Première publication avant mise à jour le 20 juillet 2021
Notre copain Gilles Reynaud nous a quittés. Il avait bossé pendant des années comme ouvrier dans le nucléaire, petite main de l’énergie atomique, y avait laissé sa santé et ses rêves de footballeur. Il avait milité aussi, défendu les autres, lancé l’alerte sur les conditions de travail et de sécurité dans le secteur, la sous-traitance, le low-cost, les risques.
Gilles, c’était un militant-ouvrier-syndicaliste-footballeur, qui n’oubliait jamais de nous envoyer un paquet de nougats de son coin, pour les gamins.
On était allé le voir, en juin 2021, chez lui, dans la Drôme, près de Montélimar.
Il nous avait montré la centrale nucléaire du Tricastin, nous avait raconté sa vie, son histoire et ses combats. Retrouvez l'article, et Gilles, ici.
« Tu viendrais pas avec moi la semaine prochaine, je pars deux jours dans la Drôme ?
— Ah ouais, c’est super joli, comme coin. On y ferait quoi ? Des balades ?
— Oui, une promenade nucléaire. »
Faut toujours se méfier, quand le rédac’ chef propose du tourisme.
L’objet de la virée, là, c’était une rencontre avec Gilles Reynaud, ouvrier-militant-syndicaliste-footballeur, une petite main de l’énergie atomique. Quand vous allumez la lumière, y a qui derrière ?
« Comment tu t’es retrouvé à travailler dans le nucléaire ? »
C’est comme ça, avec le rédac’ chef : on est à peine sortis de la gare de Montélimar, pas encore montés dans la Modus de Gilles, la voiture encore à l’arrêt, que l’interviou, elle, a déjà démarré. Pas une seconde à perdre…
Au commencement était le foot.
Gilles Reynaud : C’était y a 33 ans, j’en avais 22. J’étais mécanicien auto et je jouais au foot. Y avait même que ça qui comptait pour moi, le foot, le foot, le foot…
Fakir : Ah ouais ? Gilles : Depuis tout petit, je ne pensais qu’à ça. Y a le terrain du village juste à côté de la maison. Et un jour, ma sœur va en Allemagne, chez sa correspondante. Elle lui explique que son frère adore le foot. Quelques jours plus tard, je reçois un colis : le short de Sepp Maier, le gardien allemand ! La correspondante de ma sœur m’avait envoyé le short de Sepp Maier ! J’étais fou ! Je suis allé dans la rue à côté, je me suis mis à plonger, je plongeais comme un dingue, sur le bitume, j’avais les genoux en sang. Mais avec le short rembourré de Sepp Maier, je me sentais invincible.
Fakir : Et tu as continué, donc ? Gilles : Je ne pensais qu’au foot. J’avais quand même passé un CAP de mécanique, mais y avait que le ballon qui comptait. Je jouais gardien, et ça me correspondait bien : j’avais une vision du jeu, et t’encourages les copains. Je jouais sans gants, pour la prise de balle. Un jour, le club de Pierrelatte me recrute. Et ils nous proposent des postes à la centrale, à nous, leurs joueurs de rugby et de foot. Ça se passait comme ça : les chefs de service piochaient dans les équipes. Alors que je bossais dans un petit garage, j’arrive sur un chantier Eurodif, dans de grands équipements… T’es impressionné, fier aussi, c’est du nucléaire, tout le monde ne peut pas y bosser. Surtout y a une fierté pour le côté service public, intérêt général, tu vois.
J’ai vraiment kiffé ces premières années…
Bon, je vous emmène sur la montagne, là‑haut, comme ça vous aurez un point de vue sur tout le site. Vous allez voir, c’est gigantesque. On va contourner la centrale, pour y arriver…
Le site est immense. Des silos, des hangars, et des cheminées géantes qui se dressent, partout. On longe les interminables grillages barbelés. Depuis trente ans qu’il bosse dans le secteur, Gilles n’a pas de mal à nous faire le guide…
Gilles : Regarde le tumulus, là‑dessous, y a 500 tonnes de déchets qui sont enfouis. 500 tonnes ! C’était le début de l’aventure nucléaire, on ne savait pas trop quoi en faire…
Là, c’est l’usine de retraitement chimique. Ça fait un an qu’elle fonctionne, mais y a toujours des problèmes… Pour broyer l’uranium, ils ont acheté un broyeur à Nestlé, ces idiots ! Ils ont pas trouvé mieux ! Les copains doivent y faire de la maintenance sans arrêt, parce qu’y a des fuites. Tu penses : c’est pour des céréales, normalement… Là, c’est le canal de Mondragon, qui doit être travaillé parce que la digue est fragile, elle risque de céder. Si elle vient à casser ici, les réacteurs ne sont plus refroidis… En face, les trucs verts, c’est les Diesel d’ultime secours, installés après Fukushima...
On s’éloigne pour prendre de la hauteur, on tourne et retourne sur les sinueuses routes du coin, et c’est joli, mais à force de tanguer, et Gilles qui ralentit pas, mon estomac entame un mouvement social. Nous voilà à La Garde-Adhémar, petit village plein de charme, pierres et ruelles étroites. Gilles gare la bagnole.
