Bébé secoué

C’est la faute à pas de chance ? Ou à des restrictions budgétaires ? Le drame, est-ce qu’il aurait pu être évité ?

Publié le 7 octobre 2016

 » Ca fait trois drames, trois, en combien ? Pas longtemps. « 
Thierry est éduc’, à Brive-la-Gaillarde, dans une asso d’aide sociale à l’enfance.
Il en a  » marre « , qu’il dit, mais on peine à le croire tant il énonce ça calmement. Il n’en  » dort plus « , des fois, sa collègue non plus, culpabilise, se demande où il a  » merdé « .

C’est quoi, votre dernier cas ?
– C’est un bébé, un bébé de trois mois. Il a une jeune mère, de quinze ans, et donc ils logent chez la grand-mère, la quarantaine, qui vient aussi d’avoir deux jumeaux, et chez cette dame, il y a beaucoup beaucoup de passage. Les gens viennent, ils rentrent, ils sortent, le bébé est posé là, avec le chien autour, on ignore qui s’en occupe. Et donc nous, on estimait qu’il y avait un danger ambiant, pas avéré, sans malveillance, mais on ne sait pas, un oubli, une chute. On préconisait de placer la mère et l’enfant dans un centre maternel, et notre chef de service était d’accord. On passe devant le Conseil Départemental, la Commission des affaires préoccupantes, un psy, un médecin PMI, etc., mais eux, ça ne les préoccupait pas : si on devait placer tous les enfants avec un souci, ils nous disent… Mais enfin, ils n’émettent qu’un avis. Donc, on retourne défendre notre dossier devant la juge : ‘Le centre maternel permettra de mieux approfondir le lien mère fille’, mais on n’a pas su être convaincant, parce que la juge ne nous a pas suivis. C’est intéressant aussi, un juge qui refuse, parce que les éducs, on n’est pas le bon Dieu, omniscient omnipotent…
Enfin bref.
Dix jours plus tard, le jeudi matin, je reçois un appel de la grand-mère : ‘Le bébé est entre la vie et la mort’. Elle nous raconte qu’elle ne sait pas comment c’est arrivé, la maman et elle faisaient des courses au supermarché, le bébé était resté avec le copain du moment de la gamine, un gamin de dix-sept ans, et donc comme le bébé était enrhumé, il pleurait il pleurait il pleurait. Il a appelé la grand-mère, vers 11 h 30 : ‘Je n’arrive pas à le calmer’. Et finalement, sa version, en lui donnant à manger, le petit se serait étranglé…
On file tout de suite sur Limoges, à l’hôpital, où une blouse blanche nous dit que le bébé a des hématomes, internes, qu’il pourrait mourir dans les heures qui suivent. Puis on court à la police, où la mère est entendue. Là, on ramène la grand-mère en voiture, et elle nous apprend que le jeune prenait des médicaments pour se calmer, pour apaiser sa violence. Je l’accuse pas, ce jeune, ça te casse les nerfs, un bébé qui hurle, et il suffit d’un geste, tac tac, une fois, le cerveau est secoué, il passe d’avant en arrière et c’est fini.
Là, t’en fais des nuits blanches. Parce que c’est de ta faute. T’es supposé éviter ça, justement. C’est ton boulot. On a eu une grande réunion, au Département, où ils nous ont dit : ‘Il ne faut pas se sentir responsable’, d’accord, mais quand c’est le troisième drame comme ça ?
– Mais il aurait fallu quoi, là ?
– Si tu veux, le refrain, maintenant, c’est de ‘travailler la parentalité’, au lieu de retirer les gamins. Je suis d’accord, ça a du bien. Mais des fois, on devrait juste songer à l’urgence, la protection de l’enfance.
On nous recommande le ‘placement éducatif à domicile’, ils appellent ça. Comme si, placer les enfants en foyer, ça ne nous serrait pas le ventre, comme si on y réfléchissait pas la nuit. Mais cette politique, avec ces jolis mots, avec ces beaux discours, elle a aussi des raisons budgétaires. Des centres ont fermé, il n’existe plus rien en lieu de vie parents-enfants, on manque de places en famille d’accueil… Le prix d’une journée en foyer d’accueil, 300 € je crois, on te le sort à tous les colloques… Donc après, on te sort du ‘travailler la parentalité’, du ‘placement éducatif à domicile’, mais ça masque aussi les économies.
– Et il est décédé, le bébé ?
– Non, pas cette fois. Mais il restera handicapé à vie.
– Pourquoi tu dis ‘cette fois’ ?
– Parce que, l’année d’avant, on avait eu un bébé secoué. Cette fois, il était mort.  »

Ca me rappelle Monsieur Rabi.
Un copain à moi, la soixantaine, président d’une association de harkis, complètement pété du casque, turfiste, picoleux, rigolard, qui t’embrouille, qui t’emmène dans d’improbables aventures. Mais alors, comme père, vous imaginez le topo ? Son fils Kader, même pas trente, le crâne rasé, se baladait avec une canne, se prenant pour un vieillard prématuré. Et son autre fils, Nabil, que je connaissais moins, se lançait dans huit heures de monologues psychotiques, préconisant des bombes des bombes des bombes. Manifestement, le papa leur avait légué quelques traits, qui s’étaient aggravés…
Et un dimanche après-midi, à un couscous :  » Tiens, François, il me lance, je te présente mes filles.  » Qu’il avait des filles, je l’ignorais. Je salue les nanas, vingt-cinq vingt-six ans, et je m’attends à nouveau à des spécimens, chacune sur leur planète, le dialogue impossible. Mais non, au contraire. Les pieds bien sur terre, elles. Infirmière pour l’une, aide-soignante pour l’autre. Et je discute normalement, de l’hôpital, de leurs salaires, de leurs congés, avec ces personnes normales, et ça m’étonne, moi, leur normalité.
Un mystère.
Mais voilà qu’elles me racontent leur enfance, le retrait, très jeunes, à leur père, le placement en famille d’accueil.
Je comprends, alors.
C’est cette décision initiale, douloureuse sans doute, problématique, dans les cris et les larmes, mais c’est cette décision, cet  » investissement « , qui a porté ses fruits au fil des années.

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