LVMH : Deux mondes en un !

Longtemps, patrons et ouvriers ont vécu côte à côte, les uns dans leurs châteaux, les autres dans les taudis. Et la richesse des premiers suscitait la révolte des seconds. Puis ces deux univers se sont détachés. Pour mieux convaincre les jurés, notre Section Spéciale réunit ces deux mondes.

Publié le 27 mars 2013

Pourquoi ce silence, cet oubli ?
C’est la question qui a troublé notre Section Spéciale – et que ne manqueront pas d’évoquer les jurés du TMI. Comment se fait-il que, ici, à Flixecourt, ou dans le Val de Nièvre, les mémoires soient si bien endormies ? Qu’on recueille si peu de témoignages sur Bernard Arnault ? Que le maire et ses adjoints ne lui adressent pas une contribution de quelques milliards – sous peine de brûler son effigie ? Qui, par exemple, en découvrant dans Paris Match Delphine Arnault et « sa bague de fiançailles, un diamant taille émeraude », sa robe aux « 165 mètres d’Organza », aucun ancien salarié de Saint-Frères n’ait songé : « C’est avec notre sueur qu’ils s’offrent cet apparat. Sa toilette est éclaboussée de nos pleurs » ?

Du fait d’une rupture géographique, peut-être.
Dans son introduction à En famille, dont le récit se déroule à Flixecourt, Hector Malot décrivait la scène suivante en 1893 :

« Je ne voudrais pas refaire le tableau du patron qui rentre dans son château en l’opposant à celui de l’ouvrier qui rentre dans son pauvre garni, il se trouve dans ce roman. Car ce riche château dominant le village où grouille une misérable population ouvrière n’a point été inventé de chic, pour des phrases. Il existe, comme il en existe bien d’autres, de même qu’existent des taudis dont un propriétaire ne voudrait pas pour ses bestiaux. Et c’est parce que les choses sont souvent ainsi que je les ai peintes telles que je les ai vues : – le château au milieu de son parc, avec ses fleurs, son ameublement luxueux, ses serres, ses écuries, ses équipages, sa valetaille ; – le village ouvrier avec sa misère et sa saleté, ses cabarets empoisonneurs et sa débauche. » Et l’écrivain concluait : « Il faut n’avoir jamais passé quelques heures dans un village industriel pour accepter sans révolte la comparaison qui s’établit entre l’existence du patron et celle de l’ouvrier. »

Cette  « révolte », au siècle d’après,
Patrick l’éprouvait encore : « Les gens vivaient de peu. Ils faisaient leur jardin en sortant du boulot. C’était la misère, surtout que les habitants voyaient le pognon s’afficher : t’avais quand même quatre châteaux là-bas, le seigneur qui dominait. Puis le cimetière de Flixecourt, ça te rappelle l’empire Saint, cet énorme tombeau sur l’allée principale… Même là il fallait que la famille s’impose. A l’église, ah oui, Dieu est pour tout le monde et tout le merdier, mais y avait la place de la maison Saint, tout devant, encadré avec des grilles. Tu voyais la domination partout. » Lui a trimé, ensuite, sur la Zone industrielle, et ça a tout changé : « Quand je bossais chez Valeo, je ne connaissais pas le patron, on ne savait même pas où il était. Chez Saint Frères, tu voyais. Bien. »

La « révolte », aujourd’hui,
ne naît plus de cette évidence, visible, ostensible au quotidien. Riches et pauvres n’habitent plus le même lieu. Les uns se réservent des quartiers dans les grandes métropoles – Paris, Londres, Bruxelles –, disposent de villégiatures dans des zones protégées – la Côte d’Azur, les hauteurs de Marrakech, un chalet à Gstaad. Les autres sont relégués à la périphérie, dans les campagnes ou les banlieues, et s’ils aperçoivent l’opulence des nantis, ce n’est que subrepticement, par médias interposés, par l’image d’un yacht dans les eaux maltaises, par des sommes qui se chiffrent en milliards.
Une information noyée parmi mille autres.
Que les vaincus ne rattachent que confusément à leur propres privations.

À l’adresse du futur jury populaire, pour lui rendre le dossier plus sensible, nous avons donc effectué un collage de citations, de photos. Qui redonne son unité au monde. Qui réunit les victimes du carnage et le grand profiteur.