« On pourrait pas aller se manger une glace ? »
Il se croit en vacances, Ruffin…
Mais Gilles suit son idée :
« Attendez, je vous amène voir le panorama sur le site, d’abord ! »
Fakir : Donc tu commences à bosser à Eurodif. C’était pas au cœur du conflit avec l’Iran, ça ? Gilles : Si, c’était un gros chantier d’enrichissement d’uranium. Le Shah d’Iran l’avait financé, en partie, mais quand les ayatollahs sont arrivés au pouvoir, la France a refusé de leur livrer l’uranium. ça a provoqué, en 1986, les « attentats Eurodif ». Là, aujourd’hui, il est à l’arrêt, il sera démantelé en 2025.
Fakir : Mais tu étais salarié d’EDF, ou d’Areva ? Gilles : Ah non, jamais directement ! Je n’ai bossé que pour des sous‑traitants, toujours. Il y en a tellement…
Le nucléaire low cost
On repart vers la voiture, mais le rédac’ chef tient à sa glace. Raté : le bistro est fermé. C’est mieux pour mon bide, de toute façon.
Nous voilà repartis en bagnole, à descendre la montagne.
Gilles : Tiens, regarde, ça c’est le parking d’EDF. Les camping‑cars, ce sont des grands déplacés. Ils bossent quelques jours sur un chantier, puis repartent sur un autre, sans arrêt. Pour certains, ça dure pendant dix ans, plus parfois, loin de leur famille. Ils ont des histoires de divorce, d’alcool, de bagarre… Ici, ils ont 78 euros par jour pour se loger et pour manger. Je vous défie de trouver un hôtel et à manger midi et soir avec 78 balles.
Fakir : Ils bossent sur quels métiers ? Gilles : Tous. Tous les métiers sont sous‑traités, à part la conduite des réacteurs et le déchargement de la cuve. Mais tout le reste, c’est sous‑traité, et même sous‑sous‑traité, sous‑sous‑sous traité. Parfois, il y a jusqu’à huit niveaux de sous‑traitance, on ne sait plus qui fait quoi. L’accueil, pour vérifier qui entre sur le site, qui s’approche des zones sensibles, du réacteur, c’est sous‑traité. La documentation, les plans, c’est sous‑traité. La cantine évidemment. Tout ce qui est informatique, les métiers de l’électricité, robinetterie, d’échafaudage, calorifugeage, c’est sous‑traité. La radioprotection aussi, les gars qui te disent « tu sors parce que tu as pris la dose de radioactivité », c’est sous‑traité. Gardiennage et surveillance, c’est des entreprises privées, les mêmes qu’on trouve dans les grandes surfaces. Même si aujourd’hui, par rapport aux attentats, il y a des gendarmes qui sont à demeure.
Fakir : C’est récent, cette tendance ? Gilles : Quand j’ai commencé, c’était 30 % de sous‑traitance, maximum. Le nucléaire, c’est 80 % de sous‑traitants, maintenant. C’est le Syndicat Français de l’énergie Nucléaire qui a calculé ça. Surtout, quand je suis rentré, j’avais un tuteur, un agent EDF, qui me suivait tout le temps, qui me « compagnonnait » pendant deux ans. Le but, c’était de protéger l’homme et l’environnement de tout problème radioactif. Il me disait « là, t’approches pas… là, tu passes vite… » Mais même ça, même la prévention a été sous‑traitée ! Aujourd’hui, c’est même plus des agents EDF qui la font, mais des gens qui ne connaissent pas le métier. On embauche des minots, qui n’ont aucune culture du risque, de la sûreté. Et il faut être opérationnel tout de suite, et multitâche.
Franchement, la polyvalence, elle a ses limites. Si c’est pour faire de l’électricité dans ton garage, OK. Mais pour du nucléaire, on peut pas s’improviser sur tous les métiers. Ils font faire du démantèlement à des gens qui étaient boulangers une semaine avant… Ou de la maintenance, sur des trucs construits y a quarante ans, avec des bouts de tuyau.
Fakir : Et ils ont quel statut, tous ces travailleurs ? Gilles : Moi, comme tous ces gens‑là, comme tous les sous‑traitants, nous ne sommes pas dans la convention collective de l’électricité. Donc, nous n’avons pas les mêmes droits que les autres. Les écarts de salaire, ça va de un à deux. Pourtant, y a l’article 4 du statut des IEG, des Industries énergétiques et gazières, ça date de Marcel Paul en 1946 : « Tous les salariés permanents sur un site EDF doivent être sous le statut des IEG. » Donc, tous les copains devraient être sous la même convention. Ils sont permanents, ils doivent avoir accès à la cantine, parce qu’à un moment, y avait deux parkings séparés, deux cantines séparées, pour les agents EDF et pour les sous‑traitants. Les œuvres sociales, les colonies de vacances, les logements, pour les sous‑traitants, ça n’existe pas.
Fakir : Et tu faisais quoi, alors, comme boulot ? Gilles : J’ai fait pas mal d’assainissement.
Fakir : Ça veut dire quoi ? Gilles : Eh bien, quand les gens vont dans des zones contaminées, nous, on les assainit avec un chiffon.
