Allumer le feu
« Ma torche, par ses arrondis, est empreinte de douceur. Pure dans ses formes, presque essentielle, elle transmet un message de générosité et de fraternité » s’extasie Mathieu Lehanneur, le designer de la torche olympique version 2024. « Cette Torche est à mi-chemin entre la technologie et l’art, entre le symbole et la magie. Ses courbes apaisent. » Espérons qu’elle apaise aussi les salariés qui ont œuvré à sa fabrication, chez ArcelorMittal, à Châteauneuf, Florange, Woippy ou Vire, pour la production, la découpe ou la « sublimation de l’acier », « tout en poésie ». Parce qu’une réalité plus prosaïque se cache derrière les envolées lyriques : dans les usines, les opérateurs en fonderie, les techniciens en usinage et les soudeurs s’activent pour des salaires autour de 1500 euros net, en moyenne. Et si on n’en est plus aux conditions de la main d’œuvre exploitée par les maîtres de forges du XIXe, la pénibilité demeure : fumées âcres issues du contact entre le métal chauffé à blanc et l’eau, chaleur infernale, vacarme assourdissant à peine atténué par les casques et bouchons d’oreille. Dans la zone de laminage, le niveau sonore peut ainsi atteindre 115 décibels. À cela s’ajoutent les risques de coupures, de brûlures, les troubles musculo-squelettiques dus au port de charges.
Si les sidérurgistes d’ArcelorMittal de Florange ont pu « sublimer l’acier », cela sera-t-il suffisant pour faire oublier les promesses non tenues de sauvegarde du site il y a douze ans, puis la fermeture des hauts-fourneaux, les 206 salariés partis en pré-retraite, et ceux virés simplement parce qu’ils sont malades, comme à l’usine de Differdange ? Oui, à écouter Raynald, opérateur-régleur chez Guy Degrenne pendant 34 ans, qui déclarait sa « fierté d’avoir œuvré pour ces J.O., ça nous met en valeur ». Raynald qui aurait peut-être mérité plus que ses 1800 € net par mois en fin de carrière. Mais comme le disait Pierre de Coubertin : « L’important c’est de participer ! »
Notre maison brûle mais la torche passe
Pollutions, pillage de l’eau potable, déforestation en France et à l’étranger : les méthodes d’ArcelorMittal, partenaire des Jeux Olympiques de Paris et maître d’œuvre de la torche, s’apparentent à celles d’un délinquant environnemental multirécidiviste. Sur son site de Dunkerque par exemple : un siphonnage non autorisé de centaines de milliers de mètres cubes du réseau public d’eau potable desservant les habitations alentour, pendant deux ans. Motif invoqué : des « fuites » sur leur réseau… mais plutôt que de réparer ses tuyaux percés, la direction de l’usine, selon un rapport de la DREAL, a préféré se servir dans le réseau public.
À Fos-sur-Mer, ArcelorMittal a tellement dépassé les limites légales d’émissions de particules fines dans l’air en 2022 qu’afin d’éviter la mise à l’arrêt demandée par l’Inspection du travail, la direction a dû promettre « un plan d’action » pour protéger ses employés… même si un an plus tard, aucun système n’a encore été installé et que les particules toxiques empoisonnent toujours l’air ambiant. « Quand je transmettais des relevés inquiétants de rejets de fumées jaunes orangées chargées en benzène et benzopyrène, mon supérieur me rappelait que je ne devais lui ramener que les chiffres les meilleurs. Quelques heures avant une visite d’inspection annoncée à l’avance, nous devions venir plus tôt le matin pour colmater un maximum de fuites » témoigne un technicien du site de Fos. C’est ici aussi qu’ont été mesurées des émanations excessives de dioxyde d’azote, un gaz rouge brun qui peut provoquer de graves infections respiratoires.
Bon, c’est vrai que pour ArcelorMittal, qui a distribué 11 milliards à ses actionnaires en 2023 (soit 22 fois le montant investi dans sa décarbonation), qui émet à lui seul autant de gaz à effet de serre que la Belgique, le bilan de la fabrication de 2000 torches en acier peut sembler une paille. Mais quand on y ajoute les produits dérivés, fausses torches en plastoc ou gonflables en vinyle et PVC issus de la pétrochimie, produits éphémères vite achetés, démodés et oubliés qui agrandiront le continent de plastique au milieu des océans, cela commence à peser…
D’or et de platine
Le trajet de la torche est une affaire de gros sous : les départements qui ont eu le « privilège » de l’accueillir ont dû s’acquitter d’un montant de 180 000 €, soulevant la contestation de ceux qui voient les services publics disparaître dans leur coin. Sinon, il est toujours possible de la voir à Paris : Patrick Weiten, président du Conseil départemental de la Moselle, a ainsi réglé sur fonds publics une note de 36 000 € d’hôtel dans le VIIe à Paris pour être « au plus près des compétitions ». Tony Estanguet, président du comité d’organisation des Jeux, aura lui perçu à ce titre 300 000 € net par an durant sept ans (voir « Les dispendieux du stade » dans Complément d’enquête du 28/3/24).
Mais l’un des grands gagnants de ces Jeux reste Lakshmi Mittal, président d’ArcelorMittal, donc. Les mauvaises langues ont qualifié son sponsoring des Jeux « d’opération d’écoblanchiment », sous prétexte que ce philanthrope a fait fortune en rachetant des entreprises en difficulté qu’il a « redressées » à grand renfort de compression de personnel et de « maîtrise des coûts salariaux ». Tout en offrant à son fils, dans le cœur de Londres, à Kensington Palace Gardens, une propriété de 144 millions d’euros, et à sa fille un pied-à-terre plus modeste de 86 millions d’euros. Une manière comme une autre de leur déclarer sa flamme, même si on aimerait qu’il fasse de même pour ses ouvriers…