 

Fils de harki, Mourad a grandi à Flixecourt. Il se souvient :
« Chez Saint-Frères, mon père était payé au SMIC, 3 800 F par mois, et on vivait à douze là-dessus. Les yaourts, la tarte aux pommes, je ne connaissais pas. Les vêtements de classe, ils devaient durer toute l’année. Et encore, beaucoup se fournissaient à La Croix Rouge. Quand la crise est arrivée, l’usine a fermé, et on a couru à la mairie pour des bons d’alimentation. Il fallait quémander quasiment, s’agenouiller devant les secrétaires, fournir des justificatifs et des justifications, elles en redemandaient, refaire la queue… Toutes ces vexations pour 50, 100, 200 F. Les Restaurants du Cœur, tout le monde a vécu ça, sa file honteuse, ses plateaux-repas. Ça me révoltait : tant de sacrifices, déjà, et mon père qui doit sacrifier sa dignité aussi. »

Saint-Tropez.
Le PDG de LVMH aime s’y reposer l’été.
Peu amateur des folies estivales, il sort peu. Il préfère nettement la compagnie de ses voisins, Albert Frère en particulier, avec qui il joue au tennis.

Licenciée de chez Saint-Frères, Gilette fut recasée chez Parisot-Sièges de France… avant d’être à nouveau licenciée. Quant à son mari, il travaillait chez Peaudouce, également soldé par Bernard Arnault.

Elle : J’ai fait une dépression de quinze mois, j’ai été licenciée dans un plan, mon mari aussi…

Lui : J’étais chez Peaudouce, moi. Les couches. C’est parti aussi. Vous dire où, ça, je ne saurais pas. On a fait grève, pareil qu’eux, on a protesté, mais qu’est-ce que ça a changé ?

Elle : On a perdu notre maison, pis après ç’a été l’enfer. L’enfer. Quand les enfants me disaient, “le frigo il est ‘core vide”, eux ils ne veulent pas comprendre : fallait bien que je donne à manger à mes enfants. Je faisais un chèque, malgré que je n’avais pas d’argent. Même aujourd’hui, l’enfer continue…

(Gilette se mouche, les yeux qui se mouillent.)

Yquem. Un nom magique. Les 125 hectares de vignobles qui entourent le château servent à élaborer un vin exceptionnel. Bernard Arnault est devenu propriétaire au terme d’une longue bataille judiciaire avec la famille Lur-Saluces, qui le détenait depuis trois siècles.

Elle : Une fois, on est allés en vacances. Une fois, cinq jours à Quend Plage. Sinon, on a travaillé toute notre vie. Et on se retrouve avec quoi ? Rien. On n’a même plus une cuillère à café, à nous. On a remboursé notre dette, mais on ne vit plus chez nous, on habite chez notre fille, notre beau-fils. C’est pas facile. On se demande pourquoi on vit. A Noël dernier, d’ailleurs… (Silence.) On a failli… (Silence.) Enfin, je lui ai parlé de nous tuer, à mon mari.

(Soupirs. Lui écrase sa Gauloise dans le cendrier.)

Elle : Contre Parisot, j’ai de la haine. J’arrive pas à les encaisser, ces gens-là : être comme ça à la télé et voir ce que les ouvriers bavent derrière. Mais pourquoi ils partent ailleurs ? Pour profiter des pauvres malheureux, qui sont payés à combien ? On ne peut pas l’empêcher, ou on ne veut pas ?

 

Licenciée de chez ECCE, sous-traitant de LVMH, Éliane discute avec une ancienne collègue, partie lors d’une précédente vague.
« J’ai 46 ans, raconte Éliane. J’ai une petite fille en bas âge, et je ne sais pas ce que je vais pouvoir faire.
– Je suis trop vieille, moi, on me répond.  En quatre ans, j’ai fait une formation dans la vente, en alternance, et malgré ça, je n’ai rien trouvé dans les commerces ni le prêt à porter. J’ai juste fait 15 jours à ED à côté de chez moi, et y a déjà deux ans de ça. Je postule dans tout. Je me suis renseignée pour travailler dans l’Aisne. J’ai pris le bottin pour chercher des adresses et puis j’ai écrit. J’ai eu des réponses. Positives. Négatives. C’était pour travailler qu’une journée par semaine, mais moi travailler qu’une journée par semaine ça ne m’intéresse pas…
– Tu manges sept jours, remarque Éliane.
– Bah ouais bien sûr. Après je me suis déplacée dans le Pas-de-Calais,, mais c’est pareil, négatif. Tout est négatif, tout. Je me déplace aussi dans les magasins, j’essaie de voir le responsable, le directeur, c’est toujours négatif. Toujours négatif.
– On se demande si on a bien fait d’avoir des enfants », conclut Éliane.