Fakir : Un chiffon ? Gilles : Oui, c’est ça, tu récupères la poussière contaminée sur un chiffon pour la mettre dans un sac. J’ai fait ça pendant dix ans. C’est comme une feuille de sopalin, avec du savon pour piéger la matière radioactive. J’étais nettoyeur, quoi. On doit faire ça dans toutes les zones contrôlées. T’as une tenue pour éviter de choper de la contamination en suspension dans l’air, avec aspiration. On te met des appareils sur la poitrine pour mesurer les taux, mais tu te prends des doses de radioactivité, forcément. Les gars sont irradiés. Le problème, c’est quand tu as une plaie, ou que tu t’es fait arracher une dent par exemple : si des particules entrent dans ton organisme, elles vont sur un organe, le foie, un poumon, le cerveau, et elles se mettent à bombarder, parce que évidemment, elles sont pleines d’énergie. Et après des années, tu peux choper le cancer.
Au début, quand tu nettoies, t’as pas vraiment conscience qu’il y a un risque. Tu te dis qu’y a des protections… T’as pas de formation sur le sujet quand tu commences, juste une « sensibilisation au risque ». L’ARSN avait fait une étude : c’est toujours des petites doses, mais qui s’accumulent. En plus, 43 % des entreprises du nucléaire ne font pas remonter leurs chiffres d’exposition.
Fakir : Du coup, y a une double dilution : ce sont des petites doses, réparties dans la durée. Et c’est chez les entreprises sous‑traitantes, avec des salariés qui tournent, qui partent sur d’autres sites... Donc, on ne peut pas trop mesurer les effets ? Gilles : C’est ça, oui.
Fakir : Sur les doses, personne ne se pose trop de questions ? Gilles : Honnêtement, y a autre chose : les primes. On a des salaires minables, autour du Smic. Mais on peut s’augmenter de 40 % avec les primes, pour compenser. Alors, les gars prennent tous les boulots, même les astreintes, même les week‑ends, même les trucs risqués… D’autant qu’on est presque tous en CDD.
Fakir : Toi aussi, tu es encore en CDD ? Gilles : Non, je suis passé en CDI il y a vingt ans. Enfin, un CDI mais précaire : c’est un contrat de cinq ans, car l’appel d’offres de ma boîte est renouvelable, et on peut très bien ne pas te garder. De toute façon, si tu es gardé, tu es repris à la baisse. Ils font du dumping, et on en arrive à du nucléaire low‑cost.
De toute façon, on pense tous à autre chose qu’au boulot. Moi, c’était le match du dimanche… Mais ma carrière s’est brisée net.
L’accident.
Fakir : Il s’est passé quoi ? Gilles : Mon accident du travail… Je conduisais un petit engin sur le site, et là un gars arrive, avec un fenwick, et me rentre dedans à toute allure. J’ai fait le yoyo, je suis parti dans tous les sens. Ce gars, il était bourré, connu des services, il avait des antécédents. Normalement, c’était la gendarmerie qui devait intervenir. Mais quand ils ont vu ça, les patrons ont dit : « Non, on va régler ça en interne. »
Moi, j’avais 28 ans, j’étais en pleine force de l’âge. On venait de gagner la coupe de l’Ardèche.
Je me retrouve avec une hernie discale. J’ai dû être opéré. Le foot, c’était fini.
Fakir : Tu souris tout le temps, même quand tu racontes ça. Gilles : La colère elle est là, pourtant. Elle est à l’intérieur… Surtout, le pire, c’est que je ne pouvais plus occuper mon poste au travail non plus. Et là, plutôt que de m’en offrir un aménagé, alors que c’était de leur responsabilité, quand même, cet accident, les patrons me mutent au centre de la France, à Dampierre. Mais moi, j’avais toujours vécu ici, alors je refuse. Du coup, ils me licencient. Je me retrouve avec un an de convalescence, puis le chômage, un an, et je suis reconnu travailleur handicapé. Alors, j’essaie de trouver un autre métier, qui ne demandera pas d’effort physique. Je fais des formations pour être surveillant, et je trouve un CDD dans une filiale du groupe Areva. Je reviens dans le circuit nucléaire par cette porte‑là : la surveillance des accès aux sites, pour les gens contaminés. Je travaille en 3x8, sept jours sur sept, et j’ai des petites compensations, de nuit, de week‑end… C’est une activité importante : le bâtiment réacteur, c’est un endroit hostile, y a un risque radiologique, des consignes, il faut surveiller les règles de près. C’est un rôle utile.
La prise de conscience
Fakir : Jusqu’alors, tu n’es pas critique de la filière nucléaire… Gilles : C’est arrivé plus tard, en 2008. Sur le site de Cruas‑Meysse, à côté, chez les sous‑traitants, la direction de l’usine ne voulait plus des délégués du personnel. Tous les syndicalistes seraient éliminés du nouvel appel d’offres. Alors, les gars ont fait une grève de la faim. Je passais les voir tous les soirs. Et là, le neuvième jour, tu vois arriver tout le village : leurs femmes qui viennent, qui pleurent, les gamins aussi, et qui disent à leur père : « Papa, il faut manger, tu sais », les mamies, qui installent leur chaise pliante : « On ne partira pas tant qu’ils ne seront pas repris »… ça m’avait vachement marqué. J’étais en colère.
