« L’honneur de la France »

A cause d’une série de viols, « l’honneur de la France serait engagé » en Centrafrique. Dixit le Président. Mais s’agit-il juste de « dérapages » commis par « quelques salopards » ? Ou plutôt d’une tradition, comme le relatent mes copains anciens paras ?

Publié le 14 octobre 2016

 » L’honneur de la France serait engagé « , s’émeut François Hollande depuis Washington. C’est que l’Unicef a recueilli le témoignage de 98 jeunes filles violées par des Casques bleus.  » On ne peut pas et je ne peux pas accepter qu’il y ait la moindre tache sur la réputation de nos armées, c’est-à-dire de la France. « 
Il y a deux ans déjà, Le Guardian publiait le rapport d’une employée de l’Onu, rapportant des viols commis par des militaires français sur des enfants de 9 à 13 ans. François Hollande menaçait alors de sanctions  » exemplaires « , il se montrerait  » implacable « . Depuis, aucun des soldats mis en cause n’est poursuivi par la justice.
Quel est le souci, pour de vrai ? Les abus sexuels, commis par  » quelques salopards «  ? Ou que des fragments de réel nous parviennent, comme des éclats, et ébrèchent le miroir si charmant de la com ?

 » Cruauté terrible « 

Mon copain Djouneïd, para à la retraite, m’en avait déjà causé, des  » opérations  » au Tchad, au Liban, en Centrafrique, et de toute la saloperie qu’elles charriaient. Mais Zoubir aussi, pour mon livre Quartier Nord :
 » Les blackies, tu verrais leur châssis… Y en a, des tellement jolies, tu peux contempler leur figure pendant des heures.  Avec les paras, tu sais, j’ai bourlingué en Afrique. Et qui dit Afrique dit Africain, tu me suis ? Et qui dit Africain dit Africaine. C’était bourré de prostituées autour du camp, et combien qui souffraient du SIDA ? Mais avec la chaleur, et avec elles, trop sexys, à te faire éjaculer un curé… d’ailleurs, notre aumônier, il niquait bien, dès qu’on le choppait on rigolait… et tu payais avec une pièce, une boîte de cassoulet, une misère. Imagine leur beauté à elles, walah, et en face la laideur des soldats, leur saloperie. C’était devenu un jeu : tous les matins, les gars se vantaient : ‘J’en ai cogné une, elle en a saigné, je lui ai enfoncé un machin…’, jusqu’à les estropier, et tous les matins la PMP…
– C’est quoi ?
– La Police militaire de la prévôté. Tous les matins, elle échouait dans ses ‘enquêtes’. Tu croisais des filles violées, battues, la face démolie par tous ces enfants de hyènes. C’étaient des ratonnades, mais comment on dit des ‘ratonnades’ pour les Noirs ? Et l’armée couvrait, je ne te mens pas. Les officiers détestaient les prostituées, à cause du SIDA…
– Mais vous portiez des capotes ?
– N’importe quoi. Quand la fille ne mouille pas, ça pète. Et après cinq ou six mecs d’affilée, elle s’en fout, elle écarte juste… Je voulais te raconter ça, parce que je l’ai vu, je l’ai vécu et jamais je ne l’entends à la télé. « 

On parle d’  » opération de pacification « , de  » déploiement de forces « , tous ces termes lisses pour des  » guerres propres «  masquent-ils le même bordel ? Expéditions patriotiques observées d’en haut, de très haut, à travers la lorgnette des états-majors, qui éclipse le point de vue du troufion Zoubir.
Sur place, on n’imagine pas la cruauté des Français. Pas les coopérants, eux sont vachement cools, des humanistes de première, mais ils ne comptent pour rien. A côté, t’avais les sous-offs, ils prenaient une charge et se transformaient en bêtes. Ils enfermaient des Africaines et des enfants dans des armoires, on les jetait par la fenêtre. Ils en rigolaient. Un jour, un garde-chien, il possédait un berger allemand d’une férocité terrible, il l’a lâché sur un mac, le molosse lui a arraché un morceau de bras, et le pire : personne n’a réagi. On trouvait ça normal. Des prostituées, même, on a découvert leur cadavre dans une décharge, et la PMP classait l’affaire.