 

Serge Klur et sa femme travaillaient chez ECCE, un sous-traitant de LVMH, à Poix-du-Nord (59). Jusqu’en 2007 : cette année-là, le premier groupe de luxe au monde a décidé de délocaliser en Pologne sa production de costumes Kenzo.
Lui : Le licenciement, ç’a été dur. On était à deux dans l’usine. Je touche 400 €, ma femme pareil, j’ai mon fils il gagne zéro. J’ai mon assurance de voiture à payer, mon assurance de maison à payer, mon assurance de feu, j’ai 900 € de mazout je sais pas comment je vais le payer, j’ai les eaux 300 €, les impôts locaux… J’ai plus de mutuelle. Faut que je répare ma voiture, 140 €, j’ai demandé à payer en deux fois, ils ne veulent pas.
Elle : L’électricité, pareil. J’ai demandé à payer en trois fois. Ils m’ont répondu qu’ils étaient pas une banque. On devait plus avoir de courant ni d’eau, mais on a encore réussi à nous débrouiller. Parce qu’il y a la maman à Serge qui nous aide derrière.
Lui : Heureusement que Maman est encore là. Mais je lui dois une bonne somme…
Elle : La maison devait être vendue à la bougie.
Lui : Je me suis esquinté à refaire la maison, le dos, tous les week-ends, parce qu’il n’y avait pas de salle d’eau, y avait pas les toilettes, j’ai remboursé mon prêt, on a eu du mal, parce qu’il y a eu des saisies de maisons… On doit vivre avec 4 € par jour, pour nous trois. C’est l’assistante sociale qui a calculé le budget.
Elle : Les banques, elles ne rigolent pas non plus. Elles nous ont pris 1 000 € d’agios, pour un chèque de 31 € qui n’est pas passé. Parce que Jérémie, il faisait du noir, mais il lui fallait du matériel, il lui fallait un bidon d’huile avec la tronçonneuse. On s’est dit pour 31 € ça va passer. Ça a fait mille euros de frais.

Lui : J’ai même pas fait Noël, cette année-ci. J’ai même pas fait nouvel an. J’ai mangé une tartine de fromage blanc. On a garni, on a mis nos jeux de lumière…

Elle : Mais y en a qui ont dit : “Ils ont pas d’argent, et ils mettent des lampions.”

Lui : J’ai monté ça pour me distraire, sinon je tourne en rond. (Silence.) Moi, j’ai eu un accident. Eh bien, pour finir, tu vois, j’aurais préféré mourir en accident que de voir la situation que je mène en ce moment-ci.

Elle : On n’est pas encore à la cour. Donc faut espérer, faut pas démoraliser.

 

À chaque licenciement, y a des gens qui y laissent leur peau. Y a des gens qui se suicident. Y a des gens qui appuient sur la boisson de plus en plus. Moi j’ai connu des gens à qui on voulait couper l’eau, l’électricité… ce sont les plus pauvres, qui se cachent le plus. Une fille, elle se chauffait au gaz. Elle n’avait plus d’argent pour remettre une bonbonne. Elle n’avait même pas de quoi se chauffer un repas. Elle me disait “les haricots verts des Restos du Cœur chauffés au micro-ondes, je n’en peux plus”. On est allés au Secours catholique, Dieu merci elle a retrouvé du boulot et elle en est sortie. Mais à ce moment-là, elle était au bord de la catastrophe.
Moi je me rappelle, Jean-Bernard Messiot, six mois après il était mort : y avait eu l’alcool, tout ça. Y en a qui paient un lourd tribut.

Retrouvez ici le début de l’enquête et les autres épisodes.

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