Fakir : C’était quoi, ta colère ? Gilles : Ces gars avaient posé des questions justes, sur les salaires, sur le travail le week‑end, mais aussi sur notre sécurité, pour la décontamination, pour l’assainissement… Et à la place d’améliorer ça, à la place de répondre, EDF les faisait taire. Alors qu’ils avaient un savoir‑faire, des compétences, des connaissances.
Et juste après, en 2009, il y a eu un incident à Tricastin. Un rejet d’uranium, 75 kilos, dans la petite rivière qui traverse nos installations. Et ensuite, c’est passé dans les lacs, à côté, où les gens viennent faire de la planche à voile, se baigner, y a des clubs nautiques, tout ça.
Tiens, regarde, c’est là…
Fakir : On va voir ?
Gilles braque, entre dans un petit bois. On descend de la bagnole pour une balade lacustre…
Gilles : La gendarmerie était vite venue ici, pour évacuer tout le monde de l’eau, c’était un peu la panique… Les maraîchers pompent dedans pour alimenter leurs cultures, les familles pompent l’eau de la nappe, de l’eau contaminée à l’uranium.... Donc, tout est contaminé. Même si madame Lauvergeon, à l’époque, elle était venue ici, sur ce lac, et qu’elle avait fait mine de boire l’eau !
Un poisson géant, énorme, fait un saut dans le lac.
On remonte en bagnole, passe sur un ralentisseur.
Kkllaaang !
Ça racle, sous la voiture : en redémarrant, Gilles vient d’à moitié arracher le pot d’échappement sur un dos d’âne.
Je l’avais bien dit, qu’il roulait trop sec… ça fait un vacarme énorme, maintenant, en roulant.
Faut qu’il hurle pour qu’on l’entende.
Fakir : Et comment tu t’engages, alors, toi ? Gilles : Après ces incidents, j’ai des copains qui me titillent, qui me disent : « On est en négociation avec le patron... » C’était tendu, notamment sur les blanchisseuses, qui lavent le linge des poussières nucléaires. Alors, j’ai préparé un petit texte : « Vous voulez vous débarrasser d’elles, mais toutes les petites mains, les invisibles, sans nous, personne ne peut travailler »… Après ce petit exploit, on m’a élu, je suis devenu secrétaire du CHSCT.
Et le mois suivant, nouvel incident : on a un arrêt du bâtiment réacteur. Les balises avaient détecté de la radioactivité. J’avais onze collègues qui bossent à proximité, qui doivent tous aller au médical. En sortant, certains ont la figure déconfite. Je comprenais qui était contaminé ou pas. Parmi elles, quatre femmes, des jeunes. Y en a une qui me demande : « Gilles, j’ai 22 ans, je n’ai pas encore d’enfants, est‑ce que tu penses que si j’en ai ça aura des conséquences ? »
Fakir : Qu’est‑ce que t’as fait ? Gilles : J’étais pas armé pour ça, moi… Alors, au moins, je demande au patron de les embaucher, elles étaient en fin de contrat. Pour elles, le CDI, c’était le Graal. « Voilà, je dis au patron, y a quatre femmes contaminées, si vous les lâchez dans la nature, si vous les jetez comme un kleenex, on fait un scandale. » Tu sais ce qu’il me répond ? « Si on commence comme ça, les futurs intervenants vont se contaminer exprès pour demander un CDI ! » Voilà, le patron que j’avais en face de moi. C’était un ancien agent EDF, pourtant. Ils nous traitaient comme des maquignons… On est rentrés en conflit, et finalement, il les a embauchées. L’une d’elles a eu des problèmes de santé, elle a essayé de faire une fécondation in vitro. Mais on ne sait pas trop. C’est des sujets tabous, parce que tu rentres dans l’intime des gens.
Fakir : Et les autres collègues, les syndicats, ils ont réagi comment ? Gilles : Déjà, faut savoir que tous les jours, pendant l’accident, c’était réunion avec l’ASN, le gouvernement, est‑ce qu’il faut faire évacuer les populations… Pour pas que ça explose, on mettait des filtres, des bacs à sable. C’était vraiment la crise. « Et si l’assemblage tombe, comment font les collègues qui vont intervenir ? », je demande à l’ingénieur. « Ils auront trois minutes pour évacuer. – Mais en trois minutes, ils vont prendre la dose annuelle ! » Je voulais protéger les copains, mais j’apprends qu’ils sont volontaires, qu’ils ont négocié cinquante balles de prime. Et quand je leur en parle, ils disent : « Tu nous fais chier. » J’étais à la CFDT, à l’époque, mais je voyais que je les embêtais. C’est de là que j’ai créé l’association, Ma Zone Contrôlée. Après, je suis allé à la CGT, mais en 2018 ils ont commencé à me dire que j’étais un écologiste, pour la sortie du nucléaire, que j’avais plus rien à faire avec eux. Moi, je voulais juste parler des conditions de travail. Alors, je suis parti à SUD.
