop acide. Mais y a eu aucune étude de sol, aucune étude de marché. Je voudrais 1 000 € par mois, mais je sais que je n’y parviendrai pas. Même physiquement, je ne tiendrai pas. Mais je suis condamné à continuer…
– Ah bon ? Pourquoi ?
– J’ai reçu 40 000 € d’aides. Si je lâche avant cinq années, je dois rembourser…
– Mais est-ce que c’est pas un prétexte, l’argent ? Est-ce que tu t’acharnes vraiment à cause de ça ?
– Ouais, ouais… (Songeuse.) J’ai besoin d’un projet pour fonctionner. Là, si mon projet s’effondre, qu’est-ce que je vais devenir ?
– C’est vrai, reprend Stéphane. Si y a vraiment besoin, je peux retourner chez Bijou, dans les madeleines…
– Ah bon ? s’étonne Valérie.
– Euh, non en fait… J’ai tenu six mois là-dedans, je me sentais vraiment en taule. Val me supportait plus, je ne me supportais plus moi-même.
– Ouais, et puis Bijou, c’est s’ils ont besoin…
– … et en ce moment, ils n’ont pas besoin.
– C’est une épidémie, en ce moment, dans notre coin, diagnostique Valérie. Rien que dans le village, y en a quatre qui viennent de démarrer en maraîchage bio, la terre est pas chère.
– Tu les avertis ?
– Je les préviens, mais sans les décourager : qu’ils ne comptent pas là-dessus pour vivre.
– Y a pas encore eu de suicide, positive Stéphane, donc tout va bien ! «
Valérie rigole, quand même.
» Le plus qui arrivent, elle poursuit, c’est des informaticiens.
– C’est marrant, je théorise : c’est comme si, plus leur métier est abstrait, dans les ordinateurs, dans les codes, plus ils aspirent à un retour à la matière et à la terre, à du concret… «
La néo-paysanne regarde sa montre.
» Bon, faut y aller.
– Où ?
– A la banque. Je voudrais récupérer 1 500 €. C’est mon argent, parce que, pour me lancer, j’ai dû faire un dépôt de garantie de 15 000 €, mais j’espère qu’ils voudront bien m’en laisser 10 %. Sinon, je ne pourrai pas payer mes semences, mes fournisseurs… «
Valérie s’éloigne en claudiquant.
La bonne nouvelle, c’est que Stéphane va reprendre du service comme dessineux : » Entre la maison à bricoler, le terrain à bêcher, le gosse à torcher, aller chercher ma viande, nettoyer la friteuse, ça faisait beaucoup pour quelqu’un qui veut rien branler ! «