
» Nan mais t’as pas lu Les Raisins de la colère !!!!???? «
Par courriel, Jonathan a postulé pour écrire dans Fakir.
Ses diplômes sont en ordre.
Son CV bien chargé.
Mais Jonathan n’a pas lu les Raisins de la colère !!!!????
Recalé.
Lecture obligatoire.
Impératif professionnel.
Dans notre voix, on met assez de points d’interrogation et d’exclamation pour que, au plus intime de lui-même, il ressente cette honte et corrige au plus vite cette aberration. Devant sa déchéance, cependant, nous nous montrons bons princes : « Ah, quelle chance de n’avoir pas encore dévoré ce chef d’œuvre ! Comment passer de meilleures vacances ? Bien mieux encore que sous une yourte en Mongolie ! Encore mieux même qu’au camping Les Galets à Cayeux-sur-Mer ! Le bouquin de Steinbeck va t’offrir un grand bol d’air ! Et quel roman, depuis un siècle, offre un regard aussi percutant sur l’économie, l’écologie aussi, et surtout l’âme humaine ? «
Je ne sais pas trop quelles pages choisir pour leur donner envie, aux incultes veinards.
A vrai dire, si, je sais.
C’est la dernière.
La 639e.
C’est une page stupéfiante : déjà, dans les chapitres qui précèdent, vous avez le cœur qui bat la chamade, de chagrin et de révolte, ça vous emporte d’un lyrisme tranquille, tellement de bonheur triste que les mots, vous avez l’impression, ils vous glissent dans la bouche, ils vous coulent dans les veines, ils vous crépitent dans le cerveau.
Le temps suspend son vol.
On vit pour des instants comme ça, aussi plein d’émotion, mais qui sont rares, si rares, alors vous voudriez faire une pause, là, le goûter lentement ce moment, mais non, rien à faire, vous êtes emportés par les phrases, qui défilent trop vite, comme un torrent.
C’est la fin.
Les dernières lignes approchent.
Ça vous déprime d’avance, de quitter ce bouquin, mais voilà que Steinbeck vous porte un ultime coup à l’estomac, le plus formidable, le plus colossal, le plus anti-déprimant, qui vous retourne tout et vous ramène à la vie.
On croyait atteindre un sommet, et voilà qu’on découvre un autre sommet ! Un au-delà après l’au-delà !

Mais bon, les copains m’ont interdit : j’ai pas le droit de vous gâcher la fin et le plaisir.
Alors, c’est Vincent qui a choisi et recopié, plutôt vers le début (pas le tout début qui, je vous préviens, est un peu obscur, il faut passer le cap). On en est au chapitre où les petits fermiers, endettés auprès des banques, se font expulser et raser leurs maisons :
Les tracteurs arrivaient sur les routes, pénétraient dans les champs, grands reptiles qui se mouvaient comme des insectes, avec la force incroyable des insectes. Ils rampaient sur le sol, traçaient la piste sur laquelle ils roulaient et qu’ils reprenaient. (…)
L’homme assis sur son siège n’avait pas l’apparence humaine ; gants, lunettes, masque en caoutchouc sur le nez et la bouche, il faisait partie du monstre, un robot sur son siège. (…) Un coup de volant aurait pu faire dévier la chenille, mais les mains du conducteur ne pouvaient pas tourner parce que le monstre qui avait construit le tracteur, le monstre qui avait lâché le tracteur en liberté avait trouvé le moyen de pénétrer dans les mains du conducteur, dans son cerveau, dans ses muscles, lui avait bouché les yeux avec des lunettes, avait paralysé son esprit, avait muselé sa langue, avait paralysé ses perceptions, avait muselé ses protestations. Il ne pouvait pas voir la terre telle qu’elle était, il ne pouvait pas sentir ce que sentait la terre ; ses pieds ne pouvaient pas fouler les mottes ni sentir la chaleur, la puissance de la terre. Il était assis sur un siège de fer, les pieds sur des pédales de fer. (…) Il n’aimait pas plus la terre que la banque n’aimait la terre. (…)