Fakir : Et l’inspection du Travail, elle dit quoi ? Gilles : On est sur des sites clos et fermés, sans aucun moyen d’accès. Donc l’inspection du Travail, elle doit prévenir deux mois à l’avance, quand elle vient. Alors, tu imagines… Nous, sur les parkings à l’entrée des chantiers, on voit des minibus avec des plaques étrangères. Ce sont des Espagnols, des Bulgares, des Lituaniens, des Polonais qui viennent dans des conditions lamentables. En plus ces mecs‑là ne parlent pas la langue, ils ne savent pas lire le français, ils ne comprennent pas les annonces. Comment ils font s’il y a une alerte sur le site, ou pour suivre les consignes de sécurité ? « Veuillez évacuer la zone ! » Quand tu as un mec dans la grue qui est polonais, les gars au sol roumains, c’est l’anarchie, parce que les mecs ne se comprennent pas. Et ça crée des situations d’accident.
Y a autre chose : normalement, faut montrer patte blanche pour travailler là, mais on n’a pas accès à leurs casiers judiciaires. On ne croise pas les fichiers entre pays européens. Mais bon, c’est comme ça : l’Europe veut qu’on puisse faire intervenir d’autres pays européens sur les chantiers. Moi je veux juste qu’on me prouve que ça ne pose pas de problème de sécurité…
Fakir : Et pendant le Covid ? Gilles : Les copains étaient réquisitionnés, eh bien les agents EDF avaient des masques, mais pas les sous‑traitants. Le matériel de contrôle de radioactivité, c’est un appareil collectif, t’as deux cents à trois cents personnes qui l’utilisent, on le lavait au liquide‑vaisselle, on n’avait que ça. Bref, on devait répondre à toutes les obligations, mais sans moyens humains ni matériels. Pourtant, à ce moment‑là, on a vu que les sous‑traitants étaient indispensables, vu que les agents d’EDF étaient en télétravail… On pouvait se déplacer : on avait un laissez‑passer avec « Travaille pour l’intérêt général », écrit dessus…
Nous voilà arrivés à Donzère. « Tiens, regarde, c’est le terrain de foot où je jouais. Tu vois, à cinquante mètres de la maison, c’était simple… » Dans le salon de la maison de famille, Gilles sort les bières, le jus de pomme, les pizzas. On s’installe, peinards.
La cause des copains
Gilles : L’autre choc, c’est en 2010. Un collègue tombe malade d’un cancer du poumon. Xavier, c’était un fêtard, il sortait le week‑end, il prenait du viagra… Il avait travaillé dans la peinture sur un chantier, il avait inhalé du plomb. Alors, moi, je lui dis que ce cancer, il est en lien avec son métier, qu’il doit chercher une reconnaissance de maladie professionnelle. Les démarches étaient compliquées, laborieuses, il fallait entrer dans le tableau 6, celui des rayonnements ionisants. Et pendant ce temps‑là, son état se détériore à vitesse grand V. Chimio, radiothérapie… Un jour, sa femme m’appelle : « Il en a pour un mois, disent les médecins. » Alors, je vais voir les copains : « Il a une fille de seize ans, on ne peut pas les laisser comme ça. » Les gens voulaient faire des dons, je trouve un moyen simple : notre compteur d’heures supplémentaires. Certains collègues donnent 10 heures, d’autres 35. On a collecté l’équivalent de 6000 euros ! « Non, ça va faire du travail en plus à la compta », dit le patron ! « Et la boîte, je lui dis, vous allez donner la même chose ? » Ils ont juste offert une gerbe à la famille...
Mais nous, les salariés, on a prouvé qu’on pouvait faire quelque chose collectivement.
Et l’autre déchirure, dans mon parcours, c’est l’accident de Patrice.
Fakir : Qu’est‑ce qui s’est passé ? Gilles : Patrice, il me contacte via l’asso, en 2015. « Je bosse à Cattenom, en Alsace, je suis atteint d’un cancer de la thyroïde et je vais être licencié. » En gros, la médecine du travail lui interdit d’aller en zone, au vu sa maladie, pour ne pas l’aggraver. Mais son chef ne lui laisse pas le choix : « J’ai besoin de toi, tu y vas ! » C’est pas possible, je me dis. C’est de la folie. Comment un employeur peut aller à l’encontre d’un avis médical ? L’IRSN, c’est l’organisme qui recense la dosimétrie de tous les travailleurs du nucléaire, le confirmait : il avait trop pris de dose. Et il y avait l’avis médical. Donc, c’était une mise en danger délibérée. Mais ces gars‑là se comportent comme des négriers.
Fakir : Tu as d’autres cas, comme celui‑là ? Gilles : Directement, j’ai assisté au cas de Mathieu, en 2016. Il était en CDD. On l’envoie découper des cylindres qui avaient transporté de l’uranium. Il découpe ça à la flamme, mais son heaume ventilé se déchire. Le temps qu’il sorte, sa voix avait déjà mué… On appelle les équipes d’intervention, elles le prennent en charge, la directrice arrive. Mais elle, elle ne veut pas déclarer d’accident du travail. Elle lui dit : « On ne déclenche pas d’accident, mais t’auras un CDI, va voir l’ORL, il va te donner des gouttes et de la pâte ». Un mois après, il reprend le boulot, mais il a des convulsions sur son lieu de travail. Il a été évacué à l’hôpital de Montélimar, où il a passé une IRM. Tumeur au cerveau. Il a 34 ans, trois filles.