 » Grâce à nos armées « 

 » Je veux saluer l’opération Sangaris sans laquelle la Centrafrique serait aujourd’hui un champ de ruines « , poursuivait François Hollande à Washington.  » Nos armées ont fait un travail remarquable en Centrafrique. Grâce à elles et grâce aux Nations unies, des massacres ont pu être évités, la sécurité a pu être rétablie et des élections ont pu se tenir de manière transparente et pluraliste « .
J’éprouve un écœurement.
Qui a fait de la Centrafrique un champ de ruines ?
Je voudrais ici, encore une fois, renvoyer au film The Ambassador, qui mériterait d’être projeté place de la République, dans les facs en grève, dans les consulats en lutte, à l’égal de Merci patron ! car, sur un autre thème, ce documentaire danois opère le même dévoilement. Le réalisateur Mads Brügger se fait nommer consul en Centrafrique et là, jouant les biznessmen, il s’adonne au trafic de diamants, corrompt des ministres, dévoile l’envers d’un fragile décor diplomatique. Au passage, notre Tintin scandinave croise un drôle de zigue, Guy-Jean Le Foll, ancien légionnaire, devenu mercenaire,  » chargé de mission auprès du chef de l’État [François Bozizé, en 2011], pour tout ce qui concerne la sécurité intérieure d’État, c’est-à-dire espionnage, contre-espionnage, ingérence, contre-ingérence « . Ce barbouze à la panse énorme délivre, en caméra cachée, une analyse géostratégique, moins enthousiaste que notre président sur le désintéressement tricolore :

Historiquement, la France considère la République Centrafricaine comme son livret de Caisse d’épargne. C’est-à-dire qu’elle pense, et elle croit que tout ce qui est dans le sous-sol est à elle. Et à personne d’autre. Dans le sous-sol, on a du cuivre, du fer, du manganèse, du cobalt, de l’uranium, du mercure rouge. Il y a tout ça. On sait où, mais à chaque fois qu’on demande une subvention, une aide ou quelque chose pour faire des phases d’exploitation, on a des problèmes.
– Comment font-ils ?
– Quand vous voulez empêcher quelqu’un de courir, on met un caillou dans sa chaussure. Si on veut empêcher un État de se développer, les ressources qu’il va utiliser pour courir après les rebelles, il ne pourra pas les utiliser pour se développer.  »
Un exemple récent :
 » Charles Massi était ministre d’État, et il a profité de sa position en tant que ministre d’État pour détourner l’argent de l’État, acheter des armes, et monter une rébellion, essayer de faire un coup d’état, avec l’aide de la France.

 » Le caillou dans la chaussure « 

La guerre civile, ou la rébellion, semble moins contenue qu’encouragée :
Y a deux avions français, un le matin et un le soir, qui survolent le territoire centrafricain, des avions d’observation militaire. Ça fait trois ans qu’on demande les relevés, on ne les obtient jamais. Ils survolent le territoire, prennent des photos, passent avec des détecteurs de chaleur, des détecteurs de mouvement. Ils savent qui voyage, mais ils ne nous le disent jamais.
La colonne qui a attaqué Birao avait 27 véhicules, partis de quatre cents kilomètres à l’intérieur du territoire soudanais, trois jours avant l’attaque. Les Français le savaient très bien, mais ils n’ont rien dit. Le caillou dans la chaussure.

Sans compter l’asile qu’on offre à des réfugiés politiques d’un genre particulier :
Les Français ont donné une très mauvaise habitude aux Centrafricains, qui est la corruption. Quand on attrape un ministre, ici, qui est corrompu, il obtient automatiquement un visa, un passeport, et une carte de séjour en France.

Par goût du canular, Mads Brüger souhaite monter une fabrique d’allumettes avec des pygmées – couverture à son trafic de diamants. Mais même pour ça, lui explique Le Foll, il risque de se heurter à la France :
99 % des allumettes qui sont vendues ici viennent du Cameroun. Le propriétaire réel de ce fabricant, c’est un Libanais qui a un passeport diplomatique français et qui travaille aussi en sous-main pour l’ex-société Seita française.
– Il va me faire des ennuis si je tente d’avoir mon usine ?
– Ça dépend de la volonté qu’il a de le faire.

Comme Mads Brüger s’adonne au tennis avec des diplomates, l’ambassadeur indien prévient son collègue danois :
 » Méfiez-vous de tous les consuls européens : ils rendent compte au consul de France.  »

Où serait l’honneur ?

Notre légionnaire, c’est pas un ange. Ni un expert en relations internationales. N’empêche, ça pue. En 1959, déjà, l’avion du premier président centrafricain, l’indépendantiste Barthélémy Boganda, tombait du ciel on ne sait pas trop pourquoi. Et depuis, d’un coup d’État au suivant, les dirigeants semblent souffrir d’une pas si étrange malédiction, avec l’ombre permanente de la France, de ses réseaux, de son armée. Alors quand, maintenant, avec la bénédiction de l’ONU et de François Hollande, nos militaires vont se muer en bons Samaritains, pour  » secourir  » les populations et leur épargner une  » guerre civile « ,  » une crise humanitaire  » que Paris a nourries depuis des décennies, qui peut y croire ?
Est-ce que  » l’honneur de la France  » ne réclamerait pas, avant tout, d’abord, d’établir le bilan de ces soixante années de Françafrique ? Plutôt que de se lancer dans des guerres à tout-va, déguisées en autant de missions démocratico-humanitaires…

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