Parfois, vers midi, le conducteur du tracteur s’arrêtait devant une métairie et s’apprêtait à déjeuner : sandwiches enveloppés dans du papier glacé, pain blanc, cornichons, fromage, morceau de tarte. (…)
Au bout d’un moment le métayer venait s’accroupir dans l’ombre du tracteur :
– Tiens, mais t’es le fils à Joe Davis !
– Mais oui, disait le conducteur.
– Pourquoi que tu fais ça, pourquoi que tu travailles contres les tiens ?
– Trois dollars par jour. J’en avais plein le dos de faire des bassesses pour ma croûte – sans l’obtenir. J’ai une femme et des gosses. Faut bien qu’on mange. Trois dollars par jour et ils rappliquent tous les jours.
– C’est vrai, disait le métayer, mais pour tes trois dollars par jour, y a quinze ou vingt familles qu’ont plus rien à manger. Ça fait près de cent personnes qui sont obligées de s’en aller courir les routes pour tes trois dollars par jour. C’est-il juste ?
Et le conducteur répondait :
– J’peux pas m’arrêter à penser à ça. Faut que je pense à mes gosses. (…)
– Près de cent personnes sur les routes à cause de tes trois dollars. Où irons-nous?
– A propos, disait le conducteur, vaudrait autant pas tarder à partir. J’vais passer à travers votre cour, après dîner.
– T’as comblé le puits, ce matin.
– Je sais. Fallait que j’aille en ligne droite. Mais je vais passer par votre cour après dîner. Faut que j’aille en ligne droite. Et… oh! puisque vous connaissez mon père, Joe Davis, je peux bien vous le dire. J’ai des ordres au cas où les familles ne sont pas parties… si j’ai un accident. Vous savez si je passe un peu trop près de la maison et que je l’accroche un peu… eh bien, j’peux me faire un ou deux dollars. Et mon petit dernier a encore jamais eu de souliers.
– J’l’ai bâtie de mes propres mains. J’ai redressé des vieux clous pour faire tenir la toiture. Les chevrons sont fixés aux entraits avec du fil de fer. Elle est à moi. C’est moi qui l’ai faite. Essaie de la renverser et tu me trouveras à la fenêtre avec un fusil. Essaie seulement de t’approcher trop près et je te descends comme un lapin.
– Ce n’est pas moi. J’y peux rien. Je me ferai renvoyer si je ne le fais pas. Et puis après, mettons que vous me tiriez un coup de fusil et que je sois tué. On vous pendra et bien avant de vous pendre y aura un type qui s’amènera sur le tracteur et il foutra votre maison par terre. Vous ne tuez pas le type qu’il faut.
– C’est juste, disait le métayer. Qui te donne tes ordres? J’irai le trouver. C’est lui qu’est à tuer.
– Pas du tout. Il reçoit ses ordres de la banque. C’est la banque qui lui dit: ‘‘Foutez ces gens dehors, sans quoi c’est vous qui partez. »
– Elle a bien un président cette banque, et un conseil d’administration. J’remplirai mon barillet et j’irai à la banque.
Le conducteur répondait :

_ – Un type me disait que la banque reçoit ses consignes de l’Est. Les consignes était : ‘‘Faites produire la terre, sans quoi nous vous faisons fermer. »
– Mais où ça s’arrête-t-il ? Qui pouvons-nous tuer ? J’ai pas envie de mourir de faim avant d’avoir tué celui qui m’affame.
– J’sais pas. Peut-être bien qu’il n’y a personne à tuer. Il ne s’agit peut-être pas d’hommes. Comme vous dites, c’est peut-être la propriété qui est en cause. En tout cas je vous ai dit ce que je devais faire.
– Faut que je réfléchisse, disait le métayer. Faut qu’on réfléchisse tous. Y a sûrement moyen d’arrêter ça. C’est pas comme le tonnerre ou les tremblements de terre. Y a là quelque chose de mauvais qu’a été fait par les hommes et faudra bien que ça change, nom de Dieu ! (…)
Les propriétaires terriens venaient sur leurs terres ou, le plus souvent, c’étaient les représentants des propriétaires qui venaient :
– Nous sommes désolés. Ce n’est pas nous. C’est le monstre. Une banque n’est pas comme un homme.
– Oui, mais la banque n’est faite que d’hommes.
– Non, c’est là que vous faites erreur… complètement. La banque ce n’est pas la même chose que les hommes. Il se trouve que chaque homme dans une banque hait ce que la banque fait, et cependant la banque le fait. La banque est plus que les hommes, je vous le dis. C’est le monstre. C’est les hommes qui l’ont créé, mais ils sont incapables de le diriger.