Alors, j’ai pris tous les documents, et j’ai cherché à tout savoir, connaître le métal utilisé, tout. Les neurologues l’ont dit : il est probable que la tumeur se soit développée quand il a inhalé la fumée. Il fallait qu’il aille au tribunal, je lui ai dit, mais lui ne voulait pas. Et maintenant, y a prescription, c’est trop tard. Il est encore vivant, oui, Mathieu, mais brinquebalant. Je sais que là, y a deux mois, on lui a enlevé un testicule.
Un rapport parlementaire, mené en 2018 par Barbara Pompili, alors députée et aujourd’hui ministre de l’Environnement, le disait sans prendre de gants : « La commission d’enquête est formelle : la perte de compétence des exploitants est une grande source de danger et ne pourrait qu’aggraver les conséquences en cas d’accident nucléaire. » D’autant que « la sous‑traitance a été identifiée comme l’un des éléments responsables de l’accident de Fukushima. » L’Autorité de Sûreté du Nucléaire confirmait elle avoir à « plusieurs reprises et pour plusieurs exploitants, signalé ces lacunes dans la surveillance des entreprises externes. » Le cabinet Apteis explique qu’en 2016, sur l’accident de la centrale de Paluel « tout le monde est parti en courant »…
La filière nucléaire fournit 70 % de l’énergie électrique en France. Pour ce faire, EDF possède 19 centrales de production, qui regroupent une cinquantaine de réacteurs (voir carte en page précédente). Près de soixante sites, depuis la réception de l’uranium provenant désormais de l’étranger, jusqu’au traitement des déchets à la sortie, fleurissent en tout sur le territoire.
Sur les 220 000 salariés du secteur, 160 000 sont chez des sous‑traitants, dans quelque 2500 entreprises. Plus ça va, plus Edf et Orano sous‑traitent, font glisser les tâches de leurs salariés, qualifiés, avec un statut, des protections, des syndicats, des rémunérations correctes – vers de l’« externalisation », moins coûteuse, mais moins sûre également.
Et les nouvelles centrales ne sont pas épargnées : en début d’année, Bouygues était condamné pour l’emploi illégal d’au moins 460 travailleurs détachés roumains et polonais sur le réacteur nucléaire de Flamanville. Le directeur de l’ASN reconnaissait lui‑même, devant le Sénat, une « perte de compétence technique, liée à l’affaiblissement du tissu industriel de notre pays, et à un manque de vigilance face à la découverte d’anomalies ». Voilà qui inquiète…
Parler des invisibles
Fakir : Les gens sont prêts à se ruiner la santé pour garder leur boulot… Gilles : Oui, c’est ça. Ils savent que, s’ils font part de restrictions, ils ne vont pas être conservés. C’est vraiment une relation perverse, entre le donneur d’ordre et les sous‑traitants. Les sous‑traitants, les salariés des sous‑traitants, on est les invisibles. Et on doit le rester, on n’existait pas, on n’avait aucune place dans les commissions… C’est mon combat, parler pour eux, les montrer. Fakir : Comment tu fais ça ? Gilles : Avec mon association Ma Zone Contrôlée, je suis contacté par des précaires du nucléaire de toute la France. Je siège à la commission d’info locale sur la transparence du nucléaire, j’ai intégré l’ANCLI, l’association nationale de toutes les commissions locales de France, je me fais élire au conseil d’administration. Et ça m’ouvre des portes, parce que je suis en contact avec l’ASN, avec l’IRSN, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, avec des chercheurs, des ingénieurs. Moi, je lève le petit doigt dans leurs grandes réunions pour dire « et nous, les sous‑traitants ? Parce que la radioprotection à Gravelines, aujourd’hui, c’est la convention collective du transport… » J’attire l’attention sur l’injustice. Et de plus en plus, ça prend. Ils ne sont pas indifférents. Parce qu’il faut pas oublier qu’il y a eu Fukushima entre temps...
Je me rappelle, je suis à la maison, c’est samedi, le 11 mars 2011, et à 10 heures du matin sur la chaîne info, où on voit une explosion du réacteur, au Japon. Et là de suite je comprends que l’impact environnemental va être conséquent. Je me dis « putain, mais si ça arrive chez nous, ça serait catastrophique pour la région, le territoire, pour le pays »… Ça a été estimé : ça coûterait 475 milliards à la collectivité. On a des installations vieillissantes. Et on est sur une faille sismique. Avec des hommes et des femmes qu’on prend pour des imbéciles… Ici, la terre a tremblé, en novembre 2019. La digue qui retient le lac à côté avait été fragilisée, et l’ASN a arrêté les quatre réacteurs. Le jour d’après, un autre réacteur explose et le jour suivant encore un autre… Trois réacteurs pètent en l’espace de trois jours à Fukushima. Sur les six qu’ils avaient. À l’époque, Sarkozy et Fillon décident de faire des « évaluations complémentaires de sûreté sur les installations existantes en France ».
Ils envoient des experts un peu de partout sur les sites EDF. Et nous on leur prépare un comité d’accueil. C’était surtout les sous‑traitants qui s’étaient mobilisés. Le matin à 5 heures, on est là‑bas, et on les interpelle : « Les travailleurs, on est inexistants ! Quel rôle on va jouer, nous, en cas d’accident majeur ? Vous allez nous mettre un revolver sur la tempe pour qu’on aille “minimiser l’impact” ? Qu’est‑ce qu’on fait ? » Et puis là, je te promets, les gars nous regardent et nous disent : « On n’avait même pas pensé à vous, on venait juste pour l’aspect matériel… » Ça nous a fait bondir. On est permanents sur les installations, on peut aider, on habite à côté, mais on n’a pas pensé à nous !
Fakir : Qui intervient, en cas d’accident ? Gilles : Une force d’intervention rapide a été créée, elle peut intervenir en 24 heures. Mais en 24 heures, il peut s’en passer, des choses ! Alors, pour l’ANCLI, j’ai été invité au Luxembourg, à la Commission européenne, pour parler de tout ça, des industries à risque, ce qu’il faut faire, comment informer les populations. Tu te rends compte ? J’étais fier, je me sentais porter quelque chose, à parler des invisibles qu’on n’entend jamais. C’était un honneur d’être parmi ces gens‑là. Je vais à la Commission européenne pour parler, moi, le petit sous‑traitant que je suis. Là, il y a le commissaire européen de l’Énergie, je l’interpelle, il parle en anglais, moi je parle pas anglais, heureusement qu’il y a les traducteurs, avec les oreillettes tu sais, j’étais impressionné. Je ne suis pas habitué à ces trucs‑là… Et puis, le commissaire européen, il explique qu’à Fukushima, le directeur a eu le bon réflexe d’appeler les sous‑traitants de son installation. En l’espace de quatre heures, ils arrivent à réalimenter les circuits de sauvegarde ! Moi, ça me touche… Alors je dis au commissaire européen que nous aussi en France, on pourrait jouer ce rôle s’il y avait un pépin. D’autant que l’ASN dit qu’il faut qu’on se prépare à un accident. Les Japonais, qui aurait cru que leurs installations, ils ne les avaient pas conçues correctement ? Nous, on a des zones sismiques, Areva a des casseroles sur certains sites et ça risque de casser. Et puis, y a les problèmes environnementaux dont je n’ai même pas parlé, le réchauffement climatique, les nappes phréatiques qui baissent, l’eau qui risque de manquer. C’est quand même explosif.
Fakir : T’en sors comment de la commission ? Gilles : Un petit peu frustré quand même, parce que finalement ils me renvoient à la France, c’est le gouvernement qui peut décider de ça, personne d’autre, pas l’Europe en tout cas. Je me dis « Putain avec Sarkozy, on n’y est pas encore… ».
Fakir : Et t’as fini par être auditionné à l’Assemblée, c’est ça ? Gilles : Oui, pour MZC. La commission d’enquête a lieu en mai 2018, suite à l’intrusion de militants de Greenpeace à Cruas.
Fakir : Qu’est‑ce qu’il en est sorti ? Gilles : Dans son rapport, Pompili, qui était juste députée à l’époque, se montre très claire, très virulente contre la sous‑traitance. Elle a parlé du besoin d’un meilleur suivi médical, d’intégrer les sous‑traitants en temps de gestion de crise… Et là, je suis convoqué par ma direction : « Tu scies la branche, tu bousilles le business. » Et ils produisent cinq pages de reproches sur MZC, ils me critiquent parce que j’ai défendu Patrice, parce que j’ai publié des expertises qui pourtant étaient publiques… Sur Internet, ils ont tout un système, ils prennent des ambassadeurs, les Yellow ils les appellent, des cadres qui réagissent dès qu’il y a un texte critique sur les réseaux sociaux. Ils mettent en place des applis, pour les salariés, pour répondre sur la sûreté dans le nucléaire, si jamais tu as des débats en famille, entre amis, pendant les fêtes de Noël !
Bref, ils n’aiment pas le bruit que je fais, et ils me convoquent pour un entretien préalable à sanction. Alors que je n’ai jamais commis de faute professionnelle ! J’écope de cinq jours de mise à pied, ce que j’ai contesté.
Et les patrons, ils savent nous faire du mal : j’ai été lourdement pénalisé, financièrement. Alors, j’ai porté plainte aux prudhommes. Pompili a fait une lettre pour s’étonner que tout ça m’arrive après mon audition à l’Assemblée. Mais depuis qu’elle est ministre, elle n’a rien fait pour améliorer la situation du nucléaire.
Fakir : La suite, tu la vois comment ? Gilles : Avec MZC, je rencontre plein d’experts de la transition, des gens de Negawatt, etc. Et y a au moins une chose sur laquelle on est d’accord : le nucléaire, on ne va pas en sortir du jour au lendemain. Alors, mieux vaut que ça soit sûr.
Fakir : Et sur le plan personnel ? Gilles : J’aimerais bien me reconvertir.
J’ai fait valider mes acquis de l’expérience, j’ai obtenu le bac professionnel en environnement du nucléaire. Les doigts dans le nez, entre parenthèses. Et à 48 ans, on m’a accepté pour une licence sur les risques technologiques et professionnels. Je voulais comprendre comment les expositions professionnelles ont un impact sur la santé.
Mais quand j’ai débarqué à l’université, dans les amphis, je n’y connaissais rien. Je prenais des notes, avec des cours sur la mécanique des fluides, mais je ne savais rien de tous ces trucs‑là. Tout ce que je savais faire, c’était multiplier, diviser et additionner. C’était ma fille qui me prêtait sa calculatrice scientifique. Je rentrais, je pleurais dans ma voiture…
Il a fallu que je m’y remette, que je bosse, que je repasse mes examens. Et ça y est, j’ai réussi ma licence.
J’ai candidaté pour être prof. Ce serait bien de transmettre ce que j’ai appris, tout ce que je sais, non ?
« Encadrer la sous-traitance, en finir avec la maltraitance. »
C’est le titre d’un rapport que je rendais, l’année dernière, à l’Assemblée nationale.
Il était consacré aux agents d’entretien, et je regrettais cette mode de l’« externalisation »…
Ancien directeur des ressources humaines dans une multinationale, Thierry nous avait raconté cet « out-sourcing » de l’intérieur :
« Au bout de 35 ans chez R., ils m’ont licencié pour ‘‘insuffisance professionnelle’’.
Tout s’est brusqué sur les femmes de ménage. Jusque-là, elles faisaient partie de l’entreprise, salariées de R., avec tous les avantages. Le Comité d’entreprise, les chèques vacances, le Noël des gosses, y avait Lucette, Andrée, Sylviane, on les tutoyait, elles avaient leur vestiaire, elles prenaient le café dans la salle de pause. Elles terminaient à 1 900 €, avec le treizième mois en plus, des primes. Y avait des absences, certes, ça arrivait, des gosses à garder, ou un lumbago, m’enfin, le boulot était fait, personne ne se plaignait. Et puis, est venue l’idée, l’ordre plutôt, de sous-traiter. D’externaliser. On est passés par une société privée, un cadre est venu établir le devis : surface au sol, surface de vitres, surface industrielle, surface de bureau, nombre de toilettes, il a tout mesuré, calculé. Et ensuite, on ne les voyait plus, ces femmes, elles arrivaient tôt, à 5 h du matin, à 8 h elles étaient reparties. Des fantômes. Ça n’était que des temps partiels. J’ai échangé, une fois, avec l’une d’elles : elle cumulait trois chantiers dans sa journée, notre usine le matin, des assurances le soir, un particulier dans l’après-midi. Ça lui faisait 800 €. Et nous, tous les ans, on comprimait les tarifs du sous-traitant. On serrait de 2,5 %, 1 %. C’était un gros marché, pour eux, ils étaient tenus à la gorge.
On a fait grosso modo pareil sur les vigiles.
C’était contre ma nature, tout ça. La direction me reprochait mon humanité. »
Cette sous-traitance, nous en voyons chaque jour les dégâts. Chez Whirlpool, chez Goodyear, avant même les fermetures. Mais dans les lycées, les collèges également : « Faut nous défendre, m’interpelait une dame dans ma rue. Le Département nous fait passer au privé, ils nous ont dit : ‘‘Vous n’êtes pas dans notre cœur de métier.’’ Nous, on a traduit : ‘‘Du balai, les balais !’’ » Combien de témoignages j’ai recueillis, dans les quartiers, ou même dans les villages, avec des femmes de ménage ultra-précarisées, jonglant entre Contrat Emploi Solidarité pour la mairie, Contrat unique d’insertion pour l’hôpital, Chèque Emploi Service pour un papy. Et jusqu’à l’Assemblée, avec ses lustres et ses dorures, mais qui ne brillent pas tout seuls : « J’habite Les Mureaux, nous disait Graziella. Je me lève à 4 h, je prends le bus à 4 h 53, il m’amène à la gare à 5 h 03, là en principe j’arrive à Saint-Lazare à 6 h 10. Mais souvent, le train est en retard. Des fois, je pleure. Ensuite, après le travail, je retourne à 9 h 07...
— Donc, vous venez pour trois heures ?
— C’est ça. Depuis 1993.
— Vous faites tout ça pour trente euros ?
— Voilà. On n’a pas le choix. »
Cette maltraitance, nous devons la combattre en général, dans tous les secteurs, imposer – par exemple – que les salariés du sous-traitant soient embauchés avec les mêmes avantages, les mêmes salaires, que le donneur d’ordre. Que ce ne soit pas l’outil du dumping.
Cette sous-traitance, dans le nucléaire, nous paraît plus scandaleuse encore.
Parce que c’est une industrie à risque.
à risque pour les salariés.
à risque pour la société.
Et le débat – sans doute nécessaire – sur la place de l’atome, demain, dans notre énergie, ce débat ne doit pas occulter cet impératif : protéger dès aujourd’hui, au mieux, les salariés et la société.
Pour des poignées d’euros, on accroît le danger. Alors que, sur des sites aussi sensibles, on aurait pu croire, espérer, que la loi de l’argent ne règnerait pas, qu’on ne ferait pas du « low cost » ici pour épargner quelques sous…
Deux mesures nous semblent impératives :
tout de suite, exiger que tous les intervenants dans les centrales relèvent de la convention collective des Industries énergétiques et gazières, que les patrons ne jouent pas la concurrence entre les statuts.
Et très vite, limiter l’externalisation, réintégrer les compétences chez les donneurs d’ordre, Orano et EDF.
Ces deux mesures, d’urgence, devraient faire consensus, aller